Lettre à mon père 2024.
Mon cher père,
Voici venu la période de la lettre annuelle que je t'adresse depuis quinze ans, et ce n'est hélas pas la première fois que je t'écris cela, non pas d'outre-tombe, mais vers ta tombe. J'ai toujours beaucoup aimé Chateaubriand mais certainement jamais autant que toi. Je lirai, plus tard, ces fameuses Mémoires, quand j'aurai l'âge qu'avait ton visage dans mes premiers souvenirs. Tu devais avoir entre quarante-et-un et quarante-cinq ans. J'ai déjà lu (et relu depuis, je suis véritablement tombé dedans) le Musil de L'homme sans qualité dont j'ai fait, comme tu te targuais qu'il l'était pour toi, mon livre de chevet infini. Je m'enhardis régulièrement à revendiquer de le recommencer pour « le finir, cette fois ! » mais il s'avère systématiquement, au bout de quelques mois qui se délitent en des pages de plus en plus solitaires à mesure que passent les ombres, que je mentais. C'est-à-dire que je suis tout de même parvenu jusqu'au deuxième tiers du second volume ! Mais enfin, c'est un univers dans lequel vivre, bien plus qu'un livre à lire. Je reviens sur certaines des choses que j'écris ici dans les lignes qui vont suivre. Le statut du monde, celui de mon souvenir de ton visage, du fait d'être un homme sans qualité, Chateaubriand qui contemple la mer sur les remparts du fort de Saint-Malo, d'où ma fratrie a dispersé tes cendres en me dotant du statut exceptionnel d'être le seul des sept à ne pas te donner ce dernier adieu. Je vais, dans cette lettre, ô mon défunt père, te parler de mon rythme quotidien, dans sa dimension rébarbative et son flux tranquille. Comme en toutes et chacune de ces lettres, je passe sous silence mes rencontres, ma mortalité et mon humeur. Je me contente de faire synthèse depuis le multiple, ramassant l'univers qui passe en moi comme le fleuve se précipite dans une gorge et, me traversant de la sorte, rayonne dans le monde.
Avant toute chose et avant même de faire la moindre mise en scène, comme chaque année, je voudrais commencer par une rapide disputatio sur les fantômes. Rapide, comme promis. Mais c'est, en somme, mon métier, que de disserter sur des objets auxquels personne ne fait attention. Et comme je suis aussi, toujours quoiqu'en retard, écrivain, eh bien, écrivons, ici, sur les fantômes. Tu as toujours souri avec une certaine indulgence aux choix les plus essentiels de ma vie, en ne les approuvant que rarement — constat dont j'écarte ma rencontre avec Camille que tu as tout de suite honorée de ton estime et de ton ironique affection, ce qui la rendait dingue en l'agaçant prodigieusement ; jusqu'à ce qu'elle rencontre ton père et qu'elle mesure, trop tard, l'ampleur de l'univers dans lequel elle avait mis les pieds, avec amusement, toutefois, et une tendresse qui ne cessa plus de s'ouvrir comme un arbre recouvre le monde et le protège. Et pour cause, elle vit avec vos trois descendants, ton fils, et tes deux petits-fils. Ils ne t'auront jamais connu, en définitive, mais s'ils me lisent un jour, ils te reconnaîtront partout en moi, comme une explication, comme la solution d'un rebus à tiroirs que l'on n'aurait donné qu'en fin de l'histoire, demeurée sans elle indéchiffrable. Je suis devenu écrivain, tu as trouvé que c'était amusant, tu m'as dit, après avoir lu mon premier roman « À la fin, quand on arrive à la fin, on se demande un peu 'tout ça pour ça ?' » et j'avais souri en t'écoutant. Les romans allégoriques n'ont pas la place la plus facile du paysage littéraire. Mais enfin, passons au prolégomène de la lettre, qui porte donc sur les fantômes.
Figure-toi que je suis actuellement dans la reprise de la version de soutenance de ma thèse, afin de la convertir en version dite éditoriale, pour une collection assez prestigieuse d'une maison d'édition habituée à publier des thèses. J'ignore si le contenu de ma thèse pourra en définitive correspondre à la forme qui est attendue. Je fais certes de l'histoire des religions, c'est l'intitulé de la collection, mais je le fais avec une teneur philosophie, phénoménologique, qui est particulièrement dense. Le directeur de la collection, après consultation avec quelques uns de ses collègues, m'a demandé de retrancher la première partie, et je dois donc rendre une version publiable (limitée en volume mais explicite, exhaustive de la démonstration et pédagogique), à peu près d'ici quinze ou vingt jours. J'ai fait beaucoup de chemin depuis le jour de ma soutenance.
J'ai soutenu ma thèse en décembre 2020, quarante-neuf jours avant ton décès, et quatre ans plus tard (nous sommes entre les deux dates, quatre ans plus tard, tu meurs dans trente-trois jours, il y a quatre ans), mon rapport à la philosophie n'a plus rien à voir.
