Pour peu que Bach fût médiéval
Pour peu que Bach fût médiéval
Je suis dans une chapelle romane et une seule chandelle brûle. Je vois les fresques aux couleur de pastel, une dorure aux lames de métal. Je me demande quel frère prieur règne ici. Je suis dans une chapelle romane et j’entends le murmure d’un orgue — est-ce du Bach ou bien quoi ? Je voudrais sortir et parcourir les couloirs ternes, sous la poussière des murs on verrait des fresque du quattrocento, mais ternies par les souvenirs électriques. Je voudrais sortir mais je sens bien que cette porte ne s’ouvre sur rien ; tous les palais mentaux ne sont pas des temples. Peut-être faudrait-il que j’écrive ce qui me vient dans la fumée des chandelles qui viennent de s’éteindre — le tonnerre dans mon ventre qui me promet la paix. Et que ma joie demeure.
Je suis là, debout près du lit et ne je vois les ombres que de souvenirs sensuels, tous ceux que je n’ai pas vécus et qui pourtant, sont ma réalité — comme je vois des souvenirs de torches, électriques, sur des murs médiévaux. Les éclats blancs, crus, brutaux, jetés sur les figures pudiques. La lumière des lanternes artificielles abîme l’épaisseur des mots, des regards silencieux. On perd l’éclat mystique des vieilles faces d’ange. C’est impossible, et pourtant mon esprit franchit cette porte qui ne s’ouvre sur rien. Porte de tissu que l’on écarte pour offrir les sucs de la grenade, le velouté de la paresse et les parfums piquants de citrons. L’humanité entière se tient à mon chevet (il faut bien ça pour celui qui jamais ne fut roi). Si royaux que nous soyons, ou que nous ne soyons pas, nous ne savons pas nous retourner sur ce que nous fûmes. Dans le silence tombal de ces couloirs que j’imagine, je sais que nous devons avancer, nous n’y pouvons qu’avancer pour revenir sur ce qui nous fit. Même les couronnements et le bruit des refrains de nos existences — nos obsessions.
Ce n’est pas vraiment une cellule de moine mais ce que j’imagine, au XXIe siècle, qui aurait pu être une cellule de moine. Entre scolastique thomiste et encrier sur le diable, et là-dessous les envolées lyriques de Médiavilla, mon esprit d’est forgé un imaginaire de la cellule de moine. Les moines ne vivaient pas au milieu de fresques poussiéreuses, et ils étaient médiocres et mesquins les uns avec les autres. Qui saurait ce que ressentait, ce qu’espérait un moine du XIIIe ou du XIVe siècle ? Érudits, peu faustiens, certainement pas — on ne saura jamais — libidineux, pédagogues peut-être, moralistes ou cyniques, austères ou passionnés… Est-ce vraiment Bach que j’entends ? Comme une cascade sourde au loin qui monte sous les murs. Sous le murmure, j’entends les accents si particulier d’un désir de profondeur. Comme l’appel au sublime que l'on recherche en-dessous. Est-ce un lac souterrain qui gronde sous les pas de ma cellule ?
J’étudie la pièce. Pavée, grossièrement. Fenêtre ou soupirail ? Il faudrait étudier le rapport des moines au monde pour savoir à quel siècle se trouve ma rêverie. Je note ça quelque part dans ma tête, et j’en ferai probablement quelque ornement spirituel. Rejet du mondain, extase à partir de peu — et cette satanée musique de Bach qui s’entête encore et encore. Si les moines se dopaient avec du Bach, c’est évident qu’ils voyaient loin. Et l’expression des bacchanales aurait revêtu un tout autre aspect moral — et sexuel. Je vois la figure de l’ange qui s’étale stoïquement sur le mur, et la porte l’arrête sans douceur. D’une ligne droite, elle l’ignore et le repousse. Et de l’autre côté de la porte qui coupe l’ange dans un élan sans effort, un flambeau peint se tenait sans doute à bout de bras. Je ne peux pas dire ce dont il se serait symboliquement agi, puisqu’il manque un morceau de peinture. Poussière ou temps, terne retour des choses — et Bach encore.
Sur le lit, tout à coup, l’ampleur cambrée d’une jeune femme délicate, patiente et abîmée dans une rêverie dont je ne parviens pas à savoir si elle est douloureuse ou extatique — Sainte Thérèse d’Avilla ? Sculptée dans le marbre de la pensée par Bataille… Je ne sais pas vraiment, mais je crois bien que je la vois, elle — écrit-elle ou danse-t-elle ? Elle est belle ainsi, couchée sur le côté droit, les genoux joints, et ses cheveux font comme un voile sur la finesse de ses traits — je ne peux voir ses yeux. Elle semble absente et tout en même temps recueillie sur la matérialité de ce lit. Quelque chose dehors passe devant la petite fenêtre à lignes de plomb et voile un instant l’éclat de la scène. Sous la lumière presque bleue, sa peau est blanche, et j’entends encore Bach.
Je reviendrai aux murmures, avant que Bach n’entonne son chant martelé, et j’arpenterai les couleurs des fresques ternies. Je franchirai même la porte et je retrouverai la silhouette allongée qui jouissait dans un silence religieux. Je ne la vois plus — brume dans les ombres bleutés. Le lit n’est même pas défait. Tout cela n’est qu’un frisson, et même Bach, et même mes idées de cambrures, et même, et même… Alors, je m’allonge et je referme les yeux, le bruit de l’eau m’enveloppe doucement — franchement, si je parlais d’un linceul, personne ne voudrait me croire. Et pourtant je plonge dans l’épaisse torpeur des sommeils mérités.
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