Réflexions sur Lebenswelt - : on en finit toujours là.
« The children are always ours, every single one of them, all over the globe ;
and I am beginning to suspect that whoever is incapable of recognizing this
may be incapable of morality. »
James Baldwin
L’expérience qui est la mienne ces temps-ci est très particulière. Elle mêle mon travail à ma pensée dans le quotidien de ce que je vis. Les trois déclinaisons théoriques du seul et unique terme Lebenswelt de la phénoménologie, inventé — ou systématisé, c’est-à-dire, donc, « inventé à l’échelle d’un usage systématique et comme usage systématique — par Husserl dans son texte de 1929. Hans Blumenberg consacre au déploiement de ce terme trinitaire dans Theorie der Lebenswelt que je traduis en ce moment, à titre personnel, pour constituer un outil de travail pour Camille et moi. Le livre rassemble une poignée de textes trouvés dans le Nachlaß, c’est-à-dire la succession, des archives de Blumenberg, avec une première somme homogène, et puis quelques autres opuscules plus courts et ramassés — de douze à vingt-cinq pages. La place du terme Lebenswelt me paraît opportun, à ce stade, et j’ai beaucoup de difficultés à ne pas laisser ma créativité s’emparer jovialement de sa déclinaison. Il semblerait que l’on puisse donc entendre — et traduire — selon les contextes des usages, le terme dans ce que j’appelais à l’instant son acception trinitaire : le « monde vivant », le « monde vécu » et le « monde de la vie ». Il ne s’agit pas de trois « mondes » différents, mais de trois « niveaux » du même monde, dans la relation progressive que la conscience noue avec le monde.
Dans le monde vivant, la somme des choses que nous vivons au quotidien, cet « univers dense de choses évidentes » (das dichte Universum der Selbtsverständlichkeiten) et dont on ne peut sortir sans s’en arracher, sans rejeter son expérience comme une étrangeté de soi à soi. Il faut, pour sortir de cela, produire un effort de la raison, cet organe qui nous est donné et que l’on peut, depuis le criticisme kantien, étudier et comprendre comme le principe que nous examinons avant même de comprendre le monde. La raison que Blumenberg résume, dans une formule que j’estime heureuse, à la mécanique interne grâce à laquelle la conscience « fait face à », face à n’importe quoi et, en dernière instance, le monde. Le face à face de la conscience et du monde qui se donne dans la performance (la conscience est une « structure de performance », pour Husserl, déjà) de la raison. Les facultés de la raison, c’était déjà l’objet des Paradigmes pour une philosophie des imaginaires. Ce monde vivant est le plancher, l’eau qui nous enveloppe, le contenu de notre évidence quotidienne, a priori de nos opérations métasubjective.
Puis, si je saisis bien la théorie de Blumenberg, viendrait le « monde vécu », le niveau de relation de la conscience au monde par lequel nous formalisons cet instinct provenant de la raison et grâce auquel nous lions les différentes opérations métasubjectives en une structure cohérente et homogène — niveau dans lequel on édifie des théories, des mythes, un langage dès lors qu’on le tourne vers la tension de conversion du monde de la multiplicité phénoménale en un ensemble unitaire et intelligible. Il s’agit du niveau où se pose vigoureusement le problème d’une téléologique de cette unité mondaine, et où il s’agit de suspendre sa possibilité, au moins du point de vue des nécessités : le monde n’a pas nécessairement un sens. Le « monde vécu » peut se penser comme une surabondance critique (monde de l’usage de la raison pure) dans le « monde vivant ». De là l’univers des évidences n’est pas forcément mis à distance par le dédoublement d’une expérience de l’évidence depuis le niveau du monde vécu. On peut parfaitement envisager d’avoir immédiatement (sans médiation) un retour sur le monde de l’évidence depuis les principes généralisant d’un déjà vécu.
Le problème — déjà — à ce seul stade dual — serait de les considérer dans l’espace. On pourrait imaginer symboliquement que le monde où se déploie « l’univers dense des évidences » serait le monde de tous les jours, de tout un chacun, sur lequel il faudrait surimposer la possibilité du monde vécu comme potentialité continue et simultanée. Mais Blumenberg évacue cette métaphore pour le principe de la conscience qui est — je le rappelle — « structure de performances », notamment au travers de l’intentionnalité. La conscience est une mécanique des conditions de possibilité de sa propre mobilité qui se donne, notamment mais pas uniquement, dans l’usage des deux régimes des facultés a priori de l’entendement de la raison, ce que j’ai ailleurs appelé le logico-formel et l’esthético-formel. Autrement dit le « monde vécu » n’est pas un déploiement du même monde qui serait disponible dans l’épaisseur de la trame constitutive du monde vivant. Le « monde vécu » n’est ni au-dessus, ni en-dessous, ni même à côté, du monde vivant : il s’agit d’un état de conscience simultanée. Une espèce de lucidité théorisante sur les évidences du quotidien. Je ne sais pas encore s’il s’agit-là d’une collision entre nos facultés finies, et ce faisant de la sensation que nous pouvons avoir de l’imminence de notre propre finitude, et les facultés, qui sont aussi les nôtres et qui proviennent logiquement de la possibilité d’imaginer la suspension ponctuelle de ces facultés, c’est-à-dire, donc, ce que le schématisme kantien range dans le domaine de l’imagination — les facultés dont on peut envisager qu’elles soient ponctuellement libérées de la finitude de nos facultés. Les deux monde, vivant et vécu, seraient plutôt des « modes » de focalisation dans l’historicité de la conscience, des étapes de la même conscience selon son degré de liaison.
