Texte prévu pour la remise de prix Accessit 2022 pour le prix de Thèse du Suprême Conseil de France.



 
Bonjour à toutes et à tous. 


Je remercie le Suprême Conseil de France pour l’accessit par lequel ses membres ont bien voulu distinguer ma thèse de philosophie sur la signification et de la présence du diable, et de sa mutabilité, en littérature, en théologie et en philosophie. Cette cérémonie se tient le jour de la célébration de Saint Augustin, alors c’est de Saint Augustin dont je souhaite parler aujourd’hui.


Depuis toujours, l’interprétation de la concupiscence augustinienne m’obsède. Lorsque paraissaient les premiers volumes du roman de Baudelaire, mon roman, je n’étais pas encore universitaire, mais s’y manifestait déjà mon obsession pour les trois « mythes » modernes, dont Kierkegaard affirme qu’ils fondent l’imaginaire de l’Occident dans le sillage de Saint-Augustin : Don Juan (jouissance) avec la libido sentiendi ; Faust (connaissance), pour la libido sciendi ; et Ahasvérus (domination) cristallisant peut-être le défaut de libido dominandi, du point de vue de l’infini.


Augustin écrivait par là que ces trois modes de mise en acte de la conscience la poussent à ressentir quelque chose qui la dépasse. Le Père de l’Église Latine est peut-être l’un des premiers penseurs du christianisme qui associe le sentiment du divin à un produit structurel interne à la conscience. La « transcendance » est une expérience de son propre dépassement par la conscience, d’un point de vue quasi-phénoménologique.


Tous les rapports au divin procèdent d’une économie issue d’une combinaison infiniment variable de ces trois énergies — érudition, sexualité et politique. Ces trois énergies, ces trois energeia, ou libido se croisent et se décroisent, et souvent se mélangent pour n’en être qu’une seule, la concupiscence. J’évoque ces choses depuis le monde de la recherche en philosophie d’un structuralisme interne, tel qu’en peuvent parler Ernst Cassirer ou Hans Blumenberg, les deux philosophes centraux de la méthode analytique à partir de laquelle, depuis l’arborescence kantienne de son premier criticisme, j’ai passé la triple figure du diable au crible de l’objectivation.


Même si l’on voulait suspendre l’idée d’une forme hypostasiée à ce sentiment du divin — c’est-à- dire ne pas croire en Dieu —, la concupiscence conduit tout de même à la méthodologie d’un dépassement de l’immanence, ce faisant, à l’expérience de la potentialité de l’infini dans la matrice finie qu’est l’être de tout un chacun.


Comment alors statuer sur l’économie de la finitude et sur l’infini de ses possibilités ? Cassirer déclare pour sa part que la culture comme « monde de l’esprit » est, je cite, « le sceau de l’infini » de l’être humain ; ce à quoi s’oppose vigoureusement le Dasein de Heidegger. Plus tard, Gadamer et Blumenberg, leurs héritiers respectifs, construiront deux traditions herméneutiques opposées, conflictuelles sur la question de l’existence (ou non) de la « vérité », du concept et de la méthode. Tout cela sans même évoquer la phénoménologie husserlienne dont une connaissance, même vague, donne encore à la question une teinte plus complexe.


Par les modalités de la concupiscence augustinienne, entre désir sexuel, appétit scientifique ou soif de pouvoir, tout individu fait l’expérience d’un quelque chose au-delà de soi dont jaillit le « méta »- subjectif. Ce qui dépasse structurellement l’individu appartient au monde du divin, ce que les latins ont laissé dans notre langue sous le régime du « sacré » (du latin sacer, voué aux dieux) : l’infra dans le divin (diable) ou le supra dans le divin (dieu). Contre Wittgenstein, il reste ce que l’on peut en dire, ce qui est universel dans la subjectivité de cette expérience, et c’est peut-être là le domaine de la philosophie.


J’ai voulu montrer que le diable chrétien était l’incarnation d’une systématique de la singularité, l’incarnation de l’indicible dans l’universel et de l’irréductible faculté de la conscience à se saisir elle-même sans retour vers le commun. J’ai travaillé avec férocité, pendant quatre ans, pour ne pas me perdre dans l’ivresse d’un projet d’une telle ampleur que presque toutes mes énergies étaient happées, et je mesure aujourd’hui qu’était nécessaire mon inconscience de l’étendue de cet univers que j’ouvrais sous mes propres pieds. Mais enfin, désormais j’y suis, et j’étudie toujours le diable et ses détails, même lorsque je travaille sur les conditions formelles de la matérialisation de l’imaginaire dans le domaine de la culture ou de la religion.


Au travers de ce prix de thèse, c’est la bienveillance de mes « anges gardiens » qui est reconnue, ces penseurs qui ont veillé à mon chevet alors que je pourchassais le diable, et je les en remercie par cette mention : mon directeur de thèse, le professeur Philippe Audegean, aujourd’hui à la Sorbonne, et le professeur David Hamidović de la faculté de théologie de l’université de Lausanne, avec qui je travaille aujourd’hui.


Écrit le 5 juin 2022.

Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

Comme à l'issue d'une traversée en soi sans issue — exit out from the best intensification.

Le cauchemar de Cassandre.

Nous ne sommes toujours que ce que nous faisons.