Un antique dialogue pour les rares non-malvoyants [Printemps 2021] [Politique].
À tous nos crépuscules,
ô nous qui festoyons
Un antique dialogue pour les rares non-malvoyants
De et avec Alice Hissolium
Acte I
Une sale histoire (de manche de saucisse(s))
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Plût au lecteur que je dévoile en guise d’introduction (comme on s’affaire pour retirer son pardessus et secouer son parapluie lorsqu’on pénètre le vestibule d’une amie chère), un petit Kochgeheimnis, un « secret de cuisine » de littérature, pourtant bien connu. Le présent dialogue est en fait plus près de la réalité que ce qu’en a rapporté dans son propre ouvrage mon grand ami Lui, à peu près inconnu au bataillon aujourd’hui, hélas. Passé l’arme à gauche, permettez-moi l’expression roturière, voici quelques temps, il m’avait pourtant honorée toute sa vie durant de son amitié et de certains dialogues particulièrement savoureux dont il avait le secret. Dans son livre, il rapporte certains faits, mais je confesse volontiers au lecteur qu’il en invente cinq lorsqu’il en confie un. Je ne saurais prétendre offrir une relation plus directe à la réalité de ce que cela fit que d’être présente ce soir-là, mais, au moins, en ce qui me concerne, et pour ce qui me concerne en ce sens, disons que je me suis sentie redevable de produire, tant d’années après et sans vouloir nuire au caractère aguicheur de son ouvrage, une certaine restitution. Dès lors m’a-t-il fallu, en intellectuelle du XXIe siècle, mais surtout en femme libre, faire tomber l’odieux voile sur la partie politique de son dialogue. Comme il voulait faire un ouvrage sérieux, il dédaignait de mêler la politique car, comme il le disait, « la politique est l’art d’habiller la vérité de mensonges ». En outre elle le répugnait, considérant que les « hommes de paille passent mais leur laideur persiste ». Sans plus attendre, voici ce qui s’est dit sur le politique. Soucieuse de la qualité de ma restitution, j’ai donné au vocabulaire une tournure guindée, qui seule peut rendre un peu la nonchalance de ce cher personnage qui fut si longtemps mon ami. J’ai aligné sa voix restituée sur la mienne et réécrire ces échanges m’a peiné autant que cela me le fit revivre le temps des mois de travail. Ainsi donc, pour incipit, dites-vous que j’arrive chez lui, où je fus convié pour un dîner érudit, entre gens de qualité.
Lui, en peignoir : Chère amie, merci de nous avoir rejoints, il fallait absolument que vous ne manquiez pas ce qui va se dire ce soir. J’ai là quelques bons vieux copains que je voudrais que vous écoutiez.
Moi : Avec plaisir, je suis vraiment heureuse d’avoir pu me libérer, vous savez, j’avais pourtant une soirée de publication à laquelle je devais assister depuis plusieurs semaines. Mais je n’ai plus le goût de tout ça.
Lui, amusé : Pour tout vous dire, j’ignorais que vous aviez pris un jour le moindre plaisir aux commerces pathétiques entre des gens qui préfèrent se voir que se lire, et tiennent tout de même à se voir pour se faire croire qu’ils se sont lus.
Moi, riant : Vous êtes très injuste, il y a parmi ces gens quelques authentiques auteurs qui font du bon boulot, et je dois même dire qu’un ou deux me viennent en tête qui ne sont pas mal du tout.
Lui : Et pourquoi fréquentent-ils les cercles de votre snack-à-livres, plutôt que de calmement se promener dans un parc, ou ailleurs, pourvu qu’ils vivent la tranquille sérénité des gens qui savent ce qu’ils font ?
Moi : Je ne saurais parler pour eux, n’écrivant pas moi-même. Ils n’ont pas votre abnégation, je suppose. Ils doivent être lus. Ils veulent écrire et être libres de pouvoir le faire.
Lui, haussant les épaules et m’indiquant le séjour du menton : Il n’y a guère qu’une seule façon d’écrire libre, et c’est la bonne vieille méthode William Forrester ! Tout le reste, passez-moi l’expression, c’est de la politique. Qui veut écrire doit écrire, qui veut faire de l’argent ferait mieux de vendre des saucisses. Ah !, que n’a-t-on pas écrit de bêtises au nom du prestige…
Moi : Des saucisses ? Pourquoi donc des saucisses ?
Lui : C’est la première forme de chose boudinée, sans consistance et dans laquelle on peut positivement fourrer n’importe quoi, qui me soit venue en tête. L’analogie fonctionne.
Moi : Mais qu’avez-vous donc contre les saucisses ?
Lui : Grands dieux rien, mais ça reste dans le frigidaire, dans la casserole ou dans l’assiette, ce n’est pas parce qu’on l’enveloppe de papier avec des mots dessus qu’on est tenus d’appeler cela de la littérature. C’est d’ailleurs l’un des objets de la discussion de ce soir que le sens des mots.
Moi : Vous filez une étonnante métaphore.
Lui : Au contraire, elle est à l’envie de ce qui se pratique aujourd’hui avec la généralisation d’une littérarité de fast-food. Tout est déjà ingurgité et régurgité : les journaux, les livres, et même les papiers sur lesquels on imprime toutes ces réincarnations sous forme d’excréments. J’ignore si vous avez déjà interrogé la constitution de la chair à saucisse…
Moi : Je vous ignorais partisan de la décadence du temps présent, revient à des avant-hier qui pourraient n’avoir jamais existé.
Lui : Ils n’en sont pas moins beaux. Et puis par « aujourd’hui », j’oppose surtout la liberté des grands auteurs passés — pour certains littéralement morts de faim — à l’étouffement des auteurs qui sont grands dans leur propre silence.
Moi, marchant dans le sens qu’il m’indique : Vous, par exemple ?
Lui : Grand dieux non, je n’écris que des sottises. Il fait trop froid pour mourir anonyme, vous savez bien. Je ne suis qu’un réfractaire au progrès, alors disons que je me baigne dans les eaux sales des étiquettes sans contenus.
Moi : Je vois que l’hiver vous hante de ses passions tristes. Vous ne devriez pas vous donner ainsi en spectacle. Rejoint-on vos amis ?
Lui : Vous préfériez que je parle de saucisses ?
Moi, acquiesçant : Vous aviez là le mérite d’être adroit, oui. Et original. Là, vous êtes volontairement grossier ; je pense pour donner le change ? Je ne sais pas bien.
Lui, soupirant (concédant ?) : Je ne me donne pas en spectacle. C’est une calamité que le monde que nous vivons, en tout temps, et on devrait n’avoir jamais à vivre dans sa propre époque. Platon se plaignait de sa jeunesse, Cicéron de ses tyrans, et nous, que nous reste-t-il ? Rien qu’une conscience aigüe du vide du monde. Alors on se saoule à mort et on viole des gamines. Comme on dit, n’est-ce pas, « Dieu est mort et le diable est devenu un jouet pour adultes ».
Moi : Vous êtes maussade, voilà tout. Le monde portera encore de grands auteurs et ils viendront sous une forme que seuls les imbéciles prétendent anticiper. Ils nous prendront tous par surprise comme tous les grands auteurs l’ont toujours fait…
Lui : Prenant à ce plaisir le goût de se suicider à petit feu. CQFD, seuls ceux qui rampent, aujourd’hui, le font sur les épaules de géants. Plus personne n’est assis, et encore moins debout, plus personne ne regarde le ciel et… Non ! Attendez.
Moi : Je veux bien attendre mais j’ai les cheveux mouillés et je trouve qu’un certain courant d’air risquerait de me faire tomber malade. Ne voulez-vous pas que nous rejoignions vos amis, plutôt ?
Lui, se frappant le front : Mais si ! Bien sûr ! Venez, puis marchant, ce que je voulais dire, c’est la phrase de…
Moi : La Boétie, bien sûr.
Lui : La Boétie ? Mais pas du tout. Salisbury. Nous sommes assis sur les épaules de…
Moi : Oh, bien sûr, où avais-je la tête ? Toutes ces stations assises, debout, couchées, m’ont fait mal comprendre. Vous savez, « ils ne sont grands que parce que nous sommes à genoux. »
Lui : Mais c’est La Boétie, ça ?
Moi : Bien sûr, qui voulez-vous que ce soit ?
Lui, ouvrant la double porte du séjour, un sourire pensif sur les lèvres : Eh bien, Sade —je ris, puis Lui à l’attention des trois personnes qui se tournent légèrement vers nous — chers vieux copains, voici la dernière des participants de cette soirée. Je vous présente A., une excellente amie, nièce de l’un de mes vieux professeurs. A., je vous présente Arthur, Pierre et Camille. Nous parlions de saucisses, dans le vestibule, le temps de venir jusqu’ici.
Moi, serrant les mains tendues une à une : Messieurs, je suis très heureuse d’être ici ce soir, même si je suis la seule femme.
Arthur : Comme il ne sera pas question de saucisses, le nombre de femmes importe peu, nous sommes ici des esprits.
Pierre : C’est ça, j’ajouterais même : des escrimeurs. Au fleuron moucheté, non à la saucisse molle. De ceux qui prendront plaisir à ne pas dévaliser le langage pour nos petites accointances avec nos poudreuses addictions. J’ai une théorie là-dessus.
Moi : Vous avez donc tous entendu la brillante théorie de notre ami, sur la saucisse et le marteau ?
