Le cauchemar de Cassandre.

À E. et M.,
avec toute l'infinité de mon affection. 
 
 
 
Peut-on vivre sans être en constante rétrospective ? Est-il possible d'avancer dans l'existence sans penser les conditions de notre existentialité ?
 
Je songe à cela tandis que ma trajectoire percute d'autres trajectoires, parfois, hélas, en blessant, d'autres fois en élevant — mais s'agit-il d'une faute lorsque ces autres trajectoires sont blessées par une responsabilité qu'elles sont encouragées, intérieurement, à me donner, fourmillant d'un nouvel horizon d'attente·s à mon contact ? Suis-je fautif — du genre à devoir aller dans quelque cagibis ânonner quelque chose comme : « Pardonnez-moi, mon Père, car j'ai pêché... » Est-ce une faute ? Est-ce un péché d'orgueil que de donner à celleux qui m'entourent ce dont iels pressentent avoir besoin (parfois très confusément) alors que je traverse leur·s trajectoire·s ? Car c'est excessivement dangereux. Pour moi, bien sûr, je prends systématiquement le risque d'être aliéné socialement et, in fine, rejeté, condamné, mis au ban (id est: banni), et donc blessé parce que je ne suis pas invincible sur le plan de l'émotivité. Mais aussi pour elleux car je deviens l'origine et le support d'énoncés qu'iels n'avaient pas véritablement envie d'entendre ou de vivre. Alors, bien entendu, ce n'est pas juste : iels ont besoin d'entendre ou de vivre ce que j'ai à leur dire ou à leur proposer de vivre, puisque sans cela, nous n'atteindrions pas les conditions de l'énonciation de ce sur quoi iels prétendent vouloir rester aveugle, tout en attendant de moi que je les y confronte et les rassure dans le même geste. Quelle responsabilité ! Je ne suis que celui qui ouvre les portes intérieures et, si ces portes n'existaient pas déjà, je ne pourrais certainement pas les désigner comme ouvrables (mais, elles sont le plus souvent : déjà grandes ouvertes). Je ne suis pas la porte qui s'ouvre, mais celui qui valide le fait que cette porte ou ces portes existe·nt. De là que je ne suscite rien, mais que c'est que : ce que je mobilise en elleux s'éveille au frémissement de mon contact psychique et reçoit avec gratitude la possibilité de s'étendre dessous (ou par-dessus) les voûtes des sous-jacements de leurs êtres. Ce titan fondamental, venu des fonds de leurs enfances respectives et de leur commune volonté de regarder dans la même direction, s'étire et me sourit, ravi de tomber nez-à-nez avec moi. Si je les encourage à franchir ces seuils qui recouvrent parfois des béances et des impatiences ontiques fondamentales, je m'incarne dans toute la menace derrière l'hésitation et, bientôt, je me confonds avec la crainte, de sorte qu'iels finissent souvent par reprocher le message au messager.
 
Je préférerais parfois être une espèce de monstre inverse : béni par mon aveuglement, d'une part mais, surtout, par le fait de ne rien éveiller chez les gens qui croisent dans des eaux proches des miennes. En somme, je voudrais souvent que les gens ne ressentent aucun besoin, aucune envie d'aspirer cet air rare à grandes goulées (et je me demande parfois si ce n'est pas cela que je suis : le besoin de ce rapport survivant à la respiration, plus lourd et plus vertigineux que n'importe quel support d'espérance transcendante), et qu'iels ne puissent pas finir par m'en vouloir en bouleversant leurs certitudes internes — mais il ne s'agit pas de certitudes, il s'agit seulement de choix qu'iels ont fait sans en avoir encore compris la justification. 
 
 

Neo: Vous savez déjà que je vais le prendre ? 

 

L’Oracle: Je ferais un piètre Oracle dans le cas contraire. 

 

Neo: Mais si vous le savez déjà. Qu'est-ce qui me reste comme choix? 

 

L’Oracle: Mais, tu n'es pas venu ici faire ce choix, tu l'a déjà fait. Tu es ici pour essayer de comprendre pourquoi tu l’as fait. Je croyais que tu l'avais comprit depuis longtemps. 

 

Neo prend le bonbon

 

Neo: Pourquoi êtes-vous ici? 

 

L'oracle mange le bonbon

 

L’Oracle: La même raison. J'adore les bonbons. 

 

Neo: Mais pourquoi nous aider? 

 

L’Oracle: Nous avons tous un rôle. Et chacun de nous doit jouer ce rôle. Une seule chose m'intéresse, l'avenir. Un point c'est tout. Et tu peux me croire, je le sais. Si nous devons y arriver, ça sera ensemble. 

 

Il me faut donc avancer dans une réalité qui précède la réalité — et parfois de façon significative — de celleux qui me demandent de vivre à leur contact. Encore qu'il ne s'agisse pas de celleux qui me demandent de vivre que de celleux auprès de qui je choisis de vivre. Autrement dit : je n'accepte que très rarement de coïncider avec ce qu'on peut attendre de moi. Je m'auto-convertis de la sorte en une espèce de programme hyper-opérant, comme un appui, un recours, mais qui, comme je l'écrivais à l'instant, prend le risque d'être condamné pour le message qu'il soutient. Et le contenu de ce périlleux message, je ne choisis pas de le porter : je choisis certes ma disponibilité à le porter, mais ce n'est pas moi qui détermine le détail de ce qui le constitue. Je ne suggère rien, je viens lorsqu'on m'appelle et je décris strictement ce que je trouve. J'aide un peu à fouiller le sens (le mot cardinal ici est : « sens » ; celui que l'on se donne, celui que l'on construit en se constituant soi-même dans le rapport au monde) mais je ne suscite rien, je ne me mêle pas du recouvrement des opérations dont le travail procède. J'ai appris à me tenir à l'écart et à ne pas parasiter de ma subjectivité ce qui s'exprime dans ce besoin de recourir à la computation que j'assiste de ma faculté déductivo-analytique. En définitive, je suis souvent pulvérisé parce que leur reflet dans le miroir en quoi je me transmute est trop douloureux pour elleux à confronter sans ciller  l'expression adéquate pourrait être l'inélégante formule « jeter le bébé avec l'eau du bain », mais je préférerais que ce soit « Pardonnez-moi, mon Maître, car j'ai pêché... » car, en définitive, que j'aie l'autorité cléricale pour moi, ou que je sois une sorte de monstre flottant dans l'asphalte d'un réel interne, il ne s'agit jamais que de cela. Je sais rentrer dans la tête des gens et je m'y installe avec une acuité redoutable.

 

Parfois, les gens devraient craindre leurs propres prières  tant il m'est difficile de ne pas aller au bout des choses. 

 

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