Dune et la question de l'espace-temps [12 janvier 2022].

Dune et l’espace-temps


Revoir Dune est un peu comme se glisser doucement dans un univers moelleux, rassurant, enveloppant et réunifiant mon être dans toute l’amplitude et toute la plurivalence de ses différents états. Quelle chance j’ai d’être aussi intimement intriqué à un univers fictif. M’y replonger est comme rejoindre un refuge — comme le voyageur se repose après le voyage, comme le guerrier s’endort après la guerre. Je suppose. Le jeu d’acteur est pur, et bon, la scénographie à la fois religieuse et exigeante, le découpage des couleurs extrêmement précis. Je retrouve la fébrilité de OGame, les calculs du Rôle-Play et les fantasmes érotiques des interactions politico-amoureuses. Cette étreinte est complètement érotique, mais au sens le plus psychanalytique du terme. Je ne suis pas sexuellement excité par ce film — je suis juste habité par tous les fétichismes existentiels profonds qu’il nourrit avec sérénité. Je suis en manque, fondamentalement en manque, de tout ce qui se trouve dans cet univers, dans cette fantasmagorie qui a été la mienne de façon souterraine et qui m’a construit de bout en bout sans que j’en mesure le poids. La densité de mon auto-référencement continu à cet univers est telle que je suis instantanément apaisé, comme le chat ronronne, lorsque je suis au contact de cet univers. Le lire en anglais me fait un bien infini, également, et ma capacité à comprendre le texte anglais est aussi réconfortante : je ne suis pas plus un étranger dans ce monde, qu’il soit exposé en français ou qu’il le soit en anglais. J’ai tellement projeté ma fragmentation dans ces schémas actantiels que ceux-ci ont servi de moule à la réunification des liens qui vont d’un aspect synthétique de ma disparité à un autre.

Il ne s’agit pas, comme au contact d’une maîtresse qui nous inspire furieusement, d’une bouffée d’oxygène. Il s’agit d’une vibration profonde et continue, d’un diapason fondamental. Une connexion avec le premier moteur interne, ou un emboîtement avec une forme qui était oubliée, en moi, depuis si longtemps. Denis Villeneuve a donné à Paul, Jessica, Léto, Duncan et tous les autres une forme qui accueille presque parfaitement cette structure interne de mon être. Je suis en cela très chanceux, et je ne suis pas le seul. En revanche, l’unicité de mon expérience subjective tient à l’influence de cet univers sur le processus même de la conscientisation des conditions formelles de mon travail de découvrement de ma conscience. J’y vois une illustration directe de la fluidité du transfert entre objectivation et subjectivation à partir de la culture — a fortiori en ce que le medium original, littéraire, s’est décliné dans toutes sortes d’autres media, culminant en 2021 avec ce film  aussi somptueux qu’il est éblouissant.

Je ressens un peu la même anxiété, qui était la mienne à l’entrée de la salle de cinéma, lorsque je découvre que Damien Saez a sorti un nouvel album. Je me demande toujours si je vais parvenir à retrouver le lien, cette connexion, non à Damien Saez, mais à mon intériorité, dont j’ai eu la chance qu’elle puisse s’exprimer de façon perlée tout au long de la carrière de Damien Saez. Ce sont des reconnexions au processus de construction de mon être, que je recherche, et je crois que mon rapport à la domination et à l’érotisme procèdent également de cela. En la réitération de l’activité érotique, dans le triomphe sexuel érotique sur une femme que j’admire ou qui m’inspire, je répète les opérations que j’ai faites lors de ma construction. Ce n’est pas un processus de compensation, comme s’il s’agissait de réussir là où je n’aurais obtenu que désespoir et frustration dans mon adolescence — au contraire ! Il s’agirait de la répétitions et de la reproduction des conditions matérielles dans lesquelles j’élaborai mon être, avant même d’être capable de saisir le surmoi alors à l’œuvre. Autrement dit dans la réponse érotisée de mon interlocutrice, ce qui m’exciterait ne se trouverait pas dans la disponibilité de ses cuisses ou la verbalisation de sa dévotion mais bel et bien dans l’incroyable richesse de la promesse existentielle de l’interaction qu’elle autorise ainsi.

Je crois que je dois creuser le caractère éminemment érotique de ma propre capacité auto-réflexive au travers de Dune, et que j’utilise le visionnaire de ce film comme un support d’auto-diagnostique. J’ai inconsciemment puisé dans Dune autant (plus ?) que ce que j’ai puisé tout à fait consciemment dans la déconstruction analytique de la trilogie Matrix. Je ne me suis pas laissé imbiber par Matrix sur le plan esthético-formel car j’étais déjà tout entièrement enveloppé par les truites des sables, et projeté dans la monstruosité de Léto II. J’étais déjà saturé d’une intensité fondamentale, calquée sur un socle modèle (Blumenberg parlerait d’un texte rituel et Cassirer d’un cadre symbolique), un premier codage sur lequel Matrix est venu se greffer. J’ai lu Matrix à partir des symboles de Dune — et l’on retrouve ici la dualité stendhalienne entre amour de tête et amour de cœur, où l’une comme l’autre de ces amours est déjà en soi démonstrative d’une intensité extrême. Ce sont seulement les densités et les intentionnalités qui prédisposaient le devenir formel de la matérialisation de ces amours. De même qu’un rêve dont Aude est le personnage central est une signification, et non le signifiant, le plaisir dans mon rapport à l’obtention de la capitulation d’une proie dans les rapports érotisés (essentiellement virtuels) est constitutif d’une signification, non d’une finalité en soi. Mon être tout entier, donc, était voué à voir dans la théorie néokantienne de l’horizon nouménal une solution au problème brûlant du statut épistémologique de la vérité comme principe — ou je le perçois nécessairement comme une métaphore, c’est-à-dire une anticipation de la perception causale.

Quand je regarde Thimothée Chalamet incarner Paul, je ressens une intimité totale, immédiate et continue : il est le Paul que j’étais ou suis. De même que j’ai parfois souffert de ne pouvoir écrire à une actrice en espérant qu’elle accueille mes mots avec la disponibilité à l’intimité, et à la communion, dont aurait pu être capable son personnage, compte-tenu de nos proximités esthétiques, je vois en Thimothée Chalamet une source de blessure parce qu’il n’est pas Paul. Tout ce que je peux voir de ses activités, ses autres films, ses prestations sur les réseaux sociaux, sont nécessairement par moi reçues à partir du pré-requis selon lequel il serait Paul Atréides.

Voir cette version de Dune est donc une capsule temporelle entre les différentes arborescences de mon propre arbre de foudre, se superposant dans l’épaisseur du temps, comme des colonnades accumulent les colonnes dans l’espace. Leur alignement me force à pivoter dans l’espace et le temps afin d’être en mesure de saisir les nuances dans la composition de cette stratification, et la pulvérisation des différents étants dans mon être génère. Regarder Dune est une réunification, et une mise en abîme dans le même geste — et il se trouve que, à part Gurney Halleck et un peu Duncan Idao, sur le seul plan strictement physique, tout est identique à ma pensée et aux formes que je donnais à ces mondes. Revoir Dune, enfin, c’est se plonger dans le bain de la simultanéité de toutes les énonciations synthétiques de ma pluralité — où l’espace et le temps sont les conditions de déploiement et la forme que prend la conscience.


12.01.2022



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