Arthur : I would prefer not to…
Pierre, balayant la réponse d’Arthur de la main : Absolument et j’ai bien ri. Mais vous savez qu’il n’a pas tout à fait tort, d’ailleurs on enveloppe souvent la nourriture à emporter dans de tels morceaux de papier. Mais le marteau, je n’ai pas vu. Je dois être trop gauchiste pour ça.
Lui, refermant les portes derrière nous : En effet, mais vous savez quant à vous que dans ces conditions, le papier n’est pas supposé être ingéré. On devrait mettre une notice sur toutes ces horreurs, vous savez, comme sur les petits jouets pour enfants, que les risques d’ingestion sont mortels.
Pierre : Ah, oui, « risque d’étouffement des grands auteurs en puissance », pour vous suivre. Sauvez un grand auteur en puissance, mangez une saucisse.
Arthur : Le papier est toujours à ingérer, ne serait-ce que par décalage critique.
Pierre : Oui enfin non. Je suis navré de vous arrêter, mais, là, non. On ne peut tout critiquer. Ce qui ne mérite pas notre attention mérite encore moins notre énergie critique. La critique est une pratique digne, et la grande majorité de ce qui se fait aujourd’hui, en saucisse comme en stations, ne mérite pas qu’on l’aère. Brasser du vent, vraiment…
Arthur : Prétendez-vous que rien de ce qui se fait aujourd’hui ne soit digne de votre critique ?
Pierre : Mais, mon vieux, je dis que rien de ce qui se voit aujourd’hui, n’est digne que je le convoite. Une saucisse, encore, je pourrais la manger. Son emballage pourrait m’occuper le temps d’aller jusqu’à la poubelle de recyclage. Mais le commentaire de la description d’une saucisse ? Comment voudriez-vous que je veuille mettre ça dans mon bec ?
Camille, s’étirant dans son fauteuil, la main sur le radiateur : Dites-donc, les copains, vous n’en avez pas marre de vos histoires de saucisses ?
Arthur : C’est notre hôte qui a commencé…
Camille : Ce n’est pas ce que je demande.
Lui, allant s’asseoir sur la méridienne : Asseyons-nous tous, que ceux qui veulent quelque chose le prennent, et voyons l’objet de cette petite soirée entre gens qui ne mangent pas de cette saucisse-là.
Arthur : Ah, vous voyez ! Il recommence ! J’ignore ce qu’il a ce soir avec la saucisse…
Camille : Bon, je suis assez pour qu’on bannisse le mot de la soirée, rien que la fin en « isse » me sort par les oreilles.
Lui, moqueur : Une saucisse te sort des oreilles ? Je n’étais pas si loin, avec Sade, tout à l’heure…
À ce stade il me faut reprendre une espèce d’extériorisation narrative, car s’ensuivirent quelques querelles autour du caractère suspect des qualités nutritives dudit objet oblong tout droit sorti des camp de concentrations pour mammifères de seconde catégorie, et je voudrais que nous allions au corps de ce qui mobilise ma restitution. Ces éléments étaient importants parce qu’ils permettaient de donner un contexte à ce qui suit et, quoiqu’on en dise, les contextes sont toujours nécessaires et celui-ci était en outre très important.
Pierre : Et bien non, je trouve que nous perdons le sens de la réalité. Il y a aujourd’hui une perte de sens du langage, il n’en reste plus que le caractère performatif, on ne recherche plus aucun argument, sont ainsi jetés en l’air des mots chargés d’une emphase souvent grotesque…
Lui, comme dans sa barbe mais incisant délibérément dans la parole de Pierre : Il faut dire qu’il ne suffit pas de porter une couronne de poils pour être autre chose qu’un chiot spasmodique.
Pierre : Les discours ne sont plus que des manches à air !
Camille, se massant les tempes : Allons bon, c’est la soirée des métaphores cylindriques, c’est ça ?
Pierre : Mais non, enfin, voyez, ces grands tubes vides sans consistance qui s’animent au gré du vent.
Arthur : Des saucisses, non plus pleines de fourrage protéiné, mais de vent, parfois.
Camille, d’une voix blanche : Oui, oui, les bites à rayures dans les aéroports, merci, on voit. Mais quel rapport avec la pratique du discours ?
Pierre : Comme les manches à air, les discours n’ont plus de contenu, ne sont plus des contenant, et n’indiquent plus simplement que le sens dans lequel il faut mettre son cerf-volant dans le but d’occuper la foule, faisant lever ses yeux quand ce qui se déroule d’important est dans son dos.
Camille : C’est-à-dire le décollage de l’avion ? Elles deviennent compliquées, vos métaphores, ce soir.
Pierre : Décidément, mon vieux, rentrez dormir, là, vous êtes pénible ! C’est simplement que les discours élèvent la voix et font de l’emphase quand ils n’ont aucun argument.
Arthur : Certes, mais, mon cher, ça n’est pas le point. Même si, en disant cela, vous tentez effectivement de vous arracher à l’ère du commentaire perpétuel, comme il a été dit tout à l’heure, au fond, vous y retombez.
Pierre : J’y retombe ? Où ça ?
Arthur : Dans la soupe généralisée du papier recyclé pour imprimer des substituts d’idées prédigérées qui, jamais, ne déplacent la pensée, ne maltraitent le lecteur, en un mot, n’éduquent et ne dotent de puissance.
Lui, balayant la remarque avec les doigts : Nous avons déjà évoqué tout cela, les gens préfèrent visiter le confiseur que le médecin, c’est vieux, ça. Personne ne veut se connaître soi-même, et tous jubilent à l’idée de connaître les petits déboires de leurs voisins.
Arthur : Soutiendriez-vous présentement que je me réjouis de la chute de Pierre ?
Lui : Ne vous jetons pas tout de suite à la mare, mais je soupçonne, en effet, qu’en guise de défense de votre point, vous vous contentiez d’attaquer le sien.
Arthur : Que nenni, j’y venais.
Lui : Tout vient à point à qui sait attendre.
Camille : Est-ce que vous avez fini vos politesses ?
Lui, haussant les sourcils : Reveut-il un coup de saucisse, celui-ci ?
Arthur : Puis-je ?
Lui, aimable et penchant la tête en avant : Lui donner un coup de saucisse ?
Arthur, épaules tombantes : Non, poursuivre mon propos.
Lui : Ah !, quelle surprise ! Mais oui, allez-y cher ami.
Arthur : Quand vous dites, certes à juste titre, que les discours s’étoffent de pathos, c’est-à-dire de non-consistance, pour dissimuler qu’ils le sont (vides), vous vous contentez de commenter un phénomène. Vous ne nous dites pas : « Le vent est un déplacement de masse d’air qui a telles caractéristiques, et les manches à air ne sont plus utiles aujourd’hui » ni toute autre décomposition du phénomène. Vous n’allez pas sur le plan causal de ce que vous évoquez. Vous ajoutez du pathos au pathos et, ce faisant, vous entérinez la pratique en relayant son énonciation. Par votre saillie, en fin de compte, vous commentez, et vous nourrissez la monstruosité pathétique qui se meut dans l’arène.
Pierre : Pas forcément. Car ce que je voulais dire surtout, c’est qu’il n’a pas fallu attendre l’obsolescence de la manche à air pour que l’image fonctionne. Plus personne aujourd’hui n’utilise les manches à air, n’est-ce pas ?
Camille : C’est entendu : j’abandonne. Voulez-vous bien me faire passer la bouteille de Martini blanc, A., s’il-vous-plaît ?
Pierre : Mais pourquoi ?
Camille : Eh bien !, pour que je me serve un verre, pardi !
Pierre : Idiot ! Pourquoi abandonner ?
Camille : Parce que toutes vos histoires de saucisse, de chute et de manche à l’air me convainquent de boire.
Pierre : Les mots ont toujours été une arme. Et la plus pernicieuse et la plus terrible de toutes ces armes, c’est de les vider de toute substance. Je suis navré, Camille, mais pour la saucisse dans une société de consommation où tout est considéré comme un consommable, jusqu’à l’existence humaine, la sexualité, la liberté, même la constitution de la saucisse est fondamentale. Car ce sont des mammifères que l’on tue par dizaines de milliards, des êtres vivants doués d’émotions, et ils ne sont pas des êtres vivants doués d’émotions, ils sont des saucisses en puissance. Camille lève son verre fraîchement empli et y trempe ses lèvres, peut-être exagérément.
Arthur : Là, je vous rejoins. En définitive, je ne vois pas en quoi un paradigme structurel permettant cela, que la saucisse ait une clientèle et qu’elle donne l’illusion d’une nutrition, s’arrêterait en si bon chemin.
Lui : Plutôt que la partie sur l’illusion, c’est l’idée de la conversion en tout-industriel que je trouvais jusqu’alors judicieuse. Il est vrai que peu de gens interrogent cela.
Arthur : Certainement, mais l’un n’empêche pas l’autre.
Moi : Ce sont deux idées différentes mais corrélées. D’une part, on observe que la substance n’a plus de défenseurs, comme une désertion de l’idéalisme, si l’on voulait, et d’autre part, on assume qu’en l’absence de quête de substance, toutes les valeurs soient descellées.
