À nos enfants.
Pourquoi est-ce qu’une chanson d’apparence aussi banale, de tournure aussi anodine que En l’an 2001 de Pierre Bachelet me terrasse à ce point, sans rien laisser de moi qui ne puisse tenir debout ? Il faut comprendre, j’ai deux fils, je pense que j’aurais reçu cela de la même façon avec deux filles, ce n’est pas une question de genre de l’enfant, c’est une question de responsabilité — écrasante — de l’adulte. Et de volonté de cet adulte d’assurer ce dont a besoin l’enfant, au travers de ce qu’exprime cette chanson — le surplomb sur l’univers dense du monde des évidences depuis le monde vécu.
« Moi j'aurai les cheveux blancs, je serai vieux demain
Quand t'auras tes vingt ans en l'an 2001
Petit bonhomme
Tu viens d'éclore comme un ange humain
Tout petit bout d'homme
Qui tend la main pour faire ses premiers pas
Petit bonhomme
Traverser le salon
C'est un peu comme atteindre l'horizon
Petit bonhomme
Faut jamais baisser les bras »
Depuis qu’est né Mérovée, cette chanson me met à genoux. Elle me fait aussi du bien car je sais que je suis capable d’attraper cette main tendue par mon petit bonhomme qui veut traverser — le salon, la rue, la cour, l’horizon et jusqu’à l’univers. Je sais bien que je serai là pour lui. Je tiendrai fort sa main en l’encourageant de toutes mes forces à traverser tout ce qu’il décidera de traverser. C’est une chanson d’amour filial. C’est une chanson qui célèbre la protection de nos enfants — je crois que je ressens l’injustice qu’il y a derrière cette protection, inégalement donnée par d’autres adultes, que ce soit à leurs propres enfants ou aux enfants des autres. Depuis que je sais que je suis adulte, l’enfance m’a toujours saisi du fond du ventre, et rien ne me subjugue tant que l’enfance qui « éclot », qui bourgeonne dans tout ce qui se trouve autour et qui convertit ce « monde autour » en « monde d’enfant ». Rien ne m’horrifie tant que le crime de la destruction de cette enfance.
Je travaille sur une traduction de la contribution d’un collègue aux actes d’un colloque organisé à Lausanne à la fin de mon contrat post doctoral et cette chanson qui surgit tout à coup m’arrache littéralement à l’imaginaire chez Nietzsche. Je suis propulsé dans le fait d’attraper la main de mes enfants pour les aider à traverser le salon, quand l’aîné en avait besoin, et quand le cadet le réclame encore — il n’a que 17 mois (et refuse de parler, il dit « maman » quand il veut vraiment quelque chose, et rigole quand on l’encourage à utiliser des mots dont on sait qu’il les connaît, il rigole puis fait « non » de la tête, en souriant). Je tiens la main du grand dès qu’il le demande. Je le rassure au travers des mots, car c’est un petit garçon — six ans et demi — qui explore particulièrement son monde dans le langage et les livres que nous avons à la maison. Il a, une fois, lu un Hellboy et puis s’en est mordu les doigts et nous avons dû l’accompagner pour traverser le couloir qui, pourtant, est éclairé. Depuis nous surveillons ses hors-pistes de lecture. Mais il ne baisse pas les bras et nous l’aidons à atteindre l’horizon.
Mais pourquoi est-ce que j’éclate à ce points en sanglots inévitables quand j’écoute cette chanson ? Je crois que nos enfants se sentent en sécurité avec nous, ou même quand je suis seul avec eux. En sécurité métaphysique autant qu’en sécurité physique. Il ne peut simplement s’agir de ce à quoi j’ai pensé — c’est-à-dire le monde vécu, le mien, constatant la naïveté de l’enfance qui s’ébat inconsciemment dans un monde vivant à la veille de devenir le monde de toutes les menaces pour le finitude qui se prépare dans sa conscience. Il n’est pas simplement question de pressentiment de ses angoisses car je sais parfaitement qu’il faut des actes à poser pour poser ces actes — il faut de la glaise pour sculpter et la manipuler expurge en partie l’anxiété. Si le combat n’est pas encore là, pourquoi craindre sa menace ? D’où vient cette menace dont, pourtant, je sens qu’elle pèserait déjà sur lui au-travers de moi, comme un rayon lumineux qui le frapperait en s’étant nourrit de la chair morte de mes propres angoisses ?
Je dois me demander si j’ai manqué de mes parents, quand je tendais la main pour traverser le salon. Je ne peux vérifier. Ma mère et moi ne savons pas communiquer ensemble, et mon père, avec qui nous avions appris à nous parler a perdu la faculté d’être intelligible avant de mourir tout à fait.
« J'aurai bien des tourments, tu n'en sauras rien
Quand t'auras tes vingt ans en l'an 2001
Petit bonhomme
Tu veux tout faire comme t'en as envie
Vivre au maximum
Brûler ta vie sans savoir où tu vas
Petit bonhomme
Partir sans rien savoir
C'est un peu comme marcher dans la nuit noire
Petit bonhomme
Et dire que j'ai fait comme toi »
Je pourrais penser que l’emphase de la chanson, avec la musique et les chœurs d’enfant, influencent grandement la vulnérabilité qui est la mienne — une vulnérabilité totale, en fait. Mais la seule lecture de ces mots me saisit et me serre la gorge. Il me faudrait vérifier auprès d’autres jeunes parents, dans ce climat d’écocide et de saccage de nos ressources naturelles par une poignée de milliardaires qui se construisent des bunkers souterrains autosuffisants capable de nourrir leurs familles et eux-mêmes plusieurs années durant, assortis d’une police privée et du soutien de l’I.A. la plus avancée qui soit. Car à l’époque d’écriture — et de chant — de cette chanson, il y avait encore de l’espoir sur le devenir de la planète et la destination de la civilisation humaine. Peut-être est-ce cela, aussi, dans le grand maelström du drame auquel sont sans aucun doute destinés mes enfants — et tous les enfants humains de la Terre.
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