L'épisode 5 de cette série.
Que sommes-nous sans nos rêves ?
Ce n'est pas que l'espérance nous inspire ou nous porte, mais que nous sommes cette espérance que nous faisons nôtre. Il nous a fallu deux années pour prendre le risque de regarder la version série du Comics The Sandman. Neil Gaiman fait partie des écrivains contemporains que je lis le plus, sous tous les formats (romans, romans graphiques, nouvelles, séries...), aussi j'étais craintif et je ne venais pas à cette série produite par Netflix il y a deux ans.
L'épisode 5 de la série, qui donne place au dénouement du Ruby, à la rencontre entre Johnny et Morpheus, est un très bel épisode — largement supérieur à l'épisode de Constantine, soit dit en passant. Si j'ai grandement apprécié l'idée d'un John Constantine dans une version féminine, j'ai détesté la psychologie pleurnicharde d'un personnage qui, dans le Comics (dont je suis un lecteur assidu et forcené, depuis plus d'une quinzaine d'années), est infiniment plus complexe et, au sens nihiliste du terme, au sens postmoderne du terme, romantique ou, à tout le moins néo-romantique. Une espèce de personnage qui met le monde à distance par l'indifférence apparente, afin de fuir sa conscience aigüe de l'absurdité du monde, et l'absence de sens intrinsèque à celui-ci. John Constantine est mon personnage de Comics préféré, et il est très courant que je reste plusieurs dizaines de minutes pensif sur une seule page. La dialectique du désespoir, alors même que le magicien persévère et continue d'être, envers et contre toute situation, prenant même au piège le triumvirat des Enfers, la persévérance de John pour continuer d'être et d'exister, d'habiter ce monde vide de sens, est d'une poésie magnifique. Je pense que le fait de le lire en anglais, alors que cette langue ne m'est pas donnée du tout, participe à ma relation quasi-mystique à ce texte.
L'épisode 5 de cette série (The Sandman est un monde parallèle à celui de Hellblazer et John Constantine s'y retrouve à plusieurs reprises, dont les premiers épisodes) m'a paru être à la hauteur du Comics. Différemment de la narration graphique, qui me fait véritablement l'effet d'un Tesseract en origami, se dépliant et se repliant incessamment sur lui-même, comme si les arcs du récit se déployaient sous notre lecture, dans les quatre directions de la page, l'épisode 5 et sa triple temporalité — celle de Johnny contemplant les protagonistes, celle des protagonistes s'enroulant dans leurs rencontres par lesquelles ils se mettent à nu, celle de Morpheus qui finit par entrer dans le restaurant — rencontre l'ambiance du Comics. La dialectique de l'espérance, de l'idée du rêve — puissance/conscience humaine de l'infini —, revendiquée comme constitutive de la condition humaine m'a beaucoup touché. L'épisode précédent, en Enfer, déployait déjà le même énoncé : rien ne peut éteindre l'espoir et celui-ci triomphe toujours, invinciblement.
Bien entendu, il paraît absurde de supposer que nous soyons nos rêves, mais je me demande s'il est juste de dire ou d'écrire que nos rêves nous portent ou nous animent. Nous les incarnons, et ils nous rendent vivant, ils nous tendent vers l'horizon que nous nous désignons par leur visée. Ils sont notre faculté d'intuiter l'infini en tant qu'ils sont, au travers de l'espérance, ce par quoi nous enjambons toujours l'obstacle ou la vague qui se présente à nous. Nous perçons le mur et nous persévérons à être, nous nous obstinons, obsédé·e·s que nous sommes, non par l'égoïsme, le narcissisme ou l'envie, mais par l'espérance. Nous voulons parvenir à toucher du doigt ce vers quoi rêvons. Peu importe que ce rêve soit inaccessible — car nos rêves sont toujours inaccessibles : ils dépendent d'un infini —, nous y consacrons toute notre force et toute notre vitalité, espérant effleurer ne serait-ce que l'idée de ce que cela ferait comme impression que de toucher du bout du doigt ce rêve que nous poursuivons. Il nous échappera, c'est sa nature. Nous échouerons, c'est notre nature.
Mais nous espérons. Et nous perdurons dans l'espoir d'être, ce qui nous permet d'être juste à côté de ce que nous sommes. Nous nous regardons dans le miroir de notre attente et ce reflet d'espoir n'est jamais suffisant puisqu'il fuit. Il nous échappe et avant que nous ayons compris que ce qui importe n'est pas d'atteindre mais de poursuivre, notre énergie s'estompe et nous nous dissipons. Il ne reste plus de nous que le récit de notre trajectoire, sans que quiconque (en tout cas il est très rare qu'il en soit autrement) soit en mesure de décrire ce après quoi nous nous étions élancés. Nous avons poursuivi un rêve que notre souvenir recouvre bientôt, et nous pouvons paisiblement nous confondre avec ce rêve tel que les autres l'ont vu en nous — en notre poursuite. Qui sait ce que nous avons rêvé, quand nous ne sommes plus là pour le poursuivre, quand nous n'avons plus la force pour décrire notre course ?
Que sommes-nous sans nos rêves ?
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