Dialogue au parc [21 juillet 2021].
Dialogue au parc
— Ne te retourne pas, non, reste tourné vers le lac, continue de contempler les gens, et la lumière sur l’eau.
— Cette voix…
— Oui, c’est précisément la raison pour laquelle tu ne dois pas te retourner. Si tu me regardes, je disparais. C’est comme ça.
— …
— Comment vas-tu, jeune homme ?
— … un peu difficile depuis que tu es décédé. Et je manie l’art de la litote.
— Oh, mon grand, il ne faut pas. Tu as de belles choses à vivre et de beaux moments à partager avec ton propre fils, et Camille, aussi.
— Tu auras à peine rencontré mon fils, il était si jeune.
— Je suis en toi ; ne me l’as-tu pas écrit ? Et tu seras en lui à chaque fois que je sera en toi, nous nous superposons les uns aux autres.
— Je ne sais pas ce que je vais devenir, tu sais. Je fais de gros effort pour ne pas m’effondrer en larmes à chaque détour de la ville.
— Une très jolie ville, d’ailleurs.
— Oui.
— Est-ce que tu l’aimes ?
— Oui. Beaucoup. Elle est très différente de tout ce que tu as connu, mais ça reste une ville d’êtres humains, occidentaux.
— Tu vas te relancer dans la critique politique ? Même maintenant ?
— Non.
— Alors, ta nouvelle patrie te plaît-elle ?
— Ce n’est pas encore ma patrie.
— Mais si, dans ton cœur, tu es déjà canadien, n’est-ce pas ?
— Ça ne suffit pas pour que l’administration me l’accorde. Du moins pas aussi simplement. Mais nous allons tout faire en ce sens, oui. J’aime cette ville, mais je préfère lorsqu’il y a plus de forêt, de lacs, d’animaux. C’est ce que j’entendais par « ville d’être humains ».
— Comment vont tes projets ?
— Je ne sais pas, tout est un peu perdu, dans ma tête. Je ne m’attendais pas à ce que ton absence devienne aussi massive et que mon univers entier soit aspiré par elle.
— Ce n’est pas un bon plan, ça. Tu dois laisser les morts où ils sont, et vivre ta vie, promettre à ton fils ce dont il a besoin.
— Dit-il…
— Oh, je t’en prie. Tu n’es plus un enfant.
— …
— Tu seras toujours mon cinquième enfant, mais tu n’es plus un enfant. Tu as le devoir d’enjamber mon cadavre.
— Super.
— Parle-moi de cette nouvelle vie pour laquelle vous êtes partis.
— Elle est difficile par bien des aspects, mais gratifiante, et elle nous maintient dans l’espérance. Pour nos enfants.
— Au pluriel ? Il y a un nouveau ou une nouvelle ?
— Non, je…
— Camille est en ceinte ?
— Elle l’était, elle a fait une fausse couche.
— Oh. Je suis désolé, mon fils.
— Nous n’avons pas vraiment réalisé. Nous avons été très tristes et puis, quelques semaines après, nous nous étions dit que nous avions traversé la vague, mais maintenant, elle comme moi réalisons que le coup était plus dur. En plus, il ou elle aurait été conçu presque immédiatement après ta mort, à quelques jours près.
— Peut-être que vous envisagez trop de choses à la fois ?
— Peut-être, oui. Comment tu vas, toi ?
— Comment veux-tu que j’aille ? Par définition, je ne vais pas, plus, je me contente d’exister, quelque part.
— Il y a donc vraiment un quelque part ?
— Ce n’est pas exactement ce que je viens de dire.
— Je m’étonnais, aussi, que cette ultime expérience me soit communiquée par un décédé animé d’un athéisme aussi forcené, de son vivant.
— N’est-ce pas.
— Donc tu ne vas pas. Tu n’as pas eu trop peur ?
— Je pense que j’ai eu la chance de ne pas vraiment avoir eu les moyens de réaliser, mon grand. Tout ça s’est déroulé très vite. Pour tes sœurs et ton frère, en revanche, je pense que ça n’a pas été aussi simple.
— J’étais absent…
— Oui. Est-ce un problème ?
— Je ne sais pas. Est-ce que tu m’en aurais voulu, si tu avais été conscient ?