Pierre : Exactement, et voilà le sens de la métaphore de la manche à air : un décor maintenu pour faire croire que le paradigme n’a pas changé, lançant des sujets sur sa couleur, sa texture, sa longueur, que sais-je ?, mais la manche à air n’existe pas. Et nul ne peut dire depuis quand elle n’existe plus. Sur le régime des paradigmes, nous vivons un monde sans manche à air car ce n’est plus le vent qui charrie ce qui est important. Pour autant, c’est avec les déboires de la manche à air que l’on nous occupe.
Moi : Comme la cuillère n’existe pas. Ce qui existe, c’est mon reflet, que j’y projette.
Pierre : Absolument. Le commentaire perpétuel de la manche à air, c’est le reflet que l’on me force à projeter, non celui que je pourrais avoir la liberté de projeter. Le vent n’est même plus évoqué dans cette affaire. La manche à air n’existe pas, elle est l’image que l’on intercale entre mon reflet (sur un objet qui n’existerait pas) et mon regard.
Moi : Je trouve vos perspectives absolument passionnantes. En somme, si je vous suis, mais n’hésitez pas à me dire si je ne vous suis pas, en suscitant ce commentaire perpétuel…
Camille : L’effet buzz, disons, la pratique de l’emphase perpétuelle, coller le nez dans le guidon…
Moi : Exactement, ce que je crois qui vient d’être synthétisé sous l’expression d’un « commentaire perpétuel », privant de toute liberté d’aller jusqu’au fond des choses…
Camille : Une phénoménologie des conditions formelles de la médiation entre le monde des objets et nous, nous retirant le fond des choses…
Pierre, ignorant la remarque de Camille (que je ne compris pas) et me répondant, en me regardant : Même pas « jusqu’au fond », nous sommes même privés de réaliser l’onctuosité visqueuse de la surface des choses, je vous dis : le décor carton-pâte de la manche à air.
Camille, s’ajusant, visiblement las d’être tenu hors de la conversation : Par le biais de l’information continue ?
Pierre, tapant dans le creux de sa main avec le dos de son autre main : Absolument ! Non seulement la cuillère — ou la manche à air, ou le miroir — n’existe pas et il faut réaliser que lorsque nous voyons un reflet, nous nous contentons de voir la représentation que nous nous faisons de la façon dont doit revenir notre reflet en fonction de l’objet — une cuillère, incurvée, un miroir, plat, une bite à rayures, etc. — mais en plus, et surtout, nous n’avons même pas accès à cette polarisation, qui n’est que l’illusion d’un objet à partir de son interaction avec notre image.
Camille : J’admets volontiers que je lève mon martini à cela. Je n’ai pas perdu ma soirée. Le commentaire perpétuel nous couperait donc de notre capacité à ne serait-ce qu’interroger la surface des choses, disqualifiant définitivement tout accès au fond ?
Pierre, assez fier de lui : Absolument. Et quand quelqu’un frappe la surface, il passe pour très érudit et très audacieux, et tout le monde l’encense, de sorte que nul ne va jamais creuser plus loin. Le fond des choses fait sa petite vie sans ennui.
Moi : N’est-ce pas un brin complotiste ?
Arthur : Voilà ce que je commençais à me demander.
Pierre : Le complotisme est un faire, non un être. Et c’est même un faire plaqué, un jugement de valeur. Mais quand bien même s’agirait-il d’un être, ou d’un agir, non, ça n’est pas complotiste.
Camille : Je crois que j’ai anticipé pourquoi ça ne l’est pas. C’est vraiment pas mal. Pierre, permets-tu ?
Pierre, se servant un Spritz : Je t’en prie, cher vieux. Mais pose ton verre.
Camille : S’il y avait suspicion d’une intentionnalité et planification, cette interprétation des conditions de relation entre le monde des objets et les sujets — et les individus — cela relèverait en effet d’une paranoïa face aux systèmes de contrôle (l’État, les gouvernements, la classe dominante, peu importe, l’autre tenant de la relation de domination).
Arthur : Rien compris.
Camille, se redressant dans son fauteuil : Déjà ivre ? Ou de mauvaise foi ?
Lui, riant : Tout doux, les copains, on s’étire, on pète et on se calme.
Arthur, se joignant volontiers au sourire : Je ne l’ai pas pris mal, tout le monde sait que Camille est un misanthrope de haut vol. Ni l’un ni l’autre, mon vieux, simplement, tu n’as pas fini ton idée. Tu n’as pas donné la conclusion.
Camille : À chaque verre suffit sa peine, je dois me servir encore. In martino veritas.
Moi : Puis-je ?
Camille : Je vous en prie ! Merci bien. — Moi : Avec grand plaisir. — En effet, je n’avais énoncé que la première partie et Arthur s’est là-dessus montré « fin limier londonien ». Ainsi, pour peu que l’on prête aux systèmes de contrôle la malveillance nécessaire à une telle planification, en effet, ce serait complotiste. Mais il n’y a rien de tel. Il n’y a qu’un opportunisme et une dynamique structurelle générale. Mettons ici, les guignols qui déblatèrent sottise sur sottise en se prenant pour des moulins à vent alors qu’ils ne sont guère mieux que des contremaîtres.
Arthur : J’ai raté une marche, là. Chaque chose en son temps, voulez-vous ?
Pierre : Je vote pour.
Lui, silencieux et surveille la conversation en sirotant son cognac, un cigare entre l’annulaire et le majeur, une chevalière épaisse au doigt, un œil curieusement fermé.
Camille : Nous vivons en féodalité, cela fait un demi siècle que la féodalité utilise la démocratie comme couverture. La brutalité et la grossièreté, l’absence de culture — toutes ces choses que l’on appelle communément la barbarie — ce que j’appelle la bêtise crasse — ne permettent pas à des individus d’atteindre les strates du pouvoir.
Arthur : Et pourtant, ils l’ont, de facto.
Camille : C’est une façon de voir les choses. Une déduction structuraliste irait à une autre conclusion.
Arthur : Enlighten us.
Camille : C’est pourtant fort simple : ils n’ont pas le pouvoir.
Pierre : Absolument.
Arthur : Mais ils l’ont !
Pierre : Non, ils en exercent le caractère coercitif. Un contremaître n’a aucun pouvoir. Il ne dispose que de la jouissance de son caractère effectif. S’il est sadique et mesquin, ça lui suffit.
Arthur : Mais…
Camille : Quelqu’un qui a la culture, l’intelligence et les moyens matériels — sans parler de l’intérêt d’avoir un homme de paille aussi voyant, jouisseur et vulgaire qui occupe le « commentaire perpétuel » — a le pouvoir. Et cet « homme de pouvoir » n’est qu’un esclave comme les autres, enchaînés à ses propres névroses et le besoin de se défouler sur tout un pays. Il n’est pas plus libre que nous, sauf qu’obéir lui procure une jouissance sans commune mesure. Il chérit son propre esclavage et jouit de nous imposer le nôtre.
Arthur : Nous ne serions, au fond, plus guère libres d’autre chose que d’obéir ?
Pierre : Absolument. Et cela rejoint mon point, n’est-ce pas ?
Camille : Et oui. Il n’est pas machiavélique, pas plus que son homme de paille ne l’est. Ils sont juste très opportunistes, réagissent très vite et disposent de moyens pratiquement illimités. Il n’y a donc pas de complotisme à le reconnaître. C’est un état de fait dont tous les événements témoignent.
Arthur : Ça se tient, mais pourquoi feraient-ils ça ?
Camille, imitant une voix rauque, en saisissant un bonbon rouge : « What do men with power want ? More power! »
Arthur : Ah, nous y voilà ! L’hubris du pouvoir.
Camille, malicieux : L’hubris de l’appétit, de la faim, de la jouissance. Le serviteur est enchaîné à sa jouissance, à la médiocrité d’un sadisme sans imagination, mais on peut envisager que le maître souffre d’une addiction semblable : celle de l’accumulation grotesque.
Pierre : Complotisme écarté, j’en reviens à l’affaire des saucisses. Pourquoi, selon vous, la société de concentration s’arrêterait aux seuls mammifères pour produire des saucisses ?
Camille : Oui, la saucisse était un test, en somme.
Lui : Ah tiens !, les histoires de saucisses l’intéressent lui ? Tu n’as pas noyé la vérité dans ton martini, finalement ?
Camille : J’y travaille, j’y travaille. Mais à chaque venin suffit sa peine. Pierre, continue, vieux.
Pierre : La saucisse est l’unité de base, produit et production, de la chaîne de fabrication, elle est le rouage, que l’on transpose sa fonction dans la littérature, dans l’exploitation-extermination des Juifs ou dans l’agroalimentaire industriel — où l’on propose de rentabiliser ce qui est une quantité négligeable. La substance qu’on met dans cette « quantité négligeable » est permutable. Voilà le problème de la manche à air : il n’y a plus de vent. Il n’y a plus que la volonté de transformer tout le monde en saucisse et pour faire croire que rien n’a changé, plutôt que de s’ennuyer, on glisse une plaque de carton entre les yeux et le reflet du monde. Les mots ont été évidés parce que c’est un décor, tendu, pour maintenir l’illusion des fonctions. Les mots ne sont même plus eux-mêmes des surfaces, seulement le souvenir d’un contenu.
Arthur : Quand tu dis ça comme ça, cela paraît vraiment simple.
Lui, reprenant la main sur la conversation : Mais rien de tout cela n’est compliqué à partir du moment où on comprend qu’un phénomène est une accumulation de plus petits phénomènes.
