La dernière lettre à mon père [1er février 2021].
La dernière lettre à mon père
« Ô Mort, vieux capitaine, il est temps ! levons l'ancre !
Ce pays nous ennuie, ô Mort ! Appareillons !
Si le ciel et la mer sont noirs comme de l'encre,
Nos coeurs que tu connais sont remplis de rayons !
Verse-nous ton poison pour qu'il nous réconforte !
Nous voulons, tant ce feu nous brûle le cerveau,
Plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu'importe ?
Au fond de l'Inconnu pour trouver du nouveau ! »
Charles Baudelaire, Le Voyage
Ce pays nous ennuie, ô Mort ! Appareillons !
Si le ciel et la mer sont noirs comme de l'encre,
Nos coeurs que tu connais sont remplis de rayons !
Verse-nous ton poison pour qu'il nous réconforte !
Nous voulons, tant ce feu nous brûle le cerveau,
Plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu'importe ?
Au fond de l'Inconnu pour trouver du nouveau ! »
Charles Baudelaire, Le Voyage
Je suis seul, et triste, et il n’y a rien qui puisse me consoler de ta mort. Rien ne pourra jamais m’en consoler, je le sais déjà, je n’ai pas eu besoin qu’on me l’écrive pour le savoir déjà, et quand on me l’a écrit, le savoir a rendu la lecture plus terrible encore. Je savais bien qu’un jour il me faudrait parcourir seul ce chemin, mais le savoir et le vivre sont deux choses très différentes et j’aurais préféré continuer à le savoir encore sans avoir à le vivre déjà. C’est un peu comme une perspective vierge de ma vie, où je ne me projetais pas encore sans être avec toi, comme dans les bande-dessinées dont l’esquisse est en train de se faire, on prévoyait deux silhouettes, et puis non, on efface la plus grande, celle qui enveloppait l’autre.
C’est donc la dernière lettre que je t’écris. Je ne l’ai pas fait depuis quelques années, mais tu te souviendrais sans doute que j’avais pris l’habitude de t’écrire une lettre à chaque début d’année. C’était pour moi le moment de t’exposer mes réussites passées et mes attentes futures, pour moi l’occasion de reprocher tout un tas de choses à ta génération. En somme, tu étais le porteur de toutes les erreurs passées, à commencer par les miennes, et je te donnais plus volontiers ce rôle que j’avais confiance en ton invincible affection. Je ne cesserai jamais de t’écrire. Écrire a toujours été pour moi un acte de définition, à la fois pour et contre toi. Pour toi parce que l’individu que je suis voulais parvenir à te rendre fier de moi ; contre parce que l’enfant et l’adolescent que j’ai été se sont définis à partir de l’image que tu me renvoyais de moi-même. Ça n’a pas été simple, tu étais un maître aussi exigent qu’il se montrait maladroit et, sur le plan émotionnel, longtemps retenu par tes propres fantômes. Mais ton amour te trahissait, même dans les plus austères et les plus froides de tes retenues.
Tu es mort, mon père, et tu es vivant en moi, tant que je vivrai ; et je sais déjà que nous vivrons en Mérovée tant qu’il vivra. Je te vois tant et tant en moi quand je me vois en lui, et je me dis qu’il n’y a pas grand chose à défaire de notre relation, dans ma relation à mon fils. Tu te réincarnes — changé par le regard de ton second fils — en moi. En somme, ta vie est déjà bien plus longue que n’auront duré ton souffle et la pulsation de ton cœur. Père de sept enfants, ton souffle et ta pulsation t’ont-ils jamais appartenu en propre, toutes ces années ? Tu nous as toujours appartenu, en fait, et je pense que ça te convenait ; je ne crois pas qu’un seul d’entre nous t’ait donné l’autorisation de mourir. Alors, que fais-tu, là ?
Je ne t’écris pas « mon vieux », non pas que la simplicité de notre relation ne l’eut pas permis, mais que tu nous as quand même fait le sale coup de mourir avant que d’être vieux. Mes souvenirs seront à tout jamais ceux d’un homme souriant de son air un peu goguenard, parce qu’il était fier du nouveau coup qu’il venait de nous jouer à tous, parfois même un peu défiant. Savourant l’effet démultiplié de nous faire l’annonce un par un, en variant les formes et les tons pour chacun. Mais ton estime te trahissait, et, pour ma part, je savais que tu craignais ce qu’on allait en penser — tout en puisant dans nos éventuelles réserves les arguments de ta propre définition. C’est dans ton exemple que j’ai conçu la conviction que ses enfants sont tout pour un père. L’œuvre d’une vie, l’amour, la religion, la gloire, c’est-à-dire de ce qui compte vraiment pour les hommes et les femmes, rien n’est comparable à la puissance de la relation filiale — et pourtant, je dois gérer ça.
