De La Charogne au Voyage.
I
Si l'on compare nos étoiles... Non, la chanson dit « si l'on comptait les étoiles (jusqu'au petit jour)... », et comme j'ai la chanson dans la tête, alors mon esprit vagabonde entre les tertres et les parterres de fleurs persistantes. C'est gai.
Non, pas vraiment. Car je discutais tout à l'heure à propos de ce qui serait un poème préféré dans la galerie baudelairienne, et la réponse m'a surpris par son caractère extrêmement organique : « La Charogne, parce que la mort me fascine. » Voilà qui est pour me surprendre, étant donné que, sur un plan phénoménologique, étant donné que, écrivais-je, la description d'une charogne est le spectacle de la mort qui grouille dans toute sa vitalité. Il n'est pratiquement rien qui soit mort dans la charogne ; tout s'y contracte, y pullule, s'y précipite et s'y nourrit. Jusqu'au sol que le cadavre se décomposant fertilise. Je vois dans La Charogne, dans le texte de Baudelaire, une ode à l'alchimie tendancieuse et dérangeante de ce qui est mort et de ce qui est promis à la vie, et cela me renvoie aux deux quatrains somptueux qui, dans Les Femmes Damnées, condamnent toute univocité à la bêtise :
« Maudit soit à jamais le rêveur inutile
Qui voulut le premier, dans sa stupidité,
S'éprenant d'un problème insoluble et stérile,
Aux choses de l'amour mêler l'honnêteté !
Celui qui veut unir dans un accord mystique
L'ombre avec la chaleur, la nuit avec le jour,
Ne chauffera jamais son corps paralytique
A ce rouge soleil que l'on nomme l'amour ! »
Il y a chez Baudelaire, et c'est tout le fond de l'argument que je plaçais déjà dans ma thèse, sous le motif du principe d'ambivalence, bien avant que je ne fasse l'expérience théorique de la Distance ontologique de Blumenberg, et bien avant que je ne sois capable de comprendre la totalité des unités mécaniques de cette réflexions de phénoménologie critique, il y a incessamment chez Baudelaire la volonté d'associer des termes d'apparences inconciliables entre elles. À mon sens, La Charogne est, outre la performance spectaculaire dont je trouve, chez les enseignants qui traitent ce poème en classe, l'emphase répétée à la fois surannée, peu instructive et souvent excessive, réduisant Baudelaire à une sorte de monstre de foire (et souvent, ces gens-là ne tarissent pas d'éloge à l'égard de Victor Hugo, rejouant indéfiniment l'une des grandes rivalités du dix-neuvième siècle), l'exemple d'un chiasme formel qui est l'une des virtuosités esthétiques du poète.
J'ignore, pour tout dire, si La Charogne parle vraiment de la mort, ne serait-ce parce qu'elle est l'occasion d'une performance poétique et intellectuelle très forte. Voilà pour le premier point des pensées qui me vinrent. C'était comme en guise d'introduction.
II
Étant donné mon étonnement, je me suis permis de demander à cette personne, qui anime un compte Instagram de partages poétiques de grande qualité, une sorte de justification quant à ce choix. Non pas qu'il faille se justifier mais que cela pouvait nourrir la discussion, donnant à La Charogne une raison de plus pour n'être pas considérée comme un avatar qui soit strictement morbide. Cette personne ayant fait l'expérience du coma, et entretenant une relation confusément mystique avec la mort, me propose d'envisager qu'elle est sensible aux textes sur la mort. Plusieurs choses, alors.
D'abord : est-on touché·e·s par la mort lorsque l'on fait subjectivement l'expérience, au plus près, dirons-nous, du risque de la mort ? Quoiqu'y réfléchissant depuis tout à l'heure, je n'ai pas de réponse et je ne pense pas que je serais en capacité d'en avoir une, en définitive. Mais la mort, sur un plan phénoménologique, et selon l'occasion qui a été donnée à Heidegger de faire des mots sur le sujet, quant à savoir si la mort est, ou n'est pas, un événement dans l'existence d'un individu, ou d'un sujet, ne peut pas être une expérience subjective pour soi. On peut vivre l'idée de l'en-soi (le nouménal) et celle du pour-soi de la mort mais jamais son pour-moi (phénoménal) ; tout au plus vit-on le pour-moi du pour-soi d'autrui. Où l'on retombe sur le principe de l'altérité dans l'intersubjectivité, fondement cardinal de la phénoménologie husserlienne. Natalie Depraz ou Denise Souche-Dagues en parlent très bien dans leurs différents ouvrages, la première surtout sous l'axe de l'altérité en soi.