Mais vient ensuite le « monde de la vie », sur lequel je suis encore très interrogatif en tant que je ne le comprends pour le moment que comme nécessité d’un fond ante-prédication de toute opération de synthèse active par la conscience. Il s’agirait du monde avant même que la conscience ne fasse la moindre performance de liaison. Goldstein revient à Husserl lorsqu’il prépare son exposition de la théorie de Blumenberg :
« Il [Husserl] s’interroge sur la genèse de la conceptualité, sur l’émergence des jugements et des conclusions, bref : sur la genèse de la logique. Cette question est aussi spécifique que passionnante : notre conscience est une structure de performance, et il est important de comprendre comment certaines réalisations ont été réalisées. Pour ce faire, Husserl présuppose un état de conscience de certitude du monde vécu dans lequel le jugement n'est pas encore porté — il est donc « pré-prédicatif » —, il n'est pas encore soumis aux opérations logiques — il est donc « pré-logique » — et il ne connaît pas encore de considérations « modales quant à savoir si quelque chose est nécessaire ou contingent, si cela pourrait être différent ou non, c'est donc un état de « prémodalité ». » (Jürgen Goldstein, Hans Blumenberg, Ein philosophisches Portrait, 2020)
On aurait donc un niveau de conscience — toujours ni antérieur ni postérieur mais de tout temps simultané — qui est comme le ruban de papier avant toute possibilité d’impression dans une lanterne magique, ces veilleuses pour petit enfant. Et la superposition de ces trois niveaux de mode de liaison de la conscience au monde constitue ce qu’instruit le terme de Lebenswelt — que l’on ne peut traduire en français sans prendre un parti entre ces trois mondes mais, littéralement, qui suppose « monde vivant ». Que l’on rajoute le suffixe allemand -en et cela signifie milieu de vie — Lebenswelten. Si l’on sépare les deux particules, « monde de la vie » — Lebens Welt. Et si l’on repart du français pour tâcher de trouver « monde vécu », on obtient Welt lebte. Pourtant dans le texte de l’ouvrage sur lequel je travaille, un seul terme est employé, qui varie selon le contexte d’usage : Lebenswelt. Ces hésitations miennes sont de l’ordre du détail trivial qui entoure nécessairement un tel travail quand je ne suis pas traducteur mais philosophe cherchant à m’approprier la dimension charnelle de ce qui constitue le matériel physique des énoncés de Blumenberg. Je suppose qu’un véritable traducteur sourirait de ma fascination pour la polyvalence et la polysémie de ce terme, et qu’il pourrait même, d’un revers nonchalant de main, écarter ce problème pour le résoudre. J’imagine que la résolution tient à quelque chose de l’ordre de ce qui institue la simultanéité — l’agôn — plutôt que la superposition des mondes dans une représentation graphique de ces niveaux de conscience, alors même que la seule représentation s’instruit elle-même dans la virtualité de cette simultanéité.
Non seulement s’agit-il de l’apport de Blumenberg sur ce que l’on traduit en français par sa théorie de l’inconceptualité (Unbegrifflichkeit), ce à propos de quoi Jean Greisch écrivit qu’il faudrait, que l’on pourrait traduire par « limites a priori de la conceptualité » — c’est-à-dire l’étude des limites de notre capacité à constituer un intelligible déterminé — mais en plus, de son apport sur ce qui se trouverait en excès par rapport à cet apport. Comment penser ce qui se trouve au-delà de l’horizon du pensable ? Je posais déjà la question dans les Paradigmes, et je recourais à la métaphore du trou noir : comment, d’une part, nous propulser par-delà l’horizon du trou noir et comment, d’autre part, garantir notre lien au monde de l’énonçable (le « monde vécu » ?) afin de pouvoir faire des aller-retours entre le monde de l’expérimentable et le monde du retour sur cet « expérimentabilité » et ramener des donnés que l’on pourrait analyser ? C’est l’image du robot dans Interstellar qui permet de faire lien, en prenant le risque du sacrifice de l’intégrité psychique de l’agent — humain — entre le super-ordinateur et les êtres humains demeurés sur Terre, par le biais de l’invincible lien entre Murph et Cooper — le lien d’amour entre un père et sa fille — qui permet aux facultés de la raison de « faire face à » l’orbite basse du trou noir puis de « faire face » ou « passer au travers » un tesseract, théoriquement propice à pulvériser tout entendement.
