La phénoménologie du mot « papa ».
Que peut signifier le fait de réfléchir en phénoménologie à l'expérience du deuil, par exemple ? Bien entendu, toutes les lignes qui suivent sont écrites en pensant à mon père.
Que peut signifier, écrivais-je, que penser le deuil du point de vue phénoménologique ? Il s'agirait de la possibilité de se projeter dans l'usage du terme affilié à ce deuil, pour le sujet. Sortons immédiatement d'une quelconque emphase théorique et posons les mots sur les réalités pratiques de la performativité de la conscience. De même que, parent d'un jeune enfant, lorsque j'entends les larmes d'un jeune enfant, dans la rue, alors que je suis à ma table en train d'écrire, que mes deux enfants se trouvent chacun dans son espace dédié, l'un en CE1, l'autre en pré-maternelle (groupe des papillons, pour être précis), je suis instantanément saisi dans ma vigilance de parent, et je me préoccupe, mobilisé par le cœur même de mon empathie parentale, des possibilités de chagrin de cet enfant que je ne connais pas. Il s'agit d'un enfant à titre individuel, mais ce sont tous les enfants de son âge ou de sa catégorie, de la proximité de l'âge du mien, que j'entends ou que je guette.
C'est une expérience que l'on peut phénoménologiquement caractériser : l'idée d'une sollicitation de ma condition de sujet aux prises avec un phénomène qui connaît une perspective universalisante. On pourrait rétorquer par le relativisme des conditions particulières de ma situation : sociale, économique, culturelle, civilisationnelle, jusqu'à nier toute analogie possible avec un autre père assis quelque part qui entend les enfants de l'âge du sien au dehors de l'espace de son intimité. Cette objection ne serait pas infondée.
C'est le propre même de ce que Husserl nomme quand il parle du monde (Lebenswelt) comme le produit de la dimension subjective-relative de l'intersubjectivité de chaque sujet. Nous tempérons notre subjectivité dans la confrontation aux autres subjectivité et c'est peut-être de la sorte, ou d'un tel manque, que les personnes qui vieillissent dans un état de solitude en viennent à cesser d'être confronter à la relativisation de leur subjectivité, si bien que celle-ci peut vite se substituer au monde comme possibilité d'altérité. Je prends là l'exemple de la solitude mais, au fond, il s'agit de tout microcosme social qui ne tourne plus que sur lui-même. C'est ainsi que la pensée nauséabonde peut macérer sur elle-même et tout emporter dans des excès de violence institutionnalisée. Nous entrerions là dans un autre sujet.
Je voulais parler d'un seul mot, et réfléchir quelques temps à la porte fermée qui me sépare désormais de toute légitimité de la saisie intentionnelle de ce mot — si ce n'est dans le cas de mes songes, comme je m'en ouvrais il y a voici quelques temps. En effet, je ne puis plus dire ou écrire à quiconque le mot « papa ». Je ne peux plus interpeler quiconque de la sorte. Ce mot est fermé. Je peux parler de mon père, ce que je fais du reste, je puis lui écrire des lettres ou des poèmes, mais il n'en prendra jamais connaissance, il ne fera jamais l'expérience consciente de ces contenus que je lui adresserais de la sorte. C'est-à-dire que le deuil est avant tout une interruption du flux continu de conscience. La personne qui est décédée est privée de la capacité performative du flux de sa conscience, interrompu depuis le moment de son décès, sans possibilité de retour.
Supposons que nous vivions dans une dystopie technologique permettant, à l'instar des univers de science-fiction comme Altered Carbon, par exemple (dont la première saison trône en haut de mes séries préférées, et je suis pourtant grand consommateur de ces contenus) et que le support de la conscience soit détachable de la viabilité de l'organisme, lequel ne serait plus qu'un hôte. La reprise de la performativité de la conscience (comme structure de performances opératoires de l'interaction entre le monde et le sujet dans l'intentionnalité, puisque, comme l'écrit Husserl, toute conscience est toujours conscience de quelque chose, en dernière instance, conscience du monde, ajoute Blumenberg) ne permet pas de restituer le flux couvrant les événements du temps manqué. Il peut nous être raconté, nous pouvons en être informé, mais jamais nous ne pourrons vivre de l'intérieur la performativité cognitive de ces temps. Il en va ainsi de l'Histoire comme science, par exemple : elle restitue les contextes de la conscience prise comme structure de performance pour les sujets qui traversèrent les événements concernés. Ainsi est-il nécessaire de reconstituer les conditions de possibilité de l'usage de cette conscience des gens qui vécurent à telle ou telle époque ou dans telle ou telle communauté ; dans leurs émotions, leurs psychologies, leur relation au savoir, etc. : dans leur relation au monde.
Le fait que ce mot, « papa », ne me soit plus accessible, dépend encore des conditions de ma relation au monde. D'aucuns pourraient me répondre par exemple que c'est parfaitement faux : mes enfants me donnent l'occasion de cette expérience plusieurs dizaines de fois par jour. Je suis donc radical. Mais si je prends la focalisation phénoménologique la plus longue de mon existence. L'accès à ce mot dans l'intimité de mon usage de ce mot, mon emploi du terme, de sa valence, de ses implications et de son historicité (je disais probablement « papa » depuis mes deux ou trois ans, j'en ai trente-six) s'est interrompu depuis trois ans et demi. Mon père est décédé en janvier 2021 — l'évidence banale suivante : mon père ne prendra jamais conscience (et ici la potentialité de la science-fiction pourrait démentir l’immuabilité de cette assertion) de son propre acte de décès. Il n'en pourra jamais faire la lecture, alors même qu'il savait lire des choses autrement plus compliquées.
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