Par exemple, perdre une personne dont on est proche : c'est faire l'expérience de la factivité (heideggerienne) de la mort. On est désormais, sauf à être une espèce de lamentable sujet si fondamentalement narcissique que rien ne nous touche guère, pas même la mort d'enfants par centaines et milliers, dans des conditions d'exterminations inhumaines, nous sommes désormais, écrivais-je, marqué·e·s par la mort. Nous sommes porteurs et porteuses de la mort d'autrui et autrui est certes mort au monde mais tout à fait vivant en nous. La mort fait partie de nous dans sa mort. Les technologies contemporaines nous donnant le loisir de constater le vide : sur les réseaux sociaux, tel compte qui n'est plus animé, qui ne se connecte plus ; les messageries vocales qui gardent et sauvegardent l'empreinte dans notre conscience, que l'on peut pratiquement répéter à l'infini ; les vidéos, les photographies, les conversations écrites ou les enregistrements vocaux : une personne décédée peut nous assaillir par son état de source interactive de performance figée, ayant existé et répétable dans ses performances, mais dont plus rien de nouveau n'apparaîtra jamais. C'est là, me semble-t-il, une expérience concrète de ce qu'est la mort pour un sujet : la disparition d'un·e autrui qui était décisif et fondamental dans le socle de la constitution subjective-relative d'une personne. Je pense naturellement à mon père, ici.
Or justement, lorsque j'ai écrit une oraison funèbre pour accompagner le bûcher du corps de mon père (en mon absence, puisque je n'ai pu me rendre en France à cause de difficultés financières pour la date de sa crémation), je citai quelques quatrains du poème Le Voyage, du même Charles Baudelaire, puisque l'on commence à savoir que lire ce poète est une de mes obsessions depuis vingt-cinq ans.
« Ô Mort, vieux capitaine, il est temps ! levons l'ancre !
Verse-nous ton poison pour qu'il nous réconforte !
Ce pays nous ennuie, ô Mort ! Appareillons !
Si le ciel et la mer sont noirs comme de l'encre,
Nos coeurs que tu connais sont remplis de rayons !
Nous voulons, tant ce feu nous brûle le cerveau,
Plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu'importe ?
Au fond de l'Inconnu pour trouver du nouveau ! »
Je trouve ces lignes splendides, bien sûr, et réconfortantes, comme, j'imagine l'idée de Dieu réconforte les croyants depuis le point de vue de celui ou celle qui ne croit pas en Dieu : l'idée d'une éternité qui retranche le problème de la confrontation à la finitude de l'être. Je ne fais toutefois pas partie des philosophes qui s'imaginent que nous, en qualité d'espèce, avons pensé Dieu par peur de la mort. C'est certes l'une des questions métaphysiques fondamentales que de songer la mort sur le plan de l'être, mais je ne crois pas qu'il s'agisse d'une création par crainte. Nous avons, je crois, pensé Dieu parce que nous en sommes capables. Nous sommes liés à la nécessité de Dieu afin d'exprimer cet appel d'infini que nous avons en nous, et que nous ne comprenons pas. Cet appel nous émancipe de ce que nous craignons, et c'est par espérance, c'est pour donner un nom et une téléologie à cette espérance que nous nous sommes subsumés en croyants. Dieu est la réponse que nous faisons à notre appel interne intime. Quand nous choisissons de croire. Il y a bien sûr des monstres qui défigurent Dieu, l'infini en l'individu, pour l'articuler au joug de la barbarie colonialiste, racistes, suprémacistes, il y a bien sûr de la haine et de la rage, bien sûr.
Mais lire dans la mort l'idée d'un voyage, je trouve là quelque chose de magnifique ; car une fois encore le voyage est imaginé par celles et ceux qui restent sur la rive. Je ne sais pas où s'en est allé mon père. Je sais qu'il est mort et que je ne l'entendrais plus jamais me répondre au téléphone ou que je ne le verrai plus jamais me sourire en me demandant des nouvelles. Je sais bien tout cela car c'est mon expérience de la factivité de la mort. Et je suis définitivement marqué par ça, ma conscience porte en elle les impuissances de la qualité performative de mon lien intersubjectif à mon père. Je ne peux plus jamais débattre avec lui. C'est comme ça. C'est la mort. La dimension symbolique, qui est nécessairement l'esthétisation du caractère du pour-soi d'un phénomène (d'un pour-moi dans le cas de la mort, que je ne peux simultanément expérimenter et penser), prend avec Baudelaire la forme d'un voyage.
On lit toute l'espérance, pour lui, mais aussi pour nous-même, afin de lui survivre, toute l'espérance mystique et esthétique, dont on investit ce corps allongé sur un bûcher, qui s'éloigne allongé sur un bateau à fond plat, dont les feux seront allumés depuis la rive, depuis ce lieu que l'on ne peut quitter. C'est un tel adieu, n'est-ce pas ? On ne l'accompagne pas, on chante depuis le rivage ; on aime pour l'infini depuis les terres des vivants, à celui ou celle qui s'en va d'où il ou elle ne reviendra jamais.
Je ne pourrai pas écrire plus, pas aujourd'hui.
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