Des divinités au réel : que suis-je ?
Il arrive que je me réveille en ayant parfaitement conscience de franchir la porte qui me fait quitter mon ou mes rêves. Je ne reviens pas ici sur la réalité des songes, leur rapidité à l'échelle de l'économie d'une nuit de sommeil. Ce dont il m'importe de parler, et ce dont je crois avoir besoin de rendre compte, à moi-même, sur ce blog par exemple (mais c'est parce que j'attends les feutres noirs grâce auxquels je pourrai reprendre mes carnets personnels), c'est bel et bien la teneur de l'un de ces rêves. Le dernier en date, celui, même, de la nuit qui vient juste de terminer de se dissiper dans mon deuxième café de la journée.
L'un de mes enfants dessine et recouvre une feuille d’autocollants, l'autre court partout parce que c'est de son âge. Je ne suis, du fait de ce rêve, ni disponible à l'un, ni disponible à l'autre. Je suis douloureusement absorbé dans cette nuit et ce rêve. Comme à chaque fois que ces trois ou quatre personnes qui ont peuplé mon songe viennent à moi dans ma pensée, et me suspendent à mon existence quotidienne. Ces personnes (trois femmes et un homme) sont-elles les signes de ce qui se passe dans mon humeur et dans mon esprit (puisque c'est ce qui travaille au fond, en fond, de mon esprit qui les impose à ma conscience) ou bien est-ce une sorte de repos que prend mon esprit dans leur conjuration ?
Si je me réveille si triste et si fatigué, pourtant j'ai bel et bien fait ce rêve où ces gens se trouvaient en interaction avec moi. Mon père, d'abord. Nous étions en recherche d'un accès rocheux à une mer ; j'ignore laquelle. Après plusieurs moments de recherche (en voiture ou bien à pieds, je suis incapable de le fixer précisément), nous traversons une sorte de salon public où tout un chacun pouvait venir et nous trouvons cet accès. J'ignore si mon père se baigne ou non, mais nous avons une discussion. Je sais qu'il me souriait avec tendresse de mon manque d'enthousiasme à m'immerger entièrement, compte-tenu de l'eau glacée. L'eau devait être méditerranéenne (ajoutant le manque de la mer méditerranée aux avatars rassurants qui reviennent avec régularité dans mes songes, depuis mes dix-sept ou mes dix-huit ans), et sa couleur merveilleuse. Telle qu'elle pouvait être dans mes souvenirs.
Et puis, je ne sais comment, peut-être par l'intermédiaire d'un échange vocal puis numérique avec deux femmes qui se trouvaient en notre présence sur l'estrade en béton qui permettait l'accès aux contreforts rocheux de ce bain marin, nous nous retrouvons, mon père et moi, dans l'espèce de salon public, tout à coup bien plus intimiste et ressemblant à une chambre. Je me demande s'il ne s'agit pas d'une image mémorielle intercalée par ma mémoire d'un souvenir de promenade nocturne en barque à moteur, il y a plusieurs années, alors que nous étions, Camille et moi, en stage pour l'Éducation Nationale près de la ville de Toulon. Il y a sept ou huit ans. Une des amies qui prenait part à la promenade a fait une crise d'angoisse (le velouté nocturne de l'eau que fend doucement l'embarcation qui progresse doucement est l'une des expériences sensuelles les plus pures qui m'ait été donnée de faire, d'où, peut-être, ma mémoire qui s'accroche au décors de cette petite chambre, ou salon, d'où nous étions partis), de sorte que nous avions presque immédiatement interrompu la sortie. Quelque chose de simple et d'efficace, mais constitué de meubles trop traditionnels pour être modeste. Voilà le décors particulier de la suite.
Cette suite est l'acmé de ce type de songes, et la raison pour laquelle je ressors si lourdement pensif et comme portant deux décennies de souvenirs laborieux dans la poitrine et dans le crâne. Son prénom n'existe plus dans ma poésie ou dans mes autres textes aujourd'hui, mais, alors que j'étais adolescent, une jeune femme a ébloui ma vie, avant que tout ce que je portais en moi de sale et de violent ne justifie qu'elle choisisse de partir. Cette jeune femme avait deux amies très intimes. Ces trois personnes, passées au même âge que moi dans mes rêves, grandissant d'abord avec moi, puis vieillissant ensuite avec moi, comme en un kaléidoscope de souvenirs entremêlés à des réalités traversées depuis, sont, je crois, ce qui se rapproche le plus de ce que les personnes qui croient en Dieu (quel qu'il soit) vivent. Leurs figures sont là, en moi, et me parviennent régulièrement en songes. Chacune ayant comme une attribution tutélaire, la plus centrale étant celle que j'ai aimée.
