Comme à l'issue d'une traversée en soi sans issue — exit out from the best intensification.

À E. & M.

 

Que mes proches se rassurent : je ne prends aucune drogue. Je ne bois plus d'alcool (étonnement, l'on appelle cela « être sobre », dans le milieu des alcooliques, anonymes ou non) depuis bientôt deux ans, je ne mange plus de viande depuis plus de deux ans, je ne prends plus aucun médicament (je vivais avec une addiction au Valium Roche sous solution liquide, durant six ans, depuis bien avant notre départ pour le Canada) ; en somme : je suis tout à fait bien-portant. Si l'été m'a privé de l'activité sportive à laquelle je m'astreignais chaque matin depuis la fin décembre 2024, je n'en suis pourtant pas moins tout à fait bien-portant. Je mange de façon équilibrée, et je bois beaucoup d'eau. Il me semble que le rythme de mes plublications universitaires témoigne de cette dynamique extrêmement rigoureuse sinon même efficace.

 

Et cependant, je suis en descente de drogue et je ressens tour à tour l'angoisse, la frustration, l'impatience, la colère, le dépit, la volonté de replonger en savourant les morsures délicieuses de l'addiction qui est la mienne : le sexe. Pour différentes raisons, j'ai passé quelques jours dans un épanchement quasi-total de mes besoins, tout à la fois dans sa forme intellectualisée et dans sa forme triviale — disons même bestiale, avec la jubilation supplémentaire de savoir ma bestialité fascinante pour celleux qui participaient des conditions de possibilité de nos performances. La forme et le fond s'harmonisaient dans une double pratique — une du jour, calme et indirecte ; une du soir, plus féroce et semi-directe, moyennant de longues phases de verbalisations réflexives avant quelque explosion dans une puissance bruyante et enivrante. 

 

Je suis donc dans un état de frustration libidinale qui sape toute méthode et toute faculté de prise de distance dans les autres problèmes que nous traversons — car nous traversons continuellement des problèmes depuis que Camille et moi vivons ensemble. Nous purifions notre insertion au monde (notre Dasein) avec une radicalité qui est sans conteste possible, parce que nous ne pouvons nous permettre de nous ralentir sur l'accélération continue de notre ligne dans le ciel. La liste, depuis le début de notre couple, est infinie, et mériterait que nous nous fendions de prétendre fictifs les récits de leurs descriptions, tant ils paraîtraient absurdes, excessifs et peu crédibles — du moins nous contesterait-on la légitimité de les faire passer sous le sceau de ce qu'il est commun de considérer comme de l'ordre de la réalité. Et l'on nous dirait sans doute que nous pleurnichons. Et cependant, c'est une sorte d'opiniâtreté qui nous permet de finir par toujours avoir raison dans tout conflit, quel qu'en doive être le prix. Nous vivons en fait sans tressaillir, sans rien concéder ni des intentions de notre trajectoires ni de la fermeté de nos décisions, de sorte que tous les pas que nous posons vont dans la direction que nous nous sommes fixée il y a longtemps. Nous avançons, et qui s'effraie au contact de nos certitudes — de notre vision — sera laissé derrière nous, et je répète : peu importe le prix que nous devons en payer. Nous avions un projet : devenir citoyens canadiens, élever nos enfants à la dignité d'une double-citoyenneté, devenir des universitaires respecté·e·s en philosophie de la conscience, enseigner, s'aimer avec autant de simplicité que de pureté, et ne jamais tolérer que quoi que ce soit ni qui que ce soit se mette en travers de notre ambition. Nous voulons être heureu·x·ses et élever nos enfants dans cette faculté au bonheur, avec la vigilance d'une auto-exigence qui leur permette de faire face à toute chose dans le monde — c'est-à-dire en eux-mêmes. 

 

Nous voulons être ces parents extrêmement bienveillants et prêts à accueillir tout ce dont nos enfants estimeront qu'ils doivent nous parler, en cherchant, toujours, à les accompagner, à les pousser du bout de nos bras dans la direction qu'ils décideront de faire leur. Car nos enfants passent avant nous, même s'ils décident de faire quelque chose dont nous estimerions que cela bafoue ce que nous aurions tenté de leur transmettre. Peut-être, en définitive, que notre jugement ne sera plus adapté aux conditions de ce monde et qu'ils sauront mieux que nous ce qui est mieux pour eux. Ce n'est pas le cas aujourd'hui, puisqu'ils ont huit et trois ans. Nous ne sommes pas omniscients et ils finiront par être bien plus adaptés au monde que nous ne le serons — c'est la définition même de la relation parent-enfant : « nous devons tout à nos enfants, rien à nos parents ». Nous sommes assujettis à nos enfants et nous ne pouvons pas accepter une autre suzeraineté. Lorsqu'ils seront adultes et qu'ils sauront ce qu'ils veulent, s'ils décident que ce qu'ils veulent est différent de ce que nous leur offrons, alors nous nous adapterons pour nous maintenir dans ce qu'ils veulent. Peut-être leur parlerai-je de mon addiction, si celle-ci est génétique — je savais que mon autisme risquait de se transmettre , ce que j'ignore encore. Je souhaite qu'ils aient suffisamment d'aisance pour m'en parler un jour si cela devait leur paraître pertinent.