Tu laisses une béance en moi, et ces quelques années de maladie ne m’ont pas préparé à cet arbre de foudre qui zèbre désormais le ciel par toutes les directions où se porte mon regard. La fameuse « actualité » — si belle idée du christianisme — je la ressens dans toutes mes veines, dans toutes les fibres de mon être : ta disparition est actuelle, infiniment actuelle, et je te perds tout entier chaque soir quand je ferme les yeux, chaque matin quand je les rouvre, chaque instant quand je regarde Mérovée. Je ne peux plus, depuis que tu es mort, lui lire d’histoire ni lui chanter les chansons que sa mère et moi lui chantons avant chaque coucher depuis sa naissance. Ma voix se brise en éclats infinis dès que j’essaie. Cette ligne blanche et froide, glacée, même, qui part de tout en haut pour relier tout en bas, vibre à jamais dans mon paysage intérieur. Imprimée sur ma cornée, elle déforme tout ce que je regarde — tous les horizons en sont marqués. Je sais que les choses s’atténueront doucement mais je suis désormais le porteur, parmi d’autres, de la zébrure de ta mort. Tu es partout en moi.
Et pour finir cette lettre devant l’océan, comme Paul Valéry termina son poème : « Le vent se lève !… Il faut tenter de vivre ! »
C’est donc la dernière lettre que je t’écris. Je ne l’ai pas fait depuis quelques années, mais tu te souviendrais sans doute que j’avais pris l’habitude de t’écrire une lettre à chaque début d’année. C’était pour moi le moment de t’exposer mes réussites passées et mes attentes futures, pour moi l’occasion de reprocher tout un tas de choses à ta génération. En somme, tu étais le porteur de toutes les erreurs passées, à commencer par les miennes, et je te donnais plus volontiers ce rôle que j’avais confiance en ton invincible affection. Je ne cesserai jamais de t’écrire. Écrire a toujours été pour moi un acte de définition, à la fois pour et contre toi. Pour toi parce que l’individu que je suis voulais parvenir à te rendre fier de moi ; contre parce que l’enfant et l’adolescent que j’ai été se sont définis à partir de l’image que tu me renvoyais de moi-même. Ça n’a pas été simple, tu étais un maître aussi exigent qu’il se montrait maladroit et, sur le plan émotionnel, longtemps retenu par tes propres fantômes. Mais ton amour te trahissait, même dans les plus austères et les plus froides de tes retenues.
Tu es mort, mon père, et tu es vivant en moi, tant que je vivrai ; et je sais déjà que nous vivrons en Mérovée tant qu’il vivra. Je te vois tant et tant en moi quand je me vois en lui, et je me dis qu’il n’y a pas grand chose à défaire de notre relation, dans ma relation à mon fils. Tu te réincarnes — changé par le regard de ton second fils — en moi. En somme, ta vie est déjà bien plus longue que n’auront duré ton souffle et la pulsation de ton cœur. Père de sept enfants, ton souffle et ta pulsation t’ont-ils jamais appartenu en propre, toutes ces années ? Tu nous as toujours appartenu, en fait, et je pense que ça te convenait ; je ne crois pas qu’un seul d’entre nous t’ait donné l’autorisation de mourir. Alors, que fais-tu, là ?
Je ne t’écris pas « mon vieux », non pas que la simplicité de notre relation ne l’eut pas permis, mais que tu nous as quand même fait le sale coup de mourir avant que d’être vieux. Mes souvenirs seront à tout jamais ceux d’un homme souriant de son air un peu goguenard, parce qu’il était fier du nouveau coup qu’il venait de nous jouer à tous, parfois même un peu défiant. Savourant l’effet démultiplié de nous faire l’annonce un par un, en variant les formes et les tons pour chacun. Mais ton estime te trahissait, et, pour ma part, je savais que tu craignais ce qu’on allait en penser — tout en puisant dans nos éventuelles réserves les arguments de ta propre définition. C’est dans ton exemple que j’ai conçu la conviction que ses enfants sont tout pour un père. L’œuvre d’une vie, l’amour, la religion, la gloire, c’est-à-dire de ce qui compte vraiment pour les hommes et les femmes, rien n’est comparable à la puissance de la relation filiale — et pourtant, je dois gérer ça.
Tu laisses une béance en moi, et ces quelques années de maladie ne m’ont pas préparé à cet arbre de foudre qui zèbre désormais le ciel par toutes les directions où se porte mon regard. La fameuse « actualité » — si belle idée du christianisme — je la ressens dans toutes mes veines, dans toutes les fibres de mon être : ta disparition est actuelle, infiniment actuelle, et je te perds tout entier chaque soir quand je ferme les yeux, chaque matin quand je les rouvre, chaque instant quand je regarde Mérovée. Je ne peux plus, depuis que tu es mort, lui lire d’histoire ni lui chanter les chansons que sa mère et moi lui chantons avant chaque coucher depuis sa naissance. Ma voix se brise en éclats infinis dès que j’essaie. Cette ligne blanche et froide, glacée, même, qui part de tout en haut pour relier tout en bas, vibre à jamais dans mon paysage intérieur. Imprimée sur ma cornée, elle déforme tout ce que je regarde — tous les horizons en sont marqués. Je sais que les choses s’atténueront doucement mais je suis désormais le porteur, parmi d’autres, de la zébrure de ta mort. Tu es partout en moi.
Et pour finir cette lettre devant l’océan, comme Paul Valéry termina son poème : « Le vent se lève !… Il faut tenter de vivre ! »
Pierre-Adrien.
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