— Je n’étais pas vraiment conscient, tu sais. Ma dernière semaine… J’ai d’abord pris le séjour à l’hôpital comme une autre démarche administrative, et puis très vite, les modes de sédation se sont succédés, du plus léger au plus lourd.
— Ce n’est pas ma question, papa.
— Quelle est exactement ta question ?
— Est-ce que mon absence t’aurait rendu triste, si tu l’avais constatée ?
— Bien sûr. Ne pas revoir l’un de mes enfants avant de ne plus jamais les voir du tout… Imagine-toi à ma place. Mais je n’étais pas en état de la constater, mon grand. Je répète.
— C’était il y a bientôt deux ans, déjà… Ce moment à la Cité Médiévale qui me hante, tous les cinq. Mérovée, Camille, maman et toi. Je voulais que vous soyez fiers de moi, de nous, de Mérovée. Je retraversais pour la première fois des espaces parcourus tant d’années auparavant, enfant… Et sur la place du Capitole, aussi… Je m’en veux tellement d’avoir fait courir tout le monde pour que Mérovée voie une place dont il ne se souviendra jamais.
— Pourquoi ?
— Parce que c’était du temps passé à courir et à se précipiter plutôt que du temps passé à être simplement ensemble. Maman et toi étiez tendus.
— N’as-tu pas, toi, ce souvenir, maintenant ? Et Camille ?
— Je suppose, oui.
— Alors pourquoi le regretter ?
— Je regrette la façon de constituer ce souvenir, pas le souvenir en soi.
— On ne peut pas toujours décider des configurations exactes avec lesquelles on doit composer, mais nous avons constitué ce souvenir. Camille et toi l’avez en vous. On fait toujours ce qu’on peut avec ce qu’on a et ce qu’on veut. Tu étais le pivot de ce moment : ta mère et moi, notre fils, Camille et toi, votre fils. C’était très intense, même si nous courions contre la montre, en effet. Nous avons fait beaucoup de choses en peu de temps cet été-là, et on peut dire que tu as eu une bonne intuition.
— Ne dis pas ça, je t’ai abandonné.
— Certainement pas, tu as fait ta vie. Partir cet été-là était le meilleur possible des choix qui s’offraient à vous. Il faut saisir les opportunités de transformer son existence. Si c’était la seule chose que tu as hérité de moi, j’en serais déjà très fier, tu sais.
— Mérovée ne te connaîtra jamais directement.
— Non.
— Tu seras un conte, pour lui.
— Un joli conte, j’espère.
— Moi, j’ai connu mes grands-parents.
— Oui. À chaque génération son luxe. La reproduction est un principe flottant : ma descendance n’a pas la relation à son ascendance qu’aura sa propre descendance. Et après ?
— Le monde des ombres te rend bien philosophe.
— Le « monde des ombres », tu penses ? Si je le pouvais, tu me ferais sourire.
— Tu me manques…
— Déjà ? Ça ne fait même pas six mois. Comment l’as-tu écrit, déjà, dans ton oraison funèbre ? « Ô Mort, appareillons ! »
— C’est de Baudelaire, pas de moi.
— Je n’en aurais pas moins attendu de toi. C’était très touchant, tu ne penses pas ?
— C’est une plaie ouverte qui ne peut pas se refermer.
— Mais si. Elle va se refermer parce que c’est dans l’ordre des choses. Pour le moment, tu es malheureux, et je suis désolé, mon garçon, mais c’est ainsi que vont les choses.
— C’est injuste, tu n’as pas eu à vivre ce deuil, toi.
— En effet, c’est injuste. Mais, bon, une fois que tu as dit ça : qu’est-ce que ça change ? Tu vas te mettre à croire en la Providence, maintenant ? Tes derniers travaux avaient plutôt l’air de te radicaliser dans le pragmatisme.
— Pas le pragmatisme, non. La pluralité des formes et des fonctions des facultés internes, disons.
— Qui mène à la conclusion que les gens appellent communément « pragmatisme », pour la résumer en des notions que le commun peut se représenter.
— Tu parles avec mes mots…
— Tu ne crois pas si bien dire, mon grand.
— Je pense que j’ai compris, si.