Ce cas de figure dans la science-fiction est une modélisation métaphorologique de ce par quoi l’espèce humaine pourrait tracer une ligne droite, au travers de la tempête phénoménale cosmique et spatio-temporelle de l’hors-concevable. Dans cette tempête cognitive, monde vivant et monde vécu visent à restituer la virginité du ruban de la lanterne magique qui est le « monde de la vie » pré-saisie par la conscience. À quel moment peut-on concevoir ce ruban sans recourir aux « inconcepts » de Blumenberg — ces unités cognitives qui s’expriment, écrivais-je dans les Paradigmes dans l’intuition sensible, l’esthético-formel, c’est-à-dire ce que l’on donne et matérialise dans l’art, la poésie, les émotions, la sexualité, tout ce qui est illogique et tient à des présupposés libres de toute chaîne prédicative ?
Le grand drame de la condition humaine, pour Blumenberg se polarise, se condense, dans ce qu’il appelé la « Distance ontologique ». Il écrit que Husserl n’avait pas nécessairement le talent de la formule mais que le terme Lebenswelt s’était avérée « être un coup de chance. Pourquoi? Parce que la phénoménologie a trouvé « non seulement dans le monde de la vie un de ses objets, mais aussi son objet absolument adéquat ». » Je crois que je peux dire que la « Distance ontologique » est un coup de chance incroyable, mais je trouve d’une façon générale que Blumenberg est chanceux et manie avec un flegme délicieux l’art de la formule — indépendamment d’être un inépuisable érudit, au point d’en être souvent vertigineux. Or, donc, la « Distance ontologique » se trouve dans la distance qui sépare l’expérience de cet « univers dense de choses évidentes » de la possibilité interne du « monde de la vie ».
Je reviendrai là-dessus ailleurs. Je veux en venir pour l’heure au point qui était le mien dans l’ouverture de ce texte : « L’expérience qui est la mienne ces temps-ci est très particulière. Elle mêle mon travail à ma pensée dans le quotidien de ce que je vis… »
Je comprends que je regarde mes fils avec cette hantise perpétuelle d’un monde vivant qui se suppose même pas la possibilité de la menace par le « monde vécu » à venir comme exercice du même monde vivant. Ils ignorent, dans la naïveté formidable qui est la leur, qui les caractérise même — Mérovée s’apprêtant à être aspiré par ce monstre cyclopéen qui est le logico-formel se surimposant aux disponibilités jusqu'alors pour lui strictement esthético-formelles de l’expérience du monde, le fameux « âge de raison » — ce qui les attend. Je sais ce qui les attend. Et mon empathie s’alarme et allume tous les voyants de l’effroi par procuration. Je sais ce qu’ils vont devoir vivre dans l’intériorité même que sa mère et moi tâchons de rendre la plus sécurisée possible. Nous voyons la météorite arriver, et nous savons qu’elle va lentement et minutieusement imprimer ses lignes tectoniques sur la croûte terrestre de sa conscience, et nous n’y pouvons rien. Tout ce que l’on peut faire, c’est être disponibles alors même que le contenu de son expérience de cette collision se manifestera principalement par son obstination à résoudre cela seul. Nos outils seraient de toute façon inadéquats et, en cela, de nouvelles occasions de rendre la situation plus critique encore.
On ne retrouve pas son chemin dans un labyrinthe à partir de la carte d’un autre labyrinthe — fût-il de logique similaire. Les ressemblances se convertiraient même en illusions supplémentaires, dans cette tri-dimensionalités du Lebenswelt qui prend de plus en plus la forme d’un Léviathan à mes yeux. On ne peut qu’assister, être là, souriants, et attendre, en espérant que l’on pourra être d’un quelconque recours dans l’invention des modes de passage d’un niveau de conscience à l’autre. Je suis donc tout imprégné de la présence de mes enfants dans leur propre relation à ce qui deviendra peu à peu cette « Distance ontologique » au fondement de ce qu’ils peuvent devenir comme sujets de l’usage de leur propre raison — ce que Kant établit dans les Fondements de la Métaphysique des Mœurs sous le régime de « l’autonomie de la volonté », en vue de la faire législatrice du point de vue des impératifs catégoriques. Et s’il y a un effroi plus immense encore que celui que suscite la « Distance ontologique » et qui fracture tous les êtres humains dans les tremblements sismiques de leur adolescence, c’est bien cet effroi titanesque que l’on ressent à l’idée d’être trop à distance de nos propres enfants pour les aider.
Si l’on assume la petite citation de James Baldwin — ce que je fais —, alors tout enfant devient l'occasion de cette universalité de l’empathie métaphysique fondamentale qui est la seule condition, la plus minimaliste et cependant immense en terme d’étendue, de ce que cela signifie qu’être humain. Le prendre dans ses bras, cet enfant, quel qu’il soit, d’où qu’il vienne, et pleurer avec lui, partager son chagrin.
Partager son monde vivant pour lui montrer que nous pouvons être le monde vécu à l’abri duquel il peut se réfugier — contre quoi ? Le monde de la vie devenu drame ?
25.02.2024
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