Camille : Exactement, ce qui paraît difficile ou incompréhensible n’est obscur que par une quantité insuffisante d’informations sur les paramètres structurels.
Arthur : Et vous viendriez de nous montrer tout cela uniquement avec une saucisse ?
Pierre : Et une manche à air.
Lui : Oui, enfin, saucisse, manche à air, et expérience quotidienne de la médiocrité et de la corruption, de la complaisance de ces gens qui sont hissés au rang d’intellectuels par un opportunisme dans un système de récompenses de cour, par des sociétés épuisées dont les flancs exhibent un nombre incalculable de béances, d’injustices systémiques, une violence brutale et immédiate… Il faut vivre notre contexte pour comprendre ces deux images. Chers amis, je propose que nous passions à table.
Camille : Je meurs de faim !
Lui : Les sujets vont pouvoir enfin aller au fond des choses, maintenant que le commentaire perpétuel a été identifié.
Pierre : Soyons modestes et contentons-nous d’abord de la surface.
Moi : Vous tenez bien le coup, dites-donc, à combien de Martinis êtes-vous ?
Camille, clignant de l’œil : Un nombre à peine suffisant.
Où il sera question de Cicéron, d’Aristote, de la démocratie comme le meilleur moyen d’établir un contrôle de masse, où la corruption sera identifiée comme un mécanisme institutionnel fonctionnel depuis vingt siècles au moins, avec des auteurs à la mode, mais sans jamais les citer. Je dois admettre, cher lecteur, que j’ai peu parlé dans ces prolégomènes à la conversation du dîner, mais c’est que j’étais encore attentive et peu introduite.
Acte II
Échecs (et boule d’opium)
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Les mêmes intervenants, installés autour d’une table ovale en noyer, dans le plus pur effet bourgeois satisfait, assis comme suit : Lui, en bout de table, Arthur en face de Pierre et Camille en face de Moi. Il n’a pas paru nécessaire de m’étendre sur les caractéristiques physiques des uns et des autres, Lui étant simplement vêtu d’un peignoir de qualité sur une tenue habillée d’ancienne facture, costume de soirée décontracté, le velours bleu de son peignoir affichant quelques fioritures brodées d’argent, le regard dur et perçant, ainsi qu’un sourire narquois constamment fiché sur les lèvres. On eût dit ce soir-là qu’il était quelque gardien de quelque antique réalité dissimulée derrière d’insaisissables portes, à laquelle les pauvres petites mains comme les nôtres n’aurions jamais accès. Le repas commençait assez paresseusement, et les autres convives semblaient avoir plus d’appétit pour la conversation que pour les différents éléments à manger, mais c’était là l’objet de la rencontre de ces personnes : l’exposition faite par Lui d’un principe fondamental du monde. Il avait prétendu qu’elle ne serait à nulle autre pareille. Il s’est vite avéré que j’étais essentiellement présente pour servir de cobaye d’une relative neutralité à l’exposition, qui était en fait le plateau suivant d’un jeu d’arcades en querelles — ou l’inverse. Ce qui, aujourd’hui encore, fait que je ne saurais dire si j’étais le prétexte ou l’occasion, la fin ou le moyen, en guise d’avatar de l’humanité toute entière. Je réalise a posteriori que j’ai eu la chance ce soir-là d’être convié dans une conversations de demi-dieux, et de goûter en guise de conversation à rien moins qu’à l’hydromel. Je regrette souvent de n’avoir pas réitéré l’expérience mais, enfin, comment peut-on y prétendre si l’on ne nous y invite pas ?
Camille : Tu disais que les escarmouches de l’apéritif avaient admirablement…
Lui : Préparé mon exposé, oui, comme s’il avait été question de ses prolégomènes.
Arthur : Est-ce à dire que l’exposé consiste en une métaphysique du futur ? Camille secoue la tête, trouvant l’étalage un peu grotesque. « Est-ce à dire gnagnagna », semble-t-il dire entre deux levée d’yeux au ciel.
Pierre : Il ferait beau de le voir, moi qui songeais justement l’autre jour, dans une soirée mondaine, que je pouvais me flatter d’avoir un ami sans métaphysique…
Arthur, fronçant le sourcil gauche : Ah, tiens, j’ignorais que tu étais anti-métaphysicien…
Pierre : Je suis contre-spéculatif, je préfère l’esprit structuraliste. Puis précisant, hochant le menton vers Lui : Mais je le tiens de celui qui fut mon maître, finalement.
Arthur : Plaît-il ? Une philosophie structuraliste ?
Moi : Le structuralisme… Comme en ethnologie, vous voudriez dire ?
Arthur : D’où ma perplexité, parce que le structuralisme n’a rien à voir avec une quelconque école anti-spéculative ou autre…
Pierre : Je disais simplement cela pour aller vite.
Lui, reprenant la parole : Il s’agit au fond d’un structuralisme herméneutique, c’est-à-dire d’un travail d’étude des structures telles qu’elles sont distinctes ou similaires, vis-à-vis de la visée des fonctions qu’elles remplissent et du sens qu’elles prennent pour la définition du monde comme totalité cohérente.
Arthur, très sceptique : Vous me dites qu’une telle position ne se postule pas à partir de l’idéalisme spéculatif ?
Pierre : Absolument pas ! On part de l’efficience des structures et du caractère vérifiable de leurs faisceaux de significations.
Camille : Ça t’en bouche un coin, vieux, n’est-ce pas ?
Arthur : Si et seulement si cela fonctionne, en effet, oui. Le structuralisme est trop souvent un relativisme…
Pierre : Pas en herméneutique, mon vieux… Le structuralisme est synthétique et l’herméneutique analytique. Les deux démarches sont en activité perpétuelle entre la définition du sujet et la définition de sa relation au monde des objets, c’est-à-dire, du sujet comme prédicat et du sujet lui-même comme objet…
Camille, voix monocorde : « C’est la production qui est le produit » !
Pierre, passant outre : De là, les modes possibles de médiation entre la surface, le fond des choses, le décor, la manche à air et la saucisse industrielle…
Camille : Ah non ! Cela suffit maintenant avec ces histoires de tubes de chair molle ! Et si l’on faisait passer la charmante A. sur le billard ?
Arthur : Oui, allons-y ! Cher hôte, should we ?
Lui, fermant brièvement un œil puis se tournant vers Moi : Jouez-vous aux échecs, chère amie ?
Moi : Pas le moins du monde. Je n’en connais même pas les règles.
Lui : Voilà qui n’est pas commode.
Camille : Au contraire, pour notre objet. Enfin, voyons. Si la soirée se termine alors qu’elle a compris et, même, supposons qu’elle parvient même à participer dans l’édifice, la démonstration sera acquise, et les modes analytiques synthétiques de la méthode s’en trouveront valider pour démanteler toute entreprise d’opacification de la corruption d’un système. Et vous détiendriez des universaux dans la catégorie du criticisme…. comme avec une sorte de grimace moqueuse, dédaigneuse… en politique !
Lui : Je plaisantais.
Pierre : Je m’impatiente.
Arthur : Et moi donc. Soit dit en passant, les gars, j’ai un peu le sentiment d’être dans une embuscade.
Lui, reprenant la main avec sérieux : Donc, A., voyez-vous, les règles d’une partie d’échec, que l’on accepte ou non l’accélération anglaise sur le premier mouvement de chaque pion de garde, sont immuables.
Moi : …Pardon ?
Camille : On peut, à chaque premier mouvement de chaque pion, choisi de l’avancer de deux cases, ce qui ne vaudra plus pour la suite. On peut faire, prenons les noirs, soit A6 soit A5, soit B6 soit B5, et, prenons les blancs, soit A3 soit A4, soit B3 soit B4, et ainsi de suite, pour tout premier mouvement du pion. Cette proposition d’avancer de deux cases sur l’ouverture est une ingéniosité anglaise pour accélérer le jeu. C’est vrai qu’ils voulaient aller sauter la danseuse, après le salon de musique, et pas perdre trois heures sur une partie du jeu des rois.
Moi : Oh.
Lui, reprenant, sans faire le moindre commentaire : Toute personne, dans toute langue, doit jouer aux échecs selon deux règles inamovibles. La première, viser la capture du roi adverse ; la seconde, appliquer le correct mouvement de chaque catégorie de pièce en fonction de ce but, dans un délai raisonnable et dans une démarche d’envergure. Me suivez-vous ?
Moi, vérifiant que si la parole m’était nommément destinée, elle visait en fait tout le monde : Oui.
Lui : Est-ce qu’il serait correct de dire qu’une partie d’échecs ne peut donc se dérouler que dans un seul cadre paradigmatique ?
Moi : Il me semble que cela serait correct de le dire.
Lui : Bien. Aussi, pour qui connaît les principes de ce cadre paradigmatique, et pour qui manie avec aisance une grande perspective des expériences possibles à l’intérieur de ces cadres, à partir d’une connaissance correcte de la nature et de la fonction de chaque pièce, est-il également correct de dire que l’on dispose d’une capacité très raisonnable à l’anticipation des étapes et du déroulement de la partie ?
Moi : Il me semble, oui.