— Es-tu bien, sur ce banc ?
— Je ne sais pas. Je ne suis pas bien. Aussi, que je pose ça sur ce banc ou n’importe où ailleurs…
— N’as-tu pas fait la démarche de laisser Camille, endormie, et de venir sur ce banc, alors que vous alliez bientôt devoir vous rendre à la prématernelle ?
— Si.
— Donc, pourquoi ce banc ?
— Parce que j’ai marché tant que j’avais besoin de marcher et le besoin est parti d’un seul coup, et à ce moment précis, ce banc était juste devant moi.
— Vous vous êtes disputés ?
— Pas vraiment. Justement, non. C’est que je me sens profondément triste. Je n’ai pas digéré ton décès.
— Rappelle-toi de ce que ton directeur t’a dit : on ne digère jamais le décès de nos parents. C’est aussi ce que te disait déjà Natacha lorsqu’elle parlait de ses parents. Tu étais jeune, alors, elle était déjà plus vieille que je ne le serai jamais. Elle te parlait de ce monde où tu marches désormais, mais tu n’étais pas en mesure d’en comprendre l’expérience.
— Mais qu’est-ce que je vais devenir ?
— Ce que tu as toujours été, ce que tu deviens depuis toujours, depuis le tout début.
— Si je me retourne pour chercher à te regarder, ta voix disparaîtra, c’est ça ?
— Hélas.
— Ton visage me manque, ton regard.
— Tu ne l’obtiendras pas, et tu perdrais simplement ma voix.
— Alors je ne me retourne pas. Tu vois, le lac, et les arbres ?
— Je vois.
— Combien y a-t-il de gens assis dans l’herbe, à gauche ?
— Deux. Deux jeunes femmes.
— Et sur les bancs ?
— Un couple sur le banc de gauche, l’homme est torse nu, et quatre personnes sur le banc de droite, avec un vélo posé tout contre. Un homme aux cheveux gris, avec une queue de cheval, passera entre les bancs et les arbres. Tout est immobile.
— Je voudrais que tout reste immobile.
— Afin que l’on parle indéfiniment ?
— J’ai tellement de choses à te dire.
— Tu auras toute ta vie « tellement de choses » à me dire.
— Je l’ignore, mais je sais que c’est vrai, tout de suite.
— C’est impossible pour toi de rester ici, dans le monde du figé. Tu vas retourner à Camille, la consoler, parce que ta disparition lui a fait peur. Tu vas retourner dans votre appartement, et tu vas jouer un peu avec ton fils, et son sourire, ses boucles, vont te donner un peu de lumière. Il est l’exacte force contraire à mon décès.
— …
— Comment s’est passée ta soutenance, en définitive ? Nous en avions parlé avec Émilie, ta sœur. J’étais chez elle ce jour-là, et malgré le décalage horaire nous avons pensé à toi.
— Je crois qu’elle s’est très bien passée. Mais le décès de grand-père quelques semaines avant fait que je ne m’en souviens pas.
— Décidément ! Il faut que tu laisses les morts dans le monde des souvenirs, ils y sont figés, éternels à ta mémoire, et ils ne peuvent plus rien te donner. Ils sont de la cendre. Ton fils, Camille, tes chats, ton meilleur ami Nicolas, tes sœurs, ton frère, ta mère, eux, ils sont la vie. Ils fondent ta famille et ton sens.
— Ma mère, la vie ?
— Précisément. Vit-elle autre chose que la répétition infinie de tous les deuils qu’elle porte ? Est-ce que te vider de toute substance est quelque chose qui te branche ? Ce n’est pas un bon plan. Et puis tu réponds ça, maintenant, mais penses-tu que tu ressentiras moins son décès ? Crois-moi, tu feras la différence avec le fait qu’elle vive, aujourd’hui.
— J’espère que je pourrai assister à la cérémonie. Je n’étais même pas là à la tienne.
— En un sens, tu étais déjà présent par anticipation, à celle de ton parrain, avec ta sœur et moi.
— Oui. Ce moment me hante aussi. Tu étais si vivant.
— J’étais heureux, oui. Du moins, c’est ce que je crois a posteriori.
— Ne recommençons pas à discuter de ça.
