« Quelle tempête, il y a dans ma tête ! »

« Quelle tempête, il y a dans ma tête ! » C'est, je suppose, ce que se dit tout le monde. Car nous sommes toutes et tous les irréductibles sujets d'un monde singulier, et nous appartenons toutes et tous à une réalité dont nous sommes le centre absolu. C'est là le sceau de la révolution copernicienne si chère à Kant, tel qu'il en propage les flammes dans la philosophie. Rien n'est nouveau, tout a déjà été vécu par une altérité, et nous sommes toutes et tous dépositaires d'une intersubjectivité que nous passons notre existence entière à découvrir et comprendre — dans les formes symboliques, dans nos traumatismes, dans nos émotions. Mais quelle tempête et, cependant, quelle banalité, dans la mienne en particulier. 


Je suis un homme blanc, docteur en philosophie, romancier, dépositaire d'une certaine culture bourgeoise, et l'on me donne du crédit pour les caractéristiques qui fondent cette identité. Le fait que je sois de gauche, ou me prétende tel, n'altère en rien mon accès à mes privilèges. Si je parviens à être un bon allié, indifférent aux jugements positifs ou négatifs mais tout entier dévoué, dans mon rôle d'allié, au soutien de la cause féministe, cela ne fait pas de moi quelque chose de différent. Je reste privilégié, porteur de mes facilités et des rôles dont la société m'investit volontiers, puisque cela correspond à un modèle qui lui correspond et lui convient : auteur, intellectuel, humaniste ; à quoi l'on ajouterait tout aussi facilement : prédateur, moraliste, colonialiste...

 

Cette « tempête » dans ma tête serait plus difficile à clamer si j'étais autre. Lorsque je constate la grande virtuosité de Camille à toute chose, et l'absence totale de reconnaissance dont elle bénéficie ; elle fut acceptée à Henri IV à dix-sept ans, pour une hypokhâgne, qu'elle quitta de dégoût pour les énoncés élitistes qu'elle trouvait excessif et condescendant, elle suivit l'un des masters de droit pénal des finances et de lutte contre la criminalité financière organisée les plus difficiles de son université, on la reçut major, après un Master recherche de Lettres Modernes, elle obtint le concours de l'enseignement en secondaire, valida son stage pendant une grossesse, puis obtint une Maîtrise de philosophie quelques années plus tard, tout cela en préparant un dossier de doctorat pour un autre pays, pays dans lequel, après une seconde grossesse, et l'obtention d'un poste à vie au sein du campus de Montréal du collège Stanislas, elle valida ce doctorat de philosophie avec les doubles félicitations, pour la thèse et pour sa défense... Quelle trace reste-t-il de cela sur son CV ? De quelle reconnaissance institutionnelle ou systémique bénéficie-t-elle ?


Alors quelle valeur pourrait avoir, sans susciter ricanements et tapotages sur le haut de mon crâne des déclarations puériles et romantiques telles que « Quelle tempête, il y a dans ma tête ! » ? Je suis romancier ? Mais quels romans écrirais-je si Camille ne les corrigeait pas ? J'ai publié un essai de philosophie ? Mais quelle qualité aurait-il si Camille ne l'avait pas corrigé ? Je publie des articles ? Mais de quelle rigueur démonstrative seraient-ils faits si, une fois encore, Camille ne les avait pas validés ? Il n'y a que lorsque je parle directement de Faust que je montre une certaine liberté de ton, dont je pourrais dire qu'elle m'appartient.


Suis-je un prête-nom ? On pourrait dire que j'exagère et que je me retire certains mérites pour alourdir la liste de ce que je dois à celle pour qui je m'éduque. Il faudrait qu'apparaisse quelque balcon secret depuis lequel Woland ou quelqu'un d'autre nous surveillerait, et l'on verrait que, si j'exagère, ça n'est pas sur l'essentiel mais dans les pourtours des applications de notre économie intellectuelle et esthétique. Je suis un homme blanc, le cliché de l'homme marié qui décrète que, s'il n'avait pas rencontré son épouse, il ne serait rien et n'accomplirait rien, ni au quotidien ni du point de vue de ses ambitions denses et nombreuses. J'écrivais dans mes carnets, peu après la toute première version de ce qui devint, après moult relectures et confrontations d'idées, Paradigmes pour une philosophie des imaginaires, paru en 2023, que l'intelligence de Camille, systématique, analytique et logico-formelle, canalisait merveilleusement bien mon intelligence, chaotique, débridée et esthético-formelle. Avec le recul, c'était là encore une espèce de romantisation qui me permettait de remplir mon rôle de poète fou-fou, masculin, patriarcal, pendant que Camille passait l'aspirateur et faisait le repassage dans ma pensée. Ce sont des modèles lamentables de représentabilité de la répartition dans notre complémentarité.


C'est encore un moyen de valider l'équilibre genré des hiérarchies sociales, sous couvert de rendre hommage à « celle qui rend tout cela possible », ajoutant une corde à l'étranglement de sa charge mentale. Non seulement doit-elle porter les responsabilités que portent en général les femmes de sa génération, mais en plus elle ajoute à cela la responsabilité de notre percée intellectuelle, de nos avancées institutionnelles et de nos réussites académiques puisque, sans elle, je suis incapable de présenter un article qui tienne la route, qui soit sérieux ou qui passe les fourches caudines de la lecture en double-aveugle des revues classées. Si les idées, les élans, le propos sont bien les miens, si le style m'appartient, un tel travail de correction et, parfois, de refonte, de mon propos est nécessaire qu'il est délicat, voire inconvenant, de ne le mentionner nulle-part en public, et de produire cette fiction romantique (une fois de plus) d'après laquelle les articles sont des jaillissements spontanés, qui méritent simplement une relecture pour évacuer coquilles et calcifications.

 

Écrire de la poésie est si facile et si commun, lorsqu'on a trente-six ans, ou par là, et qu'on a une bibliothèque immense, que l'on vit dans le confort d'un quotidien matériellement serein ; quand on est, en définitive, l'archétype du bourgeois médiocre qui est assis dans son fauteuil à revêtement de velours vert, avec vue sur des arbres dans une rue de Montréal où l'automne s'avance paisiblement. Les effets de manche et l'équilibre entre les ruptures de ton et la fluidité de style sont des évidences. Il n'y a rien qui soit intéressant dans le fait d'aller jusqu'au bout d'un potentiel contre lequel rien ne vient. C'est « aussi facile que cela » d'être simplement ce que l'on devient avec tiédeur et paresse. L'effort et l'astreinte, le dépassement de soi, ces mises sous tension de l'âme que, par exemple, je fuis en me déversant sur ces pages alors qu'il faudrait que je m’attelle à la reprise de mon article sur l'infini, pourquoi je ne les poursuis pas ? Le repos ? Mais de quoi dois-je me reposer ?


En définitive.









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