« Mon père, mon père, pourquoi m’as-tu abandonné ? » [07 février 2021].
« Mon père, mon père, pourquoi m’as-tu abandonné ? »
Quelqu’un a secoué l’Enfer — cette immense cuve que je parcoure d’aussi loin que je me souvienne. Quelqu’un a fait trembler le sens de ses lignes, et la terrible enclave dans laquelle je marchais et marche encore, sa forme, est brouillée. Est-ce un début ? Est-ce une fin ? Je ne sais plus où regarder, que faire ni comment le faire, que poursuivre, et pourquoi. Je sens la peine infinie qui me contient, et je devine ce qu’elle est, mais j’ignore comment la porter. Marcher — à quoi bon ? Fuir ; c’est-à-dire ? Je ne sais comment me défaire de ce qui m’alourdit, je cherche mes vieilles façons de me débarrasser de fardeaux plus légers — que je pensais ultimes — mais ce qui m’écrase ricane de ces expédiants dérisoires. Comment imaginer qu’un homme pouvait connaître une douleur plus grande que celle d’un chagrin d’amour ? Ce n’est plus un deuil, aujourd’hui c’est une apocalypse.
« Mon père, mon père, pourquoi m’as-tu abandonné ? »
Le dédale s’est retourné, et je ne connais plus les secrets d’un labyrinthe dont je pensais reconnaître chaque opportunité. Comment y trouver encore mon devenir ? Pourquoi le chercher ? Le grand escalier qui monte ou descend du monde s’est brisé ou, du moins, disons que je ne retrouve plus l’affleurement par lequel je suivais mon avenir du regard, au loin. Tout à coup, je sens comme l’absence de rambarde me précipite au vertige. L’entonnoir de l’Enfer est béant et j’entends désormais des murmures que j’ignorais jusqu’alors. Le cercle infini de la vie a ouvert des manques dans mes flancs, de sorte que je ne peux plus descendre, ni monter, je ne peux plus rien, mais j’étouffe, broyé par l’accablement. Je dois lever les yeux sur le ciel fermé, poussant mon front contre toute la lourdeur d’un air qui appuie dessus. Je dois me demander ce que je vais bien pouvoir faire de toute cette pluie qui ne tombe même pas, ou par saccades, brutales et soudaines, puis qui se retire aussitôt.
« Mon père, mon père, pourquoi m’as-tu abandonné ? »
Je sens la genèse qui m’accable, je sens que je dois tourner mon menton vers elle, savourant par là, et comme un mirage que je peux convoquer encore et encore, certaines scènes passées, promettant à du temps, encore, et même, beaucoup de temps. Les poids de mille et mille chagrins d’amour m’écrasent sous le ciel fermé — comment est-ce possible ? Je pensais mourir à chacun, et chacun était coiffé du terme de « deuil ». Cerné, je suis cerné ; les masque mortuaires de toutes celles que j’ai pu aimer, celles-là qui sont mortes. Je ne dors plus, de mes nuits transpercées je ne tire plus qu’un souffle rauque. Je sais bien que je ne pleure pas ces amours gagnés et perdus ; mais je ne sais plus ce que je pleure tant ma peine est immense, assommé comme un fou par les éclairs de la douleur qui me brise. Comment peut-on savoir ce que l’on est, en dehors de la peine, lorsque la peine seule nous incarne ? Je sais que je souffre de tout ce que je suis, car avoir été son fils m’a si totalement défini, et si longtemps convenu…
« Mon père, mon père, pourquoi m’as-tu abandonné ? »
L’Enfer n’a plus ni saveur ni lumière depuis que le grand œil s’est dissipé, celui que j’avais suspendu dans mon ciel, m’éclairant de sa lueur profonde, soudain évanoui dans les brumes, avalé par ce monde où je ne peux pas le suivre. L’Enfer n’était pas le monde de son absence, mais celui sous son regard ; souriant et pensif, quoique clignant beaucoup. A-t-il volontairement poussé l’Enfer du pied ; a-t-il choisi d’en finir avec cette fatigue ; ou bien a-t-il trébuché, irrémédiablement ? J’ignore comment je vais me sortir de ça, j’ignore. Habitant l’Enfer, je n’avais jamais songé à un lieu sans lui ; à l’abîme derrière l’Enfer. Je m’étais habitué, un peu bravache, aux créatures infernales, et j’avais dompté les êtres que j’y croise et n’y craignais plus rien, j’étais assez fier de pouvoir traverser sans frisson les étendues que tous les autres passants redoutaient. J’avais dompté toutes les craintes, dé-tressé toutes les mystiques, je dansais avec les lampades en me flattant qu’elles puissent éprouver du désir pour moi, j’avais dénudé ce qui se montrait dissimulé, fait se courber l’échine d’antiques chimères aux souffles grondants. La pierre philosophale de l’Enfer m’appartenait, depuis que j’avais compris comme toutes les frayeurs n’étaient que des masques oubliés, de vieux costumes empruntés, des brides ébauchées ou abandonnées, et dont on avait métamorphé l’éclat en une seule pierre de feu — une braise, un météore, un fragment qui tient tout juste dans le poing.
« Mon père, mon père, pourquoi m’as-tu abandonné ? »
Je ne suis plus qu’une partie de moi-même. Rien ne m’avait préparé au vide, pourtant. À quoi bon mes couronnes poétiques, mon enveloppe de flammes, le tonnerre sous mes pas, à quoi bon la tempête et l’élan, le Rhin, les cascades d’argent, à quoi bon la lutte puisque tout est promis à l’oubli ? Ce que je ressens, c’est sa vie éteinte qui me le transmet, et si je dois être le marbre de son autel, peu importe que je me dresse ou que je me ploie ; ce que je ressens, c’est la mort de mon père. Tout autour de ça, mon corps en cathédrale s’élève jusqu’aux différents cieux qui me surplombent. Les dentelures gothiques de chaque pointe, elles mâchonnent la pâleur dissipée de l’œil qui n’est plus ouvert. Les tourelles innombrables de ma cathédrale autour de moi qui m’agenouille comme une enveloppe sur le corps éteint de mon père, jetées comme autant de blasphèmes, depuis le fond renversé de l’Enfer. Je ne peux pas le suivre, mais je peux l’honorer.
Voilà comment marcher — voilà pourquoi pleurer.
Pierre-Adrien Marciset.
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