— De quel sujet ? Du gouffre fondamental qui sépare nos états respectifs d’existence ?
— Étonnante formule.
— Comment devrais-je le dire ? Un mort et un vivant ne devraient pas pouvoir parler. Je rationalise. Parlais-tu de ça, comme sujet ?
— Oui. Sept enfants, tu n’as jamais eu à en enterrer un seul. Ni même tes parents. Je pense que tu es incapable de comprendre ce que je vis.
— J’ai assisté ta mère dans le décès de son père quand tu avais neuf ans, mon garçon, tu sais. Ça m’a donné une certaine idée du type d’expérience dont il pouvait être question. Et puis sa mère, il y a quelques années. Hélène.
— Je ne pense pas que ce soit comparable. Camille m’assiste, elle constate comme c’est une lame de fond, mais ce qu’elle ressent de plus terrible, c’est la peur du moment où ça va lui arriver. Comme je suis effondré, je ne cesse de craindre qu’elle n’ait jamais à le vivre.
— Tu paniques.
— Comment ne le pourrais-je pas ? Hier, tu sais, il y a eu un orage, le premier orage dont Mérovée réalise le caractère impressionnant et brutal. Il m’a demandé pourquoi je n’avais pas peur et je lui ai répondu, mais j’ai immédiatement réfléchi et me suis demandé si, dans l’optique où nous ne disposerions pas des moyens technologiques qui sont les nôtres — l’architecture, les services de santé, les pompiers, etc. —, je pouvais parvenir à garder une telle sérénité. J’ai réalisé que ne pas avoir peur de l’orage est la fonction première du parent. Par définition, nous n’avons pas peur de l’orage, quand nous sommes parents. Depuis Mérovée, nous prenons tout sur nous et enveloppons celui qui a peur de l’orage. Même quand les parents de Camille nous soutiennent financièrement, c’est nous, pas eux, qui sommes sûrs de nous et qui traversons l’orage. Dans une certaine mesure, même, ils ont de nouveau peur de l’orage, depuis que Camille n’est plus une enfant. Et la toute puissance de ce sentiment, le fait de traverser l’orage sans sourciller, en riant même, lorsque c’est possible, c’est à la base de tout. La religion, la philosophie, la politique, tout. La pierre de fondation de la civilisation humaine, c’est le fait de protéger son enfant de l’orage. D’ailleurs, les grands dieux primitifs étaient des dieux de l’orage.
— Mais donc, tu ne paniques pas. C’est ton point ?
— En un sens, oui. Je ne peux paniquer que dans un dialogue, comme ça, avec toi, pendant lequel tout est suspendu, et dont les paroles vont se dissoudre comme de la cendre lorsque le temps va reprendre.
— N’es-tu pas injuste avec Camille ?
— Non. Elle compatit, et d’ailleurs je crois qu’elle t’aimait beaucoup, mais l’expérience est indicible. Elle ne peut pas comprendre, pas pour le moment, et je lui souhaite de ne pas devoir comprendre avant longtemps. Mais lorsque je pense trop longuement à ces enjeux, oui, je panique. Parce que si elle devait, par exemple, ne jamais faire cette expérience, c’est-à-dire si elle devait mourir avant le décès de ses propres parents, je continuerai de ne pas avoir peur de l’orage, pour Mérovée, et d’autant plus fort qu’elle ne serait plus là pour rire avec moi en le protégeant, mais je pense que je serais totalement mort à l’intérieur. Je ne suis pas injuste avec elle, bien au contraire. Avec ta disparition, elle est encore un peu plus tout ce qui me soutient en ce monde.
— Ah, le fameux lexique du voyage…
— « Disparition » ?
— Oui, c’est très intéressant. Le dernier voyage comme métaphore du décès.
— Je sais, j’y ai beaucoup pensé. Cela renvoie peut-être à l’étape cognitive pendant laquelle le petit enfant fait l’expérience de la persistance des objets malgré le fait qu’il ne puisse plus les voir. Parler de départ, de disparition, de voyage, d’un autre monde, voilà autant de moyens par lesquels l’adulte maintient l’expérience de la persistance. Comme une espèce de lien direct à une dernière forme d’espérance, un refus de désapprendre la valeur existentielle de la persistance des objets, acquise de haute lutte par la conscience.
