En parlant de Heidegger
Et non pas avec
Pour quelques semaines, je mets mes traductions des ouvrages de Blumenberg en pause — je dois finir Die ontologische Distanz, en priorité, ainsi que les Phänomelogische Schriften 1981-1988, avant de reprendre celles des biographies par Goldstein et Zill — pour lire deux cours de Heidegger, deux cours précoces, l’un du semestre d’hiver 1920-1921 et probablement, je ne suis pas certain, le cours du semestre d’hiver précédent, c’est-à-dire au tout début de 1920. Il s’agit donc des cours Interprétations phénoménologiques en vue d’Aristote pour celui de 1921, et Ontologie, Herméneutique de la factivité. Gallimard les produit dans sa Bibliothèque de philosophie, s’étant même payé le luxe d’instituer une sorte de sous-collection, Œuvres de Martin Heidegger.
La lecture de ces textes change tout — et dans ma conception de la philosophie — et dans ma réception de Heidegger. Quant à la première, je découvre que Heidegger constitue une croisée dans l’histoire de la philosophie, croisée que j’ai délibérément, mais sans le savoir ou le comprendre, occultée (je joue là avec l’entreprise de « désobstruction » d’Aristote à laquelle se livre ou prétend se livrer Heidegger dans le cours de 1921) du fait de la stature problématique, pour moi, de Heidegger. Non pas seulement qu’il s’agisse d’un penseur dont l’aura raciste, sinon même nazie, empiète sur le philosopher, mais qu’il est le penseur contre lequel se sont déclarés plusieurs des philosophes que je lis avec passion depuis une dizaine d’années — je pense à Ernst Cassirer, bien sûr, et Hans Blumenberg, mais aussi des philosophes beaucoup plus contemporains, comme Sidonie Kellerer dont j’admire beaucoup la posture et les écrits.
Cependant, écrivais-je, lire ces cours change tout dans ma conception de la philosophie, parce que Heidegger est un jalon de l’histoire de la philosophie, un passeur qu’il est impossible de négliger — et je suis forcé de considérer à ce titre qu’il serait fautif, comme le réclament certains membres du corps professoral de l’enseignement de la philosophie, d’effacer Heidegger de l’enseignement. Je ne crois pas, de toute façon, que l’effacement soit jamais une bonne idée. Il faut, comme le fit Blumenberg, réfuter les arguments, et non pas tenter de condamner au silence. Tout simplement parce que cela relève d’une posture morale qui contrevient aux impératifs catégoriques kantiens. Il ne faut pas, parce qu’il en sortirait plus d’inefficience que déficience, à court, moyen et/ou long terme. Et puis il serait très difficile d’interpréter l’après-Heidegger du paysage philosophique contemporain, en particulier francophone, si l’on supprime Heidegger, tant son importance est indéniable. Que l’on prenne des philosophes élevés au grain français comme Paul Ricœur ou Jacques Derrida, pour n’en prendre que deux au hasard, mais on pourrait ajouter Emmanuel Levinas, Jean-Luc Marion, ou même Jean-Paul Sartre — pour ne taper que dans la philosophie pure —, ils ont tous dépendu de leurs lectures de jeunesse des livres de Heidegger.
Et il en va de même pour Blumenberg. Il est impossible de bien saisir Blumenberg si on ne lit pas Heidegger. La plupart des grandes idées de Blumenberg se trouvent sous forme germinale chez Heidegger. Elles sont parfois confuses et flottantes chez Heidegger — ce que je comprenais jusqu’alors comme relevant de la « mystique », grâce à laquelle les termes flottaient dans le nuage de leurs potentialités de significations, puisant à fond dans leur substrat agonal sans jamais sortir de l’ambiguïté, où Heidegger aurait fait de la maxime du cardinal de Retz la prescription de son langage philosophique tout entier — mais c’est parce qu’elles sont comme une focal en travail : elles cherchent leurs destination, leur point de chute. Ce que je peux lire chez Heidegger, c’est Blumenberg myope. Il y a des exemples à ça, très clairs, et plus je progresse dans ma lecture, plus ces exemples sont nombreux.