Lui : Ne pensez-vous pas, dans de telles circonstances, qu’il suffit d’arracher le cadre paradigmatique à sa détermination — par exemple dans le cas de pièces d’échecs à qui l’on aurait donné l’apparence de jetons de dame, sans différencier les jetons entre eux — pour être en mesure de rendre intelligible tout déplacement sur un damier, tant du point de vue des modes de mobilité que de la visée ?
Moi, me tournant instinctivement vers Camille : Je ne suis pas sûre d’avoir compris.
Camille, après avoir obtenu l’assentiment de Lui : Autrement dit, supposez qu’on joue aux échecs avec des dames. Pourrait-on tout de même, par les conditions de déplacement des pièces et le fait qu’elles s’obstinent toutes à dresser une toile mortelle à destination d’une seule des dames de l’équipe adverse, reconnaître le jeu d’échec en cours, pour peu qu’on maîtrise à fond les règles échiquéennes ?
Moi : Je pense que oui.
Lui, reprenant : Ainsi, donc, aurais-je raison de dire que si l’on dissimule le cadre paradigmatique, on pourra néanmoins retrouver le programme suivi par les pièces des deux couleurs ?
Moi : Je suppose que, là encore, vous avez raison.
Lui : Supposons alors que les modes de mobilités soient la caractérisation matérielle du cadre paradigmatique d’un jeu d’échecs — telle pièce allant ici et telle autre pièce allant là désignant que les conditions juridiques du jeu d’échecs sont manifestement respectées — que l’on prenne des jetons de dames, de Go ou même des gravillons, ne serait-il pas aussi correct de considérer que la matérialisation de ce paradigme que nous appellerions « jeu d’échecs » se vérifierait ?
Moi : Pour peu qu’il soit suivi, si.
Lui : Mais si nous ne pré-connaissons pas les conditions de matérialisation, c’est-à-dire les conditions juridiques du jeu d’échecs — les règles — est-ce plus difficile de saisir que c’est une partie d’échecs qui se joue devant nos yeux ?
Moi : Sans doute, mais on peut sans doute déduire.
Lui : Vous voulez dire que l’on pourrait observer, comparer intérieurement, et reconstituer, en nous, les modes de cette matérialisation pour déduire le cadre paradigmatique du jeu d’échecs ?
Moi : C’est exactement cela que je veux dire.
Lui : Ne faudrait-il pas en voir un très grand nombre, en ce cas ?
Moi : Un nombre infini, oui. Mais ainsi, nous pourrions retrouver la détermination de chaque pièce.
Lui : Sans connaître pourtant la visée, la fin, c’est-à-dire la somme des conditions formelles du jeu d’échecs ?
Moi : Ne pourrait-on pas, là encore, les déduire ?
Lui : Comment ?
Moi, concentrée : Je vous rappelle que je ne sais pas jouer aux échecs, je ne connais aucun des déplacements d’aucune pièce…
Arthur : Donc aucune des caractéristiques des conditions matérielles de ce…
Lui : Est-ce que vous savez jouer, Arthur ?
Arthur : Ma foi oui, mais mal.
Lui : Je préfère que vous restiez en dehors de la démonstration, en ce cas, cher vieux, j’aime la virginité de A. face au problème, cela permet de discuter sur les universaux de l’expérience et de la fonction analytique à visée synthétique de l’expérience.
Arthur, hochant la tête : Fort bien. Continuez, je vous prie.
Moi, reprenant la parole, hésitante : En observant toutes les pièces confluer vers la capture du seul roi, je pourrais déduire la nature de la visée à partir de la réputation du jeu d’échecs.
Lui : Certes, mais si les pièces sont toutes des grains de riz ? S’il n’y a pas de roi, matériellement.
Camille, levant le poing : Ouais, ils l’ont décapité, yeah !
Lui : Comment constituer une telle déduction ? Et, surtout, si vous ne connaissez pas les règles, comme vérifier que les pièces se déplacent toutes selon des conditions propres conformes au paradigme « jeu d’échecs » ?
Moi : Suppose-t-on que je dispose d’une mémoire computationnelle efficace ?
Lui : Nous pouvons en effet le supposer, tout à fait virtuellement, pour la finalité de l’exercice.
Camille, comme en chantonnant : Qui a dit que nous échapperions au pur spéculatif ?
Moi, lui souriant mais cherchant à poursuivre (après tout, ne suis-je pas une femme ?) : Alors je suppose que je pourrais comparer la récurrence des conditions de mobilité de chacune des unités, alors indexée selon des caractéristiques qui se bornent à sa mobilité. Sans prédication supplémentaire, sans aucun autre signe distinctif que le règlement que son déplacement semble suivre.
Lui : Et vous pourriez alors déduire, de la réputation du paradigme « jeu d’échecs » le fait que soit en train de se jouer devant vous une partie d’échecs ?
Moi : Avec une mémoire computationnelle efficace et en prenant des notes pour modéliser une reproduction sur un cadre échiquéen, je le crois, oui.
Lui : Supposons maintenant qu’il n’y ait pas de damier, et que les pièces soient matérialisées par des bouchons flottant dans une bassine, victimes des perturbations ordinaires que subissent des objets légers dans une onde claire, quoique peu mobile. Pourriez-vous déduire la même chose ?
Moi, souriant : Il faudrait que je me représente les déplacements sous la forme d’une vectorisation, mais avec une telle translation de la représentation, je pense que ça reste possible oui.
Lui : Vous devriez donc passer par une modélisation qui… que ferait-elle cette modélisation ?
Moi : Il me semble qu’elle épurerait les conditions de la matérialisation pour effacer toute la dimension aléatoire, le contingent et se concentrerait sur les conditions formelles de la finalité telle qu’elle s’exprimerait au travers d’une modélisation épurée.
Lui : Ainsi donc, si je vous ai bien suivi, et pour peu que vous n’ayez du paradigme « jeu d’échecs » qu’une idée très vague — savoir qu’il faut capturer le roi, qu’il soit identifiable ou non par des critères extérieurs autres que la totalité des conditions de sa mobilité…
Moi : Oui, enfin, je ne connais même pas les règles de déplacement de chacune des pièces.
Lui, balayant ma remarque et s’adressant à tous : Peu importe, au fond, disons que cela ne change rien. Sans connaître autre chose que la logique formelle du déploiement du paradigme « jeu d’échecs », vous dites qu’il serait possible de reconstituer une sorte d’identification, puis même de ce que nous pourrions appeler, comme des sauvages, une voie pour une intelligibilisation de ce qui déroule devant vous. N’est-ce pas ?
Moi : Il me semble.
Lui : Supposons donc que vous soyez capable de transposer instantanément la matérialisation de ce qui se déroule devant vous dans une représentation classique d’un jeu d’échecs…
Arthur : Explicite, en somme ?
Lui, fronçant les sourcils : Exactement, explicite, sans aucune dissimulation, prédicats ouverts et flagrants.
Arthur : Continuez, navré.
Lui : Supposons, disais-je, que vous vous forgiez une capacité à la reconstitution synthétique à partir des éléments de la décomposition-translation vers ce que vous avez vous-même appelé une « vectorisation », un travail des systèmes de représentation en travail, une grille dynamique de lecture qui s’adapte celerius quam asparagi cocuntur, c’est-à-dire immédiatement et à chaque point de la décomposition-recomposition simultanée, de l’analytique vers le synthétique.
Moi : Celerius quam… pardon ?
Lui, grimaçant : Peu importe. Cela signifie « très vite ». Supposez-vous cela ?
Moi : Que je sois capable de tirer de l’observation de la matérialité de tout phénomène structurel ses conditions formelles et les principes de son déploiement pour retrouver dans un bombardement phénoménal le déroulement du paradigme « jeu d’échecs », alors que je n’y ai moi-même jamais joué ?
Lui : Exactement.
Moi : Entendu, supposons-le.
Lui : Seriez-vous alors d’accord pour dire que vous pourriez déduire de l’observation du particulier les grandes catégories des universaux auxquelles ce particulier, et celui d’à côté, pourraient se rapporter ?
Moi : Si je sais que l’on est en train de rechercher le paradigme « jeu d’échecs », je suis d’accord.
Lui : Comment cela ?
Moi : Si je vois des bouchons dans une bassine, même selon une disposition ressemblant à un carré avec des alignements et des lignes de fuite manifestes vis-à-vis d’une visée, je ne peux rapporter cela à une modélisation échiquéenne que si je comprends qu’il y a là quelque paradigme de type échiquéen.
Lui : Je vois. Et si, par exemple, le jeu d’échecs se déroulait, par exemple, sur un Rummikub, le plateau n’étant plus décomposé-transposé sur une matérialisation d’objets soumis à une dynamique plane, ni même à une dynamique des fluides mais, cette fois, à une mécanique cubique, à six faces. Les conditions de mobilité de chaque pièce s’assortiraient désormais des contraintes liées au fait que le moindre déplacement bouleverse l’organisation de toute la partie : un carré de couleur déplacé implique le déplacement de toute sa ligne ou de toute sa colonne, selon le geste que l’on fait. Pourriez-vous toujours déduire le paradigme « jeu d’échecs », alors que vos intuitions ne vous encourageraient pas à vous les représenter ?
Moi : Je crois que je le pourrais, mais beaucoup plus difficilement et cela nécessiterait un nombre beaucoup plus grand, infiniment plus grand, de parties observées.
Lui : De quelle façon ?