— Et tu te demandais si j’étais fier de toi ?
— Oui.
— Il suffit de t’écouter pour être fier d’avoir été ton père.
— Super. N’importe quel père dirait ça à n’importe lequel de ses enfants.
— Non, pas n’importe quel père. N’importe quel père aimant, à la rigueur.
— Oui, c’est ce que j’entendais par là.
— D’accord. Et en quoi est-ce que ça diminue la qualité de la fierté que tu m’inspirais et que tu aurais continué à m’inspirer ?
— Je suppose qu’elle ne répond pas directement à mes angoisses d’enfant.
— Tu ne vas pas dire, maintenant, que ta thèse de philosophie, ton master de lettres modernes, ton mariage, ton émigration au Canada, tes romans écrits et publiés, ton épouse heureuse avec toi après dix ans de couple, tout ça, ne me donne pas des raisons objectives d’être fier de toi ?
— …
— Tu ne pourrais pas me reprocher post-mortem de ne te l’avoir jamais dit. Je l’ai beaucoup répété sur les dernières années.
— Oui. Comme si tu anticipais que tu allais bientôt ne plus être tout à fait là.
— Est-ce que tu fais allusion à l’Alzheimer ?
— Oui. C’est injuste, ça aussi. Tu es mort très jeune, alors que tu vivais déjà avec cette maladie depuis cinq ans.
— D’accord.
— D’accord ?
— Oui, que veux-tu que je te réponde ? Je n’ai jamais été misérabiliste. Sans doute, pour reprendre l’image très jolie que tu as employée tout à l’heure, sans doute parce que je devais « ne pas avoir peur de l’orage », puisque, comme tu l’as dit, j’ai eu la chance d’avoir sept enfants qui m’aiment et dont il fallait prendre soin. J’étais sans doute brutal et très maladroit avec les premiers, mais l’avantage, quand on a des enfants pendant vingt ans, c’est qu’on peut apprendre. Donc, oui, c’est injuste. Certaines personnes, comme moi, ne précèdent leurs parents dans la tombe que de quelques mois, et, pour ce qui est de Jacques, mon père, il a gardé son esprit ironique, acéré et même son état physique, jusqu’aux dernières heures. C’est l’avantage de ce qui nous a tués tous les deux, en tout cas pour notre cas, c’est une mort rapide et plutôt propre, grâce à la médecine contemporaine. Mais je ne donne pas dans le pathos. Ce n’est pas injuste parce qu’il n’y a pas de « ce qui aurait du être ». C’est comme ça a été et on fait avec. On traverse l’orage, et on rit lorsqu’on le peut. Le reste du temps, on raconte des histoires pour peupler le bruit du tonnerre et de la pluie contre les carreaux. À la rigueur, on rentre les plantes vertes qu’on peut sauver, et on fait bien attention à ce que la moitié de ce qui se trouve sur le balcon parte avec le vent.
— Oh, je vois, donc en fait, tu me fais la morale.
— Non, mon grand, je te rappelle que la recherche de la dignité coule dans nos veines.
— Mais dis-moi carrément que je pleurniche, alors.
— Un peu, oui. Tout ce que je soulignais, initialement, c’est que tu as de très nets souvenirs de ton père te regardant avec fierté et amour, et qu’il t’a même dit, pour le Canada : « Si ça se passe vraiment, je suis impressionné, chapeau l’artiste ! », lorsque vous vous rendiez à l’incinération de ton parrain. Je pense que c’est le genre de souvenirs, quand on est en recherche d’approbation comme tu parais l’être encore, malgré ton mariage très heureux, ton doctorat et ton fils, qui devrait t’aider.
— C’est complètement irrationnel de ma part, j’en ai conscience. Je ne pourrais pas l’entendre, sinon.
— N’est-ce pas.
— Donc, tu n’as pas eu trop peur ?
— Je ne me souviens pas. Je ne peux pas te dire. Je pense que j’étais calme, et fatigué.
— C’est terrible.
— Tu dois laisser ces images de la Cité Médiévale, de Toulouse, des Carrières, remonter en toi et les vivre pleinement, tu dois les accepter.
