À qui donc sont les dômes au loin du monde ?

 Je m’impatiente.

Beaucoup de choses dans ma vie me désignent comme le prince, ou le seigneur, d’un monde dont je suis le centre et qui, cependant, me désespère par ses insuffisance ou sa médiocrité. Insuffisances et médiocrités glissent vite sous la coupe d’un pronom possessif à la première personne, et je m’accable lamentablement dans une sorte de léthargie sordide et coupable. Je ne me satisfais plus de cela, je me sens simplement comme encombré, comme les pieds pris dans une substance molle et lourde dont je n’ai pas le mode d’emploi. J’ignore comment m'en débarrasser et c’est pourtant toute mon existence qu’elle fige, cette substance, en me tirant vers la lourdeur de sommeils moroses qui n’ont aucun intérêt. Ni songes, ni regain de force ou d’espérance. Je suis simplement là dormant et me réveillant afin de pouvoir me rendormir. Et pourtant, je le répète, je sais bien que mon existence est plus que correcte. Je n’ai pas même besoin de comparer — si je comparais afin de m’effrayer, j’en sortirais certes convaincu que je peux mieux faire, mais aussi je trouverais la garantie du caractère raisonnablement correct de mes choix et de mon devenir. Je ne suis pas mauvais dans ma spécialisation universitaire, j’ai un bon rythme de lecture, je m’intéresse à un grand nombre de choses, mes enfants sont en excellente santé, mon épouse se remet des épreuves universitaires qu’elle a traversée juste après la naissance de notre second enfant ; nos chats sont en parfaite santé, notre assiette financière est presque stable et nous vivons dans un pays en paix. Mes perspectives professionnelles existent, quoiqu'elles soient perpétuellement menacées, mais comme toutes celles et ceux qui font ces choix et qui n'ont pas un réseau familial antérieur à leurs travaux.


Une autre façon de l’écrire serait que tout est à deux doigts de ma main et que je ne puis toutefois pas l’attraper. Aussi, je m’impatiente pour des détails. Je déborde de projets d’articles et de livres, je pénètre un peu plus chaque semaine dans le passionnant dédale des travaux de Husserl, après avoir lu Kant, les néokantiens de Marbourg, Blumenberg et Heidegger, et je construis doucement des alternatives à ma plus grande vulnérabilité sur le plan de la recherche : n’être connu que d’un seul chercheur actif.


Je trace l’inventaire pour me rassurer, mais aussi pour admettre, dans l’encre et le style, que je n’ai aucune raison d’être à ce point las et anxieux. J’ai dix ans durant tenu des carnets personnels, et je n’y ai jamais fait étalage d'une situation qui fût aussi sereine et fonctionnelle que ce que je vis aujourd’hui. Je ne parviens pourtant pas à me concentrer. J’ai des choses à faire et je sais comment les faire mais le clavier me « tombe des mains », pour ainsi dire. Je ne fais rien — tout au plus j’écoute de la musique, j’attends. Je ne lis pas. Je n’écris pas — je tente par ce geste ce briser le sceau de mon immobilisme —, j’attends les feutres noirs que je dois recevoir pour recommencer une nouvelle séquence de carnets personnels — dix nouvelles années, j’espère, car c'est une discipline qui me faisait un bien fou — de 2009 à 2019, avec parfois quelques pauses d'un ou deux mois qui étaient comme le son de ma respiration cognitive.


Quelle est cette lenteur ? Paradoxalement, ce sont deux bonnes nouvelles, reçues en l’espace de vingt-quatre heures, qui l’ont laissée entrer en moi : deux articles acceptés, auprès de revues que j’estime et dont j’aime lire les articles. Deux articles écrits d’après une méthode nouvelle, minutieusement pensée pour se mettre en travers des traverses de mon esprit, afin d’être capable d’aller à l’essentiel — et d’avoir pour frustrant résultat cette sensation de ne traiter que le premier point de l’introduction de l’idée qui était la mienne. Deux articles écrits dans une approche « réformée » de mon rapport à la philosophie, gardant mon goût pour un style particulier, mais avec ce regard transversal qui est le mien. Deux articles écrits depuis que je lis les ouvrages de Blumenberg en un allemand que je traduis moi-même, pour moi-même ; deux articles écrits depuis que je comprends Heidegger en ayant lu ses cours de privat-dozent (à mon sens bien plus accessibles que Sein und Zeit qui frôle trop souvent avec l’hermétisme). Je ne prétends pas que Sein und Zeit ne serait pas un bon livre mais, simplement, ce n'est pas un livre que je peux lire linéairement. Et je ne peux prétendre l’inverse — je sais que des chercheuses et chercheurs le peuvent et se baignent dans le souci heideggerien comme de guillerets saumons. Il serait ridicule pour ma part de le prétendre. Son style m’est crypté, sa phrase, dont j'admire souvent le rythme parfois rugueux et post-romantique, pénible. Lorsqu’il parle de cabanes sur un flanc de montagne dans la forêt noire, je crois lire des choses aussi belles que celles que l'on trouve chez Nietzsche.


Oh, je sais bien qu'il ne s’agit que de ma cécité ! Et puis je ne parlais pas de toute façon de Heidegger pour en dire du mal, au contraire. Il m'a fallu beaucoup de temps pour bien le comprendre, et pour cesser de vouloir le prendre d’assaut ; il me touche dans ses détours. Je parlais de tout cela pour dire raisonnablement que mes raisons ne sont pas fondées, que mon existence est passionnante et, à tout le moins à l’échelle de mon propre intérêt, prometteuse. Je n’ai pas de raison de désespérer. Je doute, corolaire de la quête de la connaissance, mais je ne désespère pas. Je vis pleinement les pôles de la distance ontologique, sans toutefois subir ce que je suis. Le monde accepte ce que je suis. Il ne me célèbre pas — est-ce cela qui me fait ma torpeur ?


Je ne sais pas et, comme ce que j'écrivais ce matin, je n’ai pas de réponses, je me contente (si l'on peut dire que l'on se « contente », c’est-à-dire qu’on ressort contenté) de soulever les questions, de mettre des mots sur ces états nébuleux et tournoyants.


Je m’impatiente — il faut être patient avec soi-même, et indulgent.

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