Moi : Il me suffirait de me concentrer sur la dynamique des lignes de fuites de cette mobilité qui, toujours, devraient confluer vers un seul carré, qu’il soit ou non identifié, et que l’on pourrait considérer comme la pièce échiquéenne du roi.
Lui : Ainsi, vous me dites que vous pourriez déduire cela avec une telle pulvérisation des conditions phénoménologiques ?
Moi : Disposant d’une mémoire computationnelle impeccable, je crois que je le pourrais. Cela serait simplement long.
Lui : Pourquoi ?
Moi : Parce qu’il me faudrait comparer entre elles énormément de recomposition possibles afin de déduire la visée, et que, dans une telle falsification des conditions originales de matérialisation, le rasoir d’Ockham ne me serait plus d’aucun secours. En outre, je serais sans doute parasitée par le caractère extraordinairement sophistiqué de cette dissimulation. À moins que je ne sache que cela fait partie du jeu, comme par exemple, entre deux joueurs d’échecs si forts que les conditions classiques de matérialisation les ennuient tous deux, il me faudrait chercher à comprendre, en plus de la visée du paradigme « jeu d’échecs », les raisons de la dissémination de l’intelligibilité de ses conditions formelles.
Lui : Cela ne pourrait-il pas être une concrétion, une succession de concours de circonstances et d’opportunisme ?
Moi : Quoi donc ?
Lui : Ce produit, cette dissémination de l’intelligibilité des conditions formelles du paradigme.
Moi : Je suppose que cela le pourrait.
Lui : Mais reprenons ce que vous disiez : deux joueurs qui s’ennuient. Supposons alors qu’ils s’ennuient si bien qu’ils décident de cacher à l’autre quel carré du Rummikub incarnerait la pièce échiquéenne du roi, mêlant aux conditions formelles du jeu d’échecs les conditions matérielles d’un paradigme « toucher-couler », par exemple, le jeu de bataille navale.
Moi : C’est-à-dire une inconnue sur les conditions matérielles qui serait intégrée dans le paradigme formel initial, mais sans qu’on soit au courant ?
Lui : C’est cela. La déduction en serait-elle plus difficile ?
Moi : Plus difficile, non, mais plus longue encore car il faudrait comparer avec un plus grand nombre de chaînes causales déductives afin d’arriver à un nombre réduit de conclusions possibles.
Lui, se tournant vers tous : Je viens de vous exposer, donc, par quels moyens toute observation de toute hyper structure phénoménale on pouvait parvenir à déduire, sous réserve de conditions méthodologiques et certains états pré-donnés de connaissance, toute visée, c’est-à-dire toute composition de ses conditions formelles et de la variabilité de ses applications, tant structurelles que dynamiques dans cadre téléologique clair.
Arthur : Cette méthode serait universalisable, selon vous ?
Lui : Elle l’est, en effet. Il suffit de connaître les critères de la variabilité de chaque paradigme, ainsi que certains des universaux formels de l’esprit humain qui, croyez-le ou non, est un universel en soi. La culture en témoigne, comme dépositaire sur le temps long des modes de manifestation de ces universaux. La science a souvent interrogé des similarités matérielles entre différents éléments culturels de civilisations très éloignées, s’esbaudissant de contempler des similitudes si flagrantes — alors certains ont pensé à une vieille race extra-terrestre. On peut aussi considérer que les paradigmes formels auxquels obéissent elles-mêmes les conditions formelles de l’esprit humain sont limitées dans le champ du possible des applications matérielles — et que l’humanité n’a pas une infinité de possibilités téléologiques pour répondre à un nombre finalement assez limité de questions fondamentales, en une moyenne de soixante-dix ans. En inversant la cause et la conséquence, on arrive très souvent à une automystification.
Pierre : Je pense que j’aurais quelque objection à formuler.
Arthur : Et moi donc.
Camille : Et je voudrais poser une question vis-à-vis de la structure du monde comme totalité, à partir d’une telle grille.
Acte III
Il est venu le temps des objections
-
À partir de là faut-il admettre que le plus difficile était passé mais, pour autant, c’est dans la défense de ses arguments et la déclinaison de sa théorie que j’ai trouvé le plus d’intérêt à la posture de Lui, quand bien même était-il assez satisfait. Les grands esprits souffrent souvent plus douloureusement d’être seuls que d’être incompris mais, lorsqu’ils sont compris, ils se mettent à regretter de n’avoir pas tenté leur chance plus tôt, auprès du monde. De là, il me fallait rendre hommage à sa posture qui, au moyen de ses amis, se donne ici à voir dans toute l’amplitude de sa performance « brute ». Nous étions, disons, à ce stade, dans la deuxième partie du repas, et les convives mangeaient tous par intermittence, comme entre chaque plongeon, ils s’arrêtaient sur le rebord pour manger un bout, et reprendre leur souffle.
Lui : Allez-y, je vous en prie.
Camille : Je pense qu’il vaut mieux que je parle en dernier.
Arthur : Et moi, en deuxième.
Pierre : Alors je prendrai la parole le premier. Tous acquiescent et Arthur se ressert de l’un des plats. J’ai trouvé votre démonstration brillante, évidemment, mais elle pèche par un défaut certain, celui de la nécessité de toute prédétermination. Autrement dit, nous savions qu’il était question d’un jeu de plateau et le socle paradigmatique initial est conditionné par cela.
Lui : Voulez-vous dire que vous pensez qu’il faut toujours anticiper le caractère catégoriel de l’hyper structure phénoménale appréhendée ?
Pierre : C’est là exactement ce que je veux dire.
Lui : Il ne me semble pas avoir prétendu l’inverse, ni tenté de le démontrer.
Pierre : Vous reconnaissez donc que votre grille analytique ne peut être fonctionnelle sans modulation catégorielle ?
Lui : Je reconnais que toute hyper structure phénoménale n’est jamais saisie ab nihilo et que c’est en vertu de cela que toute hyper structure phénoménale s’inscrit toujours dans un prérequis paradigmatique d’ordre catégoriel.
Pierre : Seriez-vous en mesure d’éprouver cette théorie ?
Lui : C’est tout à fait possible. Si je devais faire l’énumération d’exemples qui seraient, par leur simple énonciation même, des preuves suffisantes pour montrer que ce n’est pas une théorie mais une affirmation, non doctrinaire mais conditionnelle, vous vous trouveriez face à un autre problème, dont je pressens d’ailleurs que c’est là le motif d’intervention de notre cher Arthur. N’est-ce pas ?
Arthur : Si je vous ai bien suivi, je crois que oui. Le langage.
Lui : C’est en effet que vous m’avez bien suivi : le langage. Un analytiste comme vous n’aura pas manqué de soulever le problème du langage, transfuge matériel problématique des unités symboliques dans le plan de la conscience — mais j’y reviens. Permettez que je termine de répondre à Pierre.
Arthur : Je le permets, bien entendu.
Lui : Ainsi, donc, Pierre, si par exemple je vous dis qu’une hyper structure phénoménale ne peut se percevoir autrement que dans un cadre paradigmatique que nous pourrions appeler une « condition paradigmatique », que me répondez-vous ?
Pierre : Je vous répondrais que je ne vois pas comment cela serait autrement, mais qu’il me faut toujours un exemple pour être convaincu.
Lui : Absolument mais avant cela il convient que je définisse de façon plus pragmatique, même du point de vue de la théorie, ce que j’entends pas une « hyper structure phénoménale ».
Pierre : Je trouve aussi. On ne saurait manier des idées sans avoir clairement délimité la superficie conceptuelle qu’ils recouvrent.
Camille, s’étirant : C’est le bon sens même, et la philosophie analytique devrait s’en souvenir…
Arthur, riant : Mais c’est bien notre point !
Camille : Non, votre point, c’est que le langage, en tant qu’il est une limite et un problème pour la philosophie, devient l’entrave fondamentale, si bien qu’il ne faut rien dire car on ne peut rien dire. Vous jetez dans le même geste le bébé avec l’eau du bain, et refusez à la poésie, par exemple, ou à la métaphore, sa catégorie de rationalité, plutôt que de reconnaître qu’il n’y aurait pas qu’un seul paradigme de rationalité. Un seul mode, autrement dit. Vous êtes absolutiste à votre façon. La philosophie continentale est moins paresseuse et suit à la lettre la prescription initiale de la lettre à Marcus Herz…
Moi, complètement perdue : De quoi s’agit-il ? Quelle est cette lettre ? Qui est ce Marcus Herz ?
Lui, haussant les yeux au ciel : Un correspond épistolaire de Kant, pour ce qui nous concerne ici. Et peut-être l’un des (nombreux) points fondamentaux qui oppose la philosophie dits analytique à la philosophes dits continentale.
Moi : Ah ?
Pierre : C’est fort simple, si l’on me permet une incise, je peux exposer rapidement ce dont il est ici question. Il s’agit d’histoire de la philosophie. Mais, bon, d’aucun diraient que la charnière se manifeste par autre chose que cette lettre et trouveraient que ce n’est pas du tout le point…
Lui : Eh bien !, allez-y donc.
Moi : Je vous remercie !
Pierre : Je suis plutôt neutre dans cette affaire, mais Camille et Arthur sont opposés.
Lui : Au fait, cher ami, au fait ! Allez au fait. Nous avons une preuve en suspension et elles supportent assez mal toute forme de lévitation.