— J’ai des photographies. Vous regardez Mérovée, dessus.
— Sans en faire un exercice comme dans le film Orange Mécanique, tu dois assimiler ces photographies et les intégrer.
— Mais tu me manques.
— Et ? C’est un motif pour résister aux émotions que tu ressens lorsque tu vois ces images ? Il ne s’agit, après tout, que d’exorcisme, ici. Comme ton fils banalise sa maîtrise de sa trottinette par la répétition, en toutes circonstances, de son utilisation, tu dois banaliser ta maîtrise de ton deuil par la répétition, en toutes circonstances, de son expérience.
— Ça n’est pas comparable.
— Au contraire. J’en veux pour preuve que l’analogie vaut pour tout ce que le cerveau humain assimile. L’émotion d’une expérience, ce n’est pas toi qui vas me contredire, participe exactement d’un schéma similaire. Je ne suis pas le philosophe, ici, donc je ne saurais expliquer les critères de cette similarité. Faire répéter à ton fils la « lecture photographique » de « BA », « BI », « BO », « BU », etc., comme tu le fais tous les deux ou trois jours, c’est encore une façon de banaliser, d’apprivoiser, l’usage de ces associations signes-sons. Et en les lui faisant répéter ad nauseam, il finira par répondre sans réfléchir, et ce avec tous les sons. C’est une méthode de bourrin, mais il finira par savoir lire de façon photographique. Eh bien, mutatis mutandis, c’est la même chose ici. Tu ne dois pas te fermer au deuil, tout au contraire.
— Mais si je traverse mon deuil, tu vas disparaître.
— C’est ça qui t’inquiète ?
— En partie, oui.
— Je t’ai dit tout à l’heure que tu ne peux pas rester dans l’instant suspendu de cette conversation. Tu peux y passer, parce que tu dois vivre ton deuil, et que c’est une étape importante, tu dois pleurer, et j’espère que tu pleures actuellement, sinon cet échange n’a aucune espèce d’intérêt, parce que tes larmes sont le digne signe de ton appropriation de ton deuil, et non de son refus. Mais je ne disparaîtrai jamais, puisque tes souvenirs t’appartiennent.
— Mais si je contracte aussi la maladie d’Alzheimer, comme grand-mère et toi ?
— Ah, mon chéri, si tu développes ça aussi, crois-moi, ton père sera sans doute l’une des choses que tu n’oublieras jamais. L’enfance remonte brutalement à la surface et sature l’espace pour ne plus trop laisser la place à autre chose. Et tu ne dois pas te retenir de vivre. Respirer, c’est important.
— Mon expérience de toi est incommunicable.
— Je sais. Aucun de tes frères et sœurs n’a eu avec moi le lien que nous avons eu, j’espère, pour le meilleur, dans le cas qui nous concerne tous deux. Mais ça vaut aussi avec eux : chacun d’entre eux me connaissait d’une façon qui lui appartenait, unique.
— Si je traverse le deuil, ne vais-je pas te tuer une seconde fois ?
— En partie.
— Tu imagines aisément que ce n’est pas possible, ça.
— Tu dois apprendre. Comme Mérovée et sa trottinette, ses lignes de « BA-BE-BI-BO-BU » ou sa balle et son gant de baseball. Tu dois être patient avec toi-même, mon grand.
— Je suis tellement fier d’avoir été ton fils.
— Je pourrais presque te reprocher de ne me l’avoir pas suffisamment dit, ça.
— C’est que j’étais très en colère contre ta génération. Et puis tu as voté Macron.
— Notre génération a ses propres croyances et j’espère que la vôtre parviendra à survivre aux erreurs générées par nos croyances. Parce que vous êtes tout ce qui reste de notre vitalité, on vous a transmis ce que nous sommes ou étions. Symboliquement, je n’ai pas survécu à mon père, tu vois. Je préférerais que tu survives, et de beaucoup, au tien. Imagines-tu que Mérovée ne survive pas au sien ? Comment le vivrais-tu ?
— L’orage me dévorerait, je pense.
— Alors, survis-moi, mon fils.
Pierre-Adrien Marciset
21 juillet 2021, un mois avant mon 33e anniversaire.
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