Mon père, à ce moment du rêve, n'était plus. Et ma conversation avec ces femmes était si fluide, si naturelle, si apaisante, à propos de choses si ordinaires du quotidien, et dans une souplesse tendre et affectueuse, que celui qui rêve ne comprenait pas qu'elles puissent ne pas être quelque part, heureuses et vivantes de tout ce qu'elles devaient être. Il y a donc bien des choses sur lesquelles je m'interroge à présent, tout enveloppé de ce songe qui me signifie que je souffre au quotidien, que ma façon de vivre le monde, n'est plus celle qui était la mienne à dix-sept ou dix-huit ans, dans l'espérance quotidienne qui était la mienne, dans la magie de ce monde qui est autre-à-moi et en même temps que je contenais dans ce que je suis. Quel est le cœur de la tristesse que je ressens lorsque je me réveille et que, une fois les quelques dizaines de minutes de l'éveil passent, une profonde mélancolie s'abat sur moi et me soustrait à toute possibilité d'être dans le réel qui est le mien ?
Est-ce une myriade de regrets de ne plus être ce que j'étais alors, plein de possibilités et ivre des choix que j'allais devoir faire pour devenir ? Est-ce que ces personnes me manquent vraiment, presque vingt ans plus tard ? Ou bien s'agit-il de l'état d'en-puissance qui était le mien ? S'agit-il de ce que j'étais, et de la naïveté que j'avais sur le monde, qui me manquent, ou bien ces personnes ? Il y a vingt ans. Que sont-elles devenues pour leur part et pourquoi je ne peux envisager qu'elles soient devenues les saintes et les noblesses que je les pensais alors ? Mon père, c'est bien différent ; j'ai certes toujours rêvé de lui, mais il est désormais décédé, aussi n'est-il plus que ce qu'il demeure dans les songes de ses enfants, et de celles et ceux qui pensent encore à lui au point de pouvoir le conjurer dans leurs propres rêves. Ces trois femmes, qui sont comme une sorte de trinité-en-une, ayant chacune leur importance dans l'économie d'un tout spirituel et émotionnel, ces trois forces qui pulsent en moi depuis plus de vingt ans, l'une avalant la possibilité des deux autres en son sein, sont à la fois les marqueurs de mon émotivité (quand elles entrent dans mes songes) et les impératrices de mon humeur.
Je ne crois plus me tromper, depuis une dizaine d'années, quand je pense et sais qu'elles ne sont plus réelles. Elles sont leur empreinte dans ma conscience et, dès lors, il ne s'agit que de la forme dynamique de cette structure de performances existentiales qu'est la conscience et son flux continu (dont on se figure souvent par commodité qu'il peut être discontinu, ce qu'il est en effet pour certaines personnes en grande souffrance). Elles sont des modalités de la performativité de ma conscience ; mon chagrin, mon épuisement psychique, ma langueur, ma fatigue, sont les seules entités qui les convoquent, alors ? Ce qui me mène in fine à la question que je juge fondamentale : suis-je autre chose que ces mirages et ces brumes qui m'ont constitué par l'enfouissement de tous les détails de mon histoire, de part et d'autre des grandes solives solides des événements majeurs qui font ce que je suis et, de ce fait même, dont je déclare qu'ils me font lorsque je me raconte ? Autrement dit, que sommes-nous sinon notre propre clarté sur le récit des performances de conscience que nous avons traversé (plus ou moins librement) ?
Ces réflexions métaphysiquantes, ontogénétiques, ne retranchent rien à mon état d'épuisement profond et au deuil que ces apparitions me permettent de faire chaque fois un peu mieux. Car la liberté de notre conversation est toujours un peu plus franche à chaque rencontre, et mon père me parle de moins en moins de moi et de plus en plus, et de mieux en mieux, de lui. Il est, factuellement, dans un autre monde, d'où il paraît pouvoir me parler. Le songe précédent où cette jeune femme centrale apparut, il s'agissait déjà d'un paysage méditerranéen, ou que recouvrait en tout cas un soleil digne de la méditerranée, renforçant les jaunes et les oranges, les couleurs franches qui jettent des tâches de lumières dans les replis bleutés d'ombres profondes. Il s'agissait, déjà, de ce berceau meurtrissant de toute ma conscience dans l'Aude française ; meurtrissant et libérateur à la fois, me poussant sur la voie de la compréhension de soi et du dépassement de mes limites.
J'ignore, au fond, si l'on survit à son adolescence, ou si l'on termine d'agoniser jusqu'à la fin de l'étendue finie de notre mortalité. Bien sûr, il est très paradoxal de se demander cela tandis que deux enfants me vivent désormais comme l'une des deux composantes de leur paratonnerre. Bien sûr, aussi, Camille sait ce qui remue dans ces profondeurs que je ne nomme jamais, et je la sais bien qui s'agace de me voir, comme un forcené, retranché dans mon ordinateur, à l'heure où il faudrait passer du temps avec nos enfants, et en particulier Aurélien qui est extrêmement demandeur en temps et en attention, au mois précédant son deuxième anniversaire. Mais la forme dans laquelle j'ai besoin d'écrire ces choses m'échapperait si je cédais à l'impératif du quotidien ; et la paresse me recouvrerait, me tenant à distance de ce que je ressens être, écrivain, entre anxiétés universitaires et difficultés administratives qui entravent mon accès à l'enseignement.
Je ne peux pas survivre si je ne suis plus ce que me dicte ce lent et terrible deuil depuis presque vingt ans. Bien sûr aussi, enfin, je ne me relis pas car je devrais tout effacer. C'est ce que garantit l'intimité des carnets personnels, que j'expérimente ici.
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