Pierre, se concentrant : Un grand nombre d’écoles de philosophies ont émergé dans le magma chaotique du début du XXe siècle. Pour la philosophie analytique, s’encombrer de l’histoire de la philosophie parasite la capacité à résoudre des problèmes et il faut se ranger sous l’égide de la philosophie de la nature — ce qu’on appelle la science — si on souhaite atteindre des résultats valables et fiables. Pour la philosophie continentale, toute philosophie doit être métaphysique, et le langage n’est pas une source d’erreur mais le socle constructiviste de toute connaissance.
Moi, me tournant vers Lui : Et donc vous seriez continentaliste, en somme ?
Lui : Non. Ni l’un ni l’autre, ce débat ne m’intéresse pas.
Moi : Je pensais comprendre que vous maniiez les formes symboliques ?
Lui : Je manie les structures dynamiques et la médiation entre leurs conditions formelles et les modes d’apparition de leurs faisceaux phénoménologiques. C’est une sorte de structuralisme herméneutique, si l’on voulait.
Moi : Merci pour ces précisions, Pierre.
Pierre : Mais avec plaisir. Je propose que nous dé-pendions la preuve.
Lui : Allons-y — mais je pressens que je vais en partie anticiper ta question, dit-il en s’adressant directement à Arthur, lequel lève une main pour dire de continuer. Il me faut donc définir ce que j’entends pas une « hyper structure phénoménale ». Ce n’est pas difficile, mais c’est une étape nécessaire. Il s’agit donc de tout faisceau phénoménal homogène à potentiel signifiant, recouvrant une dimension perceptible, qui se déploie dans le temps. Le temps est ici…
Pierre : La condition du déploiement de la conscience, certes. Mais alors si tout phénomène est forcément le produit d’une hyper structure phénoménale, n’est-ce pas ?
Lui : Pour peu qu’on le décompose, c’est exact.
Pierre : Et ainsi à l’infini ?
Lui : J’aurais dit plus justement « Et ainsi de façon infinitésimale ». Tout phénomène et le produit d’une stratification infinitésimale. Donc ce que j’appelle une hyper structure phénoménale c’est le potentiel de décomposition des étapes infinies constitutifs de tout phénomène. Et à ce titre, tout phénomène s’épaissit de la complexité de sa propre stratification interne pour peu qu’on le considère depuis une catégorie quelconque.
Pierre : C’est-à-dire ?
Lui : Et bien c’est fort simple, prenons un arbre par exemple, ou un nuage. Ils sont des hyper structures phénoménales en soi et vous n’aurez aucun mal à admettre qu’ils sont tous deux composés d’unités physiques plus petites, et que la décomposition analytique de ces plus petites unités physiques permet d’en embrasser toute la structure. N’est-ce pas ?
Pierre : En effet.
Lui : Mais pour autant, le vent dans cet arbre, qui ne sera visible qu’en tant que se ploient les branches et tombent les feuilles de l’arbre, est une hyper structure phénoménale à son tour, et n’a rien à voir avec l’arbre, si ce n’est en tant que celui-ci rend cette autre hyper structure visible. Êtes-vous toujours d’accord ?
Pierre : Là encore, je suis d’accord.
Lui : Prenons encore un cas critique : la pluie, poussée par le vent en des traits obliques, qui tombe sur l’arbre et le mouille justifie que l’écorce soit mouillée. Croyez-vous que nous ayons là une accumulation d’hyper structures phénoménales ?
Pierre : Je le crois en effet.
Lui : Et chacune de ces hyper structures phénoménales ne saurait être isolée que par le biais des catégories : végétaux, dépressions, pression atmosphérique, vous êtes encore d’accord ?
Pierre : Je crois, oui.
Lui : Ainsi toute hyper structure phénoménologique ne serait déjà a priori pas envisageable sans la première analyse, le premier découpage, si l’on voulait, qui procède de la catégorie de perception. Est-ce que vous êtes encore d’accord.
Pierre : Pour les phénomènes physiques, je suis d’accord.
Lui : Cela fonctionne aussi pour les phénomènes non physiques. Qu’il s’agisse du cadre paradigmatique des échecs, de la politique, de la poésie ou de la psychologie collective à l’échelle de groupes. Il suffit alors de nommer la catégorie, qui se généralise au-delà de son cadre et devient ce que A. nommait tout à l’heure les conditions formelles, la visée, ce que la philosophie du mythe appelle le telos.
Camille : La fin première et dernière ; le purpose de l’Agent Smith !
Lui : C’est ça.
Pierre : Êtes-vous en train de me dire que pour peu que l’on connaisse le « purpose » de chaque catégorie, alors cela peut s’appliquer aussi au décryptage des comportements et à la déduction des paradigmes ?
Lui : C’est ça.
Pierre : Les catégories ne seraient pas juste des étiquettes ?
Lui : La catégorie n’a jamais été une étiquette, et l’on en revient aux déformations des contenants du langage, et l’histoire de la manche à air : on garde les mêmes mots, mais les catégories recouvertes par ces mots n’ont plus rien en commun de contenu. Une catégorie ne s’est jamais contentée d’être un contenant, mais elle a toujours contenu, par sa prescription même, les conditions internes de sa propre visée.
Camille : Conditions internes de sa propre visée qui sont déjà des éléments de la relation entre conditions formelles et applications matérielles ?
Lui : C’est ça.
Camille, singeant Fabrice Luchini singeant Roland Barthes : C’est ça… Ahah ! Le classer, le savoir classer, est une activité fortement socialisante.
Arthur : Je vois encore une objection sérieuse à proposer.
Lui : J’espère bien, tout ceci n’était qu’un échauffement ; qui parlait d’escrime tout à l’heure ?
Pierre : Il paraît que je suis un bien piètre bretteur…
Arthur : Mais pourquoi dis-tu ça ?
Pierre : Je viens de me faire aplatir.
Camille, haussant les épaules : Mais pas du tout, tu as aidé tout le monde à comprendre la netteté de la démonstration de notre hôte. Mais enfin, l’analytique va parler, beware !
Arthur : Vous avez pris l’exemple des échecs mais c’est un cas particulier qui n’est pas du tout universalisable.
Lui : Qu’entendez-vous par là ?
Arthur : Comme la musique est une expression directe de l’émotion harmonique, les échecs sont une expression directe de l’activité calculatrice. La musique et les échecs découlent de règles mathématiques, de déductions logiques, non d’interprétation.
Lui : Certes, et bien ?
Arthur : Ce n’est pas du tout le cas de la connaissance comme représentation. Il y a un intermédiaire entre le savoir — ou la conclusion déductive qui permet de remonter du phénomène jusqu’à la plus infinitésimale pénétration de la composition du phénomène — et l’hyper structure phénoménale. Admettons que je valide l’idée d’une catégorie comme débordement téléologique de la seule énumération…
Moi : Comment cela ?
Arthur : Admettons que j’accepte de considérer que la catégorie n’est pas un écrasement du sens et déjà une falsification du réel, mais une prédétermination téléologique qui serait en fait la condition de perception du phénomène.
Moi : Merci.
Arthur : Je vous en prie. Cela fonctionne si l’on manie directement des activités de l’esprit pur : le sentiment de l’harmonie pour la musique, ou le sentiment de la vectorialisation stratégique pour les échecs. Il s’agit de conditions de production de la conscience. Mais dès lors qu’on doit passer par le langage…
Lui : Mais qu’est-ce que le langage pour vous, sinon une production de la conscience ?
Arthur : Son produit. De là, le potentiel de sa falsification.
Lui : Si je vous comprends bien, le langage contient intrinsèquement une trop grande variable vis-à-vis de la conscience ?
Arthur : Je ne comprends pas votre question.
Lui : Vous voudriez dire que le langage n’est pas l’activité de constitution de la conscience mais déjà un produit, distant dans le temps de la conscience, même de façon infinitésimale, de sorte que nous ne sommes pas en mesure de savoir si le langage ne nous trahit pas nous-même ?
Arthur : Je le crois, en effet.
Lui : Mais par quel prodige ?
Arthur : Une fois encore, je ne comprends pas votre question.
Lui : Quel serait l’élément qui s’interposerait entre le langage comme matérialisation de la conscience et le langage comme condition formelle de la conscience ?
Arthur : Je ne suis pas sourd, c’est simplement que je ne comprends pas.
Lui : Reprenons donc. Êtes-vous d’accord pour dire que le langage a partie liée avec la conscience ?
Arthur : Je suis d’accord.
Lui : Et vous êtes d’accord aussi pour dire que le langage est le moyen par lequel la conscience permet de prendre corps, matérialisation sa propre capacité dans la confrontation au monde phénoménal ?
Arthur : Je pense que je suis d’accord.
Lui : Le langage serait donc à la fois la matérialisation de la conscience, ce qui lui permet d’apparaître et de prendre corps, mais aussi la condition formelle de celle-ci, puisque la conscience ne saurait s’éprouver autrement que dans le langage. N’est-ce pas ?
Arthur : Cela me paraît correct.
Lui : Autrement dit, je répète, le langage est à la fois matérialisation et conditions formelles de la conscience, à la fois son produit et sa production. N’est-ce pas ?
Arthur : Il me semble.
Lui : Ne me disiez-vous pas pourtant que quelque chose dans le langage s’immisçait entre la conscience et sa pleine efficience ?
Arthur : Si.