Un autre élément important à ce propos : je lis les cours précoces de Heidegger, ceux qui datent d’avant Sein und Zeit. J’estime, peut-être à tort, que Sein und Zeit a le défaut de ses qualités, et en particulier ce livre a fixé la silhouette dialectique et analytique de Heidegger. Il était plus libre et plus léger avant son livre, de sorte que son propos est à la fois plus simple et plus audacieux — audacieux au sens poétique du terme, non systématisant. Heidegger assume dans ces cours une certaine liberté de ton — celle du privatdozent, sans aucun doute — qu’il n’a plus après Sein und Zeit. Je ne doute pas que cette expérience de lecture soit paradoxale : on écrit partout que Sein und Zeit est la démonstration de l’audace même en philosophie, et qu’il n’y a jamais eu de livre qui fût aussi radical ou libre depuis, a minima, Parménide. Blumenberg lui-même hissait Sein und Zeit au rang de l’œuvre philosophique majeure du XXe siècle.
Il faudrait que je m’interroge, en toute sincérité, sur la ou les raisons qui justifieraient que je ne soit pas du tout de cet avis. Je suis plutôt indifférent à ce texte. Il ne m’ennuie pas particulièrement mais il ne me parle pas. C’est très différent de bien d’autres textes en philosophie qui m’attrapent instantanément et comme par accident, je ne peux rien faire d’autre que de continuer à les lire. Ce n’est pas du tout le cas de Être et Temps. Peut-être est-il trop alambiqué ? Trop massif ? Peut-être que mes préjugés sur le nazi retiennent mon effort ? Je ne saurais pas dire mais je n’y parviens pas du tout — les concepts me paraissent insuffisants, imprécis, inaboutis. Combien de philosophes lèveraient les yeux au ciel en lisant de telles confessions… C’est plutôt à la mode, depuis 2014, de ne pas aimer Heidegger. Mais le fait est que j’ai découvert Kant, à partir de Blumenberg. Il en va évidemment de même pour Cassirer, puis pour Heidegger lui-même.
Ces cours me donnent donc une espèce de coursive, une galerie arrière au décors de Heidegger et j’ai le sentiment d’y trouver (comme « enfin ! ») une poésie philosophique qui essaie, qui pétrit, qui est en action, et qui tente de faire face au problème philosophique qu’elle se pose à elle-même. Je le trouve donc proprement passionnant dans ces cours très immatures mais vraiment pleins de promesses et d’appétit. Il n’y a rien du ronflement bavant de quelque penseur au front dégarni. C’est pareil quand je croise certaines lettres de sa correspondance avec Arendt, où il est clair que la relation n’est pas philosophique, je vois un homme qui écrit. Et pas une espèce de monstrueux complexe doctrinaire. Alors, comme je l’écrivais, la lecture de ces textes change tout, sur la philosophie et sur Heidegger en particulier. Je dois bien lui reconnaître ça : il est aussi le maillon qui manque aujourd’hui beaucoup à ma compréhension de l’histoire de la philosophie du XXe siècle.
Et puis, outre cela, comme je l’écrivais plus tôt, lire ce Heidegger au brouillon, dans les coulisses de sa propre pensée, permet de bien comprendre certains points de l’histoire des concepts blumenbergiens. Blumenberg, qui naît en 1920 alors que Heidegger est déjà privatdozen depuis cinq ans, va faire comme avec Husserl, le « sauvetage » en moins (si l’on peut considérer, ce que je ne crois pas, que Husserl ait jamais été en danger) : il va reprendre l’outillage conceptuel et, à la faveur d’une rénovation de la conception du sujet transcendantal, l’améliorer. Cette amélioration donne parfois des choses éblouissantes, mais toujours liées, et cette amélioration se trouve parfois très éloignée de son inspiration première — comme en témoigne par exemple la « querelle de l’Habilitation », au travers de laquelle Blumenberg est tenu, au terme de la lecture intransigeante de son premier draft de 1949 par Walter Bröcker, ancien étudiant de Heidegger, de faire le choix entre son orthodoxie ou son hétérodoxie doctrinaire à l’égard de Heidegger. Alors le texte de la Distance ontologique va non seulement suivre l’injonction à l’émancipation, mais va en plus s’organiser contre.