 

Nous traversons donc un nouveau type de difficultés, auquel nous ne nous attendions pas et qui vient me prendre par le flanc en un moment où je ne suis plus en état de toute-puissance (fait extrêmement rare, j'en parlais lorsque j'écrivais sur Carcassonne, qui m'a considérablement affaibli). Et, une fois la surprise passée, il nous faut mesurer l'ensemble des conséquences de ce nouveau type, comprendre ce que nous pouvons faire avec ce qui subsiste dans l’enchevêtrement des ruines de nos espérances passées (ces espérances concernaient la sécurité matérielle de nos enfants, que nous pensions en voie de devenir définitive), et repartir, en traversant l'immense vague scélérate que nous avons ainsi prise dans le côté, alors que nous ne nous méfiions pas du tout. Mon addiction me permet le reste du temps de polariser mon hyperactivité libidinale dans des efforts de concentration extrêmement importants, me permettant de jouir d'une férocité minutieuse et implacable. Or là, tandis que je viens de faire l'expérience heureuse d'un usage strictement conforme (le terme exact serait : « idoine ») à la triple-nature (Satan Trismégiste) de la plurivalence libidinale qui est la mienne (dominandisciendi et scientendi), je me découvre en situation de ne plus trouver de sens à l'usage qui était le mien, sous le régime de la conversion. Pourquoi revenir à la dévotion purement spirituelle et sublime qui était la mienne ? Je songe alors aux émotions des moines savants qui jugulent tout ce qui les excite en ce monde afin de pouvoir ployer du regard dans une génuflexion devant l'autel du savoir (qu'ils aient appelé cela Dieu ou philosophie). Ont-ils goûté à l'ivresse de leur surpuissance dans quelque orgie avant de venir se recueillir dans leur cellule, au chevet de quelque sublime et profond manuscrit ? Je me sens tout à coup la lamentable et pitoyable redite d'un mauvais Thomas d'Aquin — mais je ne jette aucun encrier à la face d'un diable qui serait venu, puisque, pour ma part, je lui ai ouvert les bras, comme jadis les poètes décadents firent venir en eux la fée verte et l'onctuosité messagère de la Syphilis. 

 

Je vis directement au goulot de cette ivresse qui mêle BDSM aux jeux de rôles avec l'intellectualisme qui me caractérise. Que je sois un Maître n'est pas vraiment un secret — que je me sois découvert méta-dominant dans une occasion me permettant d'aider un couple d'ami·e·s extrêmement proches, en tout cas, que j'aime énormément, est pour moi une découverte. Nous avions fait depuis longtemps le projet d'avoir quelques soirées extraverties, je n'envisageais pas l'impact qu'allait avoir sur moi le fait d'avoir à ce point charge d'âmes, entre performance sexologique, thérapeutique, dominatrice, affective et pédagogique. J'étais le chef d'orchestre, le compositeur et l'un des musiciens que toustes admirent, que toustes veulent suivre et dont toustes veulent obtenir la considération. Je me retrouve plein d'angoisses maintenant qu'iels sont parti·e·s. Déjà : je me sens en manque comme quand quelqu'un·e que l'on aime extrêmement fort (de façon déraisonnable) est parti·e. En outre, le motif de l'intensification est parti avec elleux — et d'ailleurs Camille exprime le même désemparement, la même vacuité du quotidien ; vacuité compensée hier par le fait de leur acheter des choses que nous laisserons chez elleux après notre départ (iels sont en vacances ailleurs et nous ont laissé leur appartement à Paris, nous sauvant la mise) et dont nous pouvons rêver aux effets qu'elles auront sur elleux. Alors Camille rumine ce nouveau type de problèmes et il lui coupe, elle aussi, l'élan sous le pied. Mais nous ne pouvons pas répéter l'opération de cadeaux à l'infini, la manne financière étant une réalité parfaitement finie — hélas. Je pense que si nous n'avions pas d'épreuve à traverser, les choses seraient plus faciles à gérer et nous pourrions compenser sans difficulté la redescente hors de mon addiction. Je dis alternativement « mon » et « nous » car, quoiqu'elle ne communique pas, ou qu'elle ne communique que fort peu, Camille exprime le même désemparement. 

 

Je suis donc en état de grande vulnérabilité émotionnelle et intellectuelle. Lire les cours de Husserl me fait du bien. Alors je me pose une question, qui procède directement du reste de mes décisions, toutes homogènes, dans le fil de mon existence : faut-il systématiquement rejeter les occasions d'intensification, en vertu de la différence d'intensification, avec le retour nécessaire à une quotidienneté ordinaire, qui est extrêmement douloureux, et qui rend toute épreuve, le moindre nid-de-poule sur la route, extrêmement douloureuse. Je souffre d'une addiction indépassable et, si je ne lui donne aucune prise, je sais que je ne peux pas fonctionner, même dans mes fonctions les plus primaires et les plus simples. Plus rien n'a de goût. Regarder mes enfants m'aide. Mais je ne comprends pas pourquoi je me lève le matin. Lire Husserl ? Préparer mes prochains articles ? Faire des dossiers de post-docs ? Chercher une charge d'enseignement à Montréal ou ailleurs ? Écrire un autre livre, roman ou essai ? Faire l'expérience du milieu BDSM de Montréal ? Assister, avec un héroïsme incommensurable, l'éveil lent mais puissant, de mes deux fils dans ce monde lamentable, et tâcher, de toutes mes forces, de les protéger, même quand je suis trahi dans cette tâche ? Je ne ferai plus jamais confiance à personne d'autre que Camille et moi pour y parvenir.

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