Lui : Ne disiez-vous pas aussi que la musique ou les échecs, c’est-à-dire les dérivations de l’intuition mathématique, étaient des cas d’expressions directes du potentiel de la conscience ?
Arthur : Oui, je le disais.
Lui : En somme, le langage fauterait pour vous parce qu’il serait une médiation de la conscience plus traîtresse que ne le seraient les mathématiques, les échecs ou la musique, n’est-ce pas ?
Arthur : En effet.
Lui : Pourquoi ?
Arthur : Parce que le langage est imprécis. L’intuition harmonique ne trompe pas. Les chiffres non plus.
Lui : Ah oui, le langage de Dieu, c’est vrai.
Arthur : Exactement.
Lui : Mon cher ami, c’est affligeant, vous confondez tout.
Arthur, sursautant : Pardon ?
Lui : Vous confondez le caractère fini de la musique, comme produit fini, achevé, accompli, avec le caractère hypothétique d’un énoncé en construction. Si vous voulez comparer les échecs ou la musique au langage, vous devez le faire pour leurs absolus. La musique n’est pas moins perfectible ad infinitum que ne l’est le langage. La différence entre la musique et le langage consiste donc plus en son état d’achèvement. Le langage n’est pas plus traître que ne l’est la musique, ni moins, d’ailleurs. D’ailleurs, la musique est une certaine matérialisation du langage puisqu’il s’agit pour l’un comme pour l’autre de communiquer des concepts, des émotions et de l’imaginaire. Si j’étais musicien, ce que je ne suis pas, je vous dirais que mon application analytique-déductive fonctionne aussi bien pour le langage que pour la musique, les échecs ou même la sociologie.
Arthur : Dans les faits, pourtant, le langage est une variable de la matérialisation des conditions formelles de la conscience !
Lui : Mais pas du tout. Le langage s’apparente aux conditions des possibilités physiques de la transparence des conditions formelles, et donc de leur expérience. En somme, de leur caractère passif aperceptif.
Arthur : C’est-à-dire de se rendre disponible à la perception ?
Lui : Toujours pas, non. Et je reviens à ma question de tout à l’heure : par quel prodige ?
Arthur : Que voulez-vous dire ?
Lui : Quelle serait cette force qui déciderait de les faire surgir, de les rendre ou non perceptibles ?
Arthur : Je vous vois venir. L’esprit seul, c’est ça ?
Lui : C’est la vieille question de savoir si la poésie d’un paysage préexiste à l’œil qui le contemple.
Arthur : Donc les conditions formelles et leur caractère passif aperceptif ne dépendraient que de l’activité de la conscience en tant qu’elle se tourne vers eux.
Lui : C’est ce que je pense en effet. Il n’y a point de surgissement.
Arthur : Concluez-vous donc qu’il n’y a pas non plus de choses réelles, juste un esprit se tournant vers leur possibilité ?
Lui : Non plus. Je pense qu’on ne peut pas savoir, et qu’on ne peut guère mieux que tendre de manière infinie vers la considération qu’il existe sans doute un « quelque chose », mais qu’on ignore ce que signifierait pour lui le fait d’être.
Arthur : Le langage serait donc une autre forme d’expression de la conscience.
Lui : Le langage est la seule forme et la seule matérialité possible de la conscience.
Arthur : Mais les mathématiques ! La science !
Lui : Êtes-vous d’accord pour dire qu’une carte est une représentation d’un territoire ?
Arthur : Je le suis.
Lui : Il y a donc une série d’erreurs — nécessaires — qui s’interposent entre la carte comme représentation et le territoire comme exhaustivité, n’est-ce pas ?
Arthur : C’est juste.
Lui : Mais peut-on connaître le territoire autrement que par une représentation qui inclue nécessairement une série d’erreurs qui, s’interposant, permettent aussi de réduire la complexité phénoménale du territoire ?
Arthur : Je ne le pense pas.
Lui : Ainsi, est-il juste de dire que toute saisie du « vrai » d’une chose, ici la « vérité » du territoire, passe forcément par un écrasement de ses caractéristiques, une schématisation, afin de rendre intelligible, envisageable, une dimension pragmatique de son existence.
Arthur : C’est très juste.
Lui : Or donc, pourquoi en serait-il autrement de toute science ? Ne sont-elles pas des représentations, aussi, des champs phénoménologiques qu’elles embrassent ?
Arthur : C’est juste aussi.
Lui : Dès lors ne faut-il pas reconnaître que toute science est toute aussi trompeuse que le langage en tant qu’elle concède la nécessité intrinsèque à toute schématisation d’un degré de non exhaustivité dans la restitution de l’expérience d’un objet ou d’un phénomène ?
Arthur : Si. Mais pas les mathématiques, qui ne manient pas des qualités mais des quantités. Le paradigme quantitatif ne se fonde sur aucune inexactitude.
Lui : Les mathématiques ne seraient donc pas une représentation ?
Arthur : Non, puisqu’elles manient directement l’objet qu’elles traitent, sans intercession représentationnelle.
Lui : Les symboles qui désignent les chiffres ne sont donc pas des représentations ?
Arthur : Bien sûr que si, mais ce sont seulement des nécessités pratiques.
Lui : Il y a donc intercession de systèmes représentationnels, il me semble. Ni plus ni moins que dans le langage. Les mathématiques sont une schématisation des opérations que l’on peut se représenter des quantités, non l’usage des quantités elles-mêmes. Comme dans toutes les sciences, il y a fiction et schématisation.
Arthur : Mais ne reconnaîtrez-vous pas au moins que les mathématiques ne sont pas plus déductives que d’autres sciences ?
Lui : Certainement pas. Le phénomène religieux ou la magie sont des phénomènes aussi rigoureux dans leurs unités intrinsèques propres que les mathématiques. Ce sont des phénomènes qui suivent des lois strictes et causales, si bien qu’il suffit de connaître la visée et le principe pour déduire le déroulement de leurs étapes. Il en va de même de la politique, tout peut être anticipé pour peu que l’on parte des bons cadres paradigmatiques. Le problème, ce n’est pas le langage, c’est l’idéologie. Les mathématiques sont une modélisation des relations entre conditions formelles et conditions de possibilités de la matérialisation vidées, dans leurs usages les plus simples, de tout critère idéologique. C’est-à-dire de toute préfiguration dans le caractère a priori de la saisie catégorielle. Ce qui nous conduit…
Camille : Au mythe !
Lui, riant : En effet. C’était là ta question, cher vieux ?
Camille : Absolument pas. Je n’ai pas de question, et c’est pour ça que j’avais proposé d’intervenir en dernier, j’avais simplement une sorte de suggestion qui… Oui, c’est vrai, c’est une question, mais de l’ordre de la vérification et de la relance.
Lui : Je t’en prie.
Camille : Alors, qu’est-ce que le mythe ? L'opération par laquelle l'hyper structure phénoménale est en tout point connectée et vérifiée par le caractère efficient ou valable — sa valence — des conditions matérielles qui vérifient son intelligibilité.
Lui : On dirait ainsi que le mythe est une des premières formes, dans le temps, comme antériorité historique au paradigme de la science, des théories de la connaissance ?
Camille : Par exemple.
Arthur : Oui, enfin, là, on entre carrément en religion, alors…
Camille : Comment cela ?
Arthur : Si on vous suit, le mythe est un idéalisme téléologique. Il y aurait deux idéalismes, en fait, l’un pragmatique, annonçant une visée, et l’autre moral, visant a posteriori les conditions de nécessité de l’agir.
Camille : Je ne vois vraiment pas le rapport.
Arthur : Le mythe appartiendrait à une pragmatique de la connaissance. Elle répond à la question de Kant « Que puis-je savoir ? » par son autre question « Qu’est-ce que l’Homme ? », faisant de la pragmatique du savoir l’agir par lequel l’Homme trouve une définition : le fait de chercher à dépasser les limites de ce qu’il peut savoir.
Camille : Je ne suis pas sûr d’être d’accord mais, comme ça, rapidement, ça me semble effectivement valable.
Arthur : Eh bien !, donc, cela signifie qu’il n’y a aucun commandement moral, puisque tout doit être dirigé vers le savoir. Peu importe le moyen.
Pierre : N’est-ce pas un peu rapide ? Parce que c’est bien vous qui prétendez que le mythe serait, plutôt qu’un stade préthéorique, un stade presque prérationnel et, ce faisant, une absence de jugement moral.
Moi : Je suis complètement perdue.
Lui : Bien normal. Nos amis ci-présents jouent à gloser certaines des subtilités des Fondements de la Métaphysique des Mœurs par lesquels Kant préparait le terrain au criticisme, et notamment la Critique de la Raison Pure et la Critique de la Raison pratique. C’est à la fois technique et sans grand intérêt du point de vue du mythe, puisque Kant ne se préoccupait pas de la philosophie de la culture.
Arthur : Donc, selon vous, un tel rapprochement n’aurait pas de sens ?
Lui : Certainement pas comme ça, non. J’ai même l’impression que c’est un changement radical de sujet. Déjà que Camille donnait une application limite à notre objet, mais alors, là, on sort complètement du sujet. Mais je suppose que c’est comme n’importe quelle force, qui pousse dans sa ligne de force, jusqu’à rencontrer son principe contraire et qui, ne le rencontrant pas, pousse à des extrêmes terribles. Si nous passions au dessert, plutôt ?
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