Il y a un côté un peu Grégoire de Tours dans cette affaire : Adora quod incendisti, incendie quod adorasti — adore ce que tu as brûlé, brûle ce que tu as adoré. Mais plusieurs choses ici, et je terminerai là-dessus pour ces remarques.
D’abord, je tends à penser qu’il s’agit d’un processus universel d’autodétermination de la pensée se constituant elle-même dans la mise en performance de ses motifs rationnels : par prolongation, par exploration, puis par analogie, par contradiction, par opposition. Nous sommes voués, dès lors que nous nous admettons comme des créatures qui pensons à partir de la structure entéléchique du langage comme mode de matérialisation et d’extension de notre faculté à prendre conscience de (en premier instance qui est aussi la dernière, point de départ et point de chute : de la distance ontologique), à nous constituer dans et par l’affinement en contradiction. Si Blumenberg a puisé le germinal de sa pensée dans le matériau disponible que constituait Heidegger (c’est le propre même de son usage d’un concept tel que le « texte rituel » qui est poétisé et soumis à appropriations-variations à volonté), il est logiquement normal, et même attendu, qu’il en vienne à s’opposer à son propre instinct germinal. Il s’affranchit nécessairement. De gré ou de force — bon, plutôt de force compte-tenu de ce que l’on sait du triangle non-amoureux Landgrebe-Blumenberg-Bröcker de 1949-1950 en vue de son Habilitation.
Ensuite, je ne crois pas que Blumenberg ait véritablement brûlé Heidegger. Je n’ai encore rien lu qui témoignât d’une détestation ou d’une haine, je crois — mais peut-être croiserai-je quelque chose un jour qui me fera aller dans une conviction différente — qu’il l’envisageait comme une donnée à intégrer à sa pensée, de même qu’un joueur d’échecs qui entreprend une partie contre lui-même ne se livre pas comme un ennemi, mais rencontre une expérience dissociative et peut littéralement jouer contre lui-même en ignorant tout des intentions de l’adversaire. Car il n’est pas question de savoir qui va gagner, il n’est jamais question que de jouer le meilleur coup possible au vue de la situation de la partie. Et c’est ainsi seulement que la progression dans la pensée peut se donner. En revanche a-t-il fallu combattre tous les points jugés inopérants — mais en gardant toujours tous les points jugés fonctionnels, de sorte que la liste des dettes silencieuses de Blumenberg à Heidegger est en fait très longue. D’où ce que j’écrivais à l’instant sur les améliorations (ou l’hétérodoxie), de Blumenberg, et le traitement singulier de Husserl qui bénéficie d’un « sauvetage », alors que Heidegger est purement et simplement confronté — de façon répétitive.
Lire Heidegger, dans ces quelques cours précoces, alors qu’il navigue autour de sa propre trentaine, outre le vertige comparatif auquel cela me contraint, me permet de pratiquer un Heidegger dont je me sente proche dans la pratique. Il est esthétiquement et sensuellement d’une telle facture que je puisse communiquer et ses textes me toucher. Peut-être est-il arrivé quelque chose en 1923 et 1926 (puisque l'un des cours de 1940-1941, Achèvement de la métaphysique et poésie, ou même Le commencement de la philosophie occidentale: Interprétation d'Anaximandre et de Parménide de 1931, ne présentent plus cette vitalité particulière qui me touche beaucoup) qui justifie que je ne ressente plus du tout cette empathie, cette compassion dans les énergies philosophiques fondamentales, alors même que je les ressens avec des auteurs bien plus âgés (au sens où ça ne saurait n’être qu’une affinité d’âge), comme Cassirer ou même Kant (mais Kant c’est encore une autre affaire : Kant c’est Bach). Je l’ignore. Mais il n’empêche que je me sens, avec ces textes précoces, et même si l’admettre a d’abord été difficile tant j’avais de détestation par principe pour Heidegger, dans ma famille philosophique. Il est, d’une façon ou d’une autre, tout saturé des liens filiaux avec Blumenberg en aval et avec Cassirer en amont (bien malgré lui, on sait ce qu’il en est dans l’histoire de la philosophie).
29/03/2024
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