Tu vois, l'auteur dont je suis spécialiste, Hans Blumenberg, était un genre d'encyclopédiste. Il avait une méthode de lecture formidable, il a tenu pendant quarante ans des « fiches de lectures » avec des citations majeures, quelques commentaires de sa main, qu'il organisait dans une boîte. Il est célèbre pour cette anecdote, et malgré le bombardement de sa ville natale par les alliés, qui lui firent perdre sa première série de notes, il recommença. Il vient de Lübeck, d'où venait également Thomas Mann. Nous n'aimions pas le même Thomas Mann, mais tu n'as de toute façon jamais compris ma fascination pour Faust. Tu devais imputer cela aux mêmes ressorts internes que ces étranges lubies observées, par toi et maman, en ce garçon de dix ans qui demandait à se faire baptiser alors que vous étiez tous deux, pour des raisons différentes, des athéistes convaincus.
Comme plein avant lui, Blumenberg était un lecteur insatiable ; en témoignent d'ailleurs ses Schriften (écrits, en allemand), sur la littérature (1945-1958) et sur la phénoménologie (1981-1988). Ce qui m'amuse aujourd'hui, avec le recul, et après, tu peux me croire, m'être tapé les traductions personnelles de ces deux ouvrages (passionnants), ce que je comprends ce passage de l'un à l'autre. Quand on se laisse mordre, pour tordre la formule de Holderlin, « à la fin, tout devient phénoménologie » (le poète allemand disant bien sûr qu'à la fin, tout devient poésie). Enfin donc, le type, là, il écrivait à partir des systèmes de trois philosophes, quatre si on ajoute Freud, qu'il mélangeait avec finesse pour résoudre dans les autres les limites ou les inachèvements de l'un — et ainsi de suite dans cette petite triade. C'est une description coupée à la hache, mais c'est l'idée. Il a résolu plusieurs grandes questions et, pour une raison qui m'échappe un peu, mais qui ne m'échappe pas tellement, il n'est pas considéré tout à fait comme un grand philosophe décisif. Je crois que c'est parce que la philosophie est un peu grotesque et ne prend pas la littérature au sérieux. Ce qui est d'autant plus étonnant, en plus, c'est de constater que tous les philosophes finissent par revenir à la littérature — ou au cinéma, car nous sommes en cet âge où les deux se côtoient et s'intriquent. Vraiment, tous les philosophes qui ont moins de soixante ans reviennent à la littérature — ou à la poésie, si l'on garde Holderlin en tête. Mais c'est la même chose. C'est le mythe dont parle Blumenberg, et avant lui Cassirer ou Usener.
La sainte triade de Blumenberg, la voici : Edmund Husserl, Martin Heidegger et Ernst Cassirer. Qui dit Edmund Husserl dit toute la tradition dont il est issue et elle est velue en mecs jargonnants avec des philosophies à la fois très techniques et pointues, Brentano, Frege, Stumpf (non, non, ce n'est pas un nom de Schtroumpf, c'est un vrai type), Ehrenfels ; Martin Heidegger idem mais il vient de l'école de Husserl, avec un peu de Thomas d'Aquin, de Saint Augustin, de Pascal et de Kierkegaard, que j'avais déjà lu pas mal avant de faire de la philosophie comme un adulte ; Ernst Cassirer est tout un continent à lui tout seul, directement issu d'Emmanuel Kant, et les néokantiens de Marbourg, avec, notamment la querelle de la chose en soi, Salomon Maïmon, du fait de son maître, Hermann Cohen, la philosophie des formes symboliques, ses travaux sur le symbolisme, un proto-structuralisme qui a sans doute, off record, énormément influencé Lévi-Strauss dont l'ami, Maurice Merleau-Ponty, lisait énormément Cassirer (et Blumenberg lira d'ailleurs beaucoup et Cassirer et Merleau-Ponty), Hegel — bref, un titan. Des dictionnaires ambulants qui articulaient des systèmes philosophiques combinatoires extrêmement efficaces et complets, subtils et diversifiés, et qui reprenaient toute l'histoire de la philosophie avant eux. Il fallait comprendre leurs limites, leurs trouvailles, leurs emboîtements, leur interpénétrations ; bref, un travail de recherche extrêmement fastidieux — et formidablement stimulant, tu t'en doutes.
Or, tu vois, le jour de ma soutenance, je m'étais formé en autonomie avec Camille sur Cassirer, l'ayant énormément lu et, donc, je faisais de Blumenberg un héritier revendiqué du néokantisme hégélianisé et je... Oui, le néokantisme hégélianisé. C'est-à-dire ? C'est très simple. Les néokantiens de Marbourg (l'Université, parce qu'il y a plusieurs écoles de néokantiens) considéraient que la première Critique de Kant, la Critique de la raison pure, conduit essentiellement à faire de l'être humain un sujet transcendantal (un sujet sans lequel il n'y aurait pas de conscience du monde) connaissant. C'est-à-dire que la faculté humaine qui distingue de toute autre rationalité, ce serait le fait de connaître, de progresser en cela et d'en étudier les mécanismes. Un serpent qui se mordille gentiment la queue. Je pense qu'ils n'avaient pas tort. Mais je pense aussi qu'ils abordaient mal le problème et c'est facile à dire, près de cent-cinquante ans après. Ce malentendu provient, Blumenberg en propose l'ébauche, qu'il n'accomplit pas, dans un de ses travaux les plus jeunes, qu'il écrit à trente ans (le salaud), ce malentendu provient d'une erreur de jugement sur ce qu'apporta Descartes à la philosophie. Il la sauva, certes, mais en l'asseyant sur un mensonge. Sur une compréhension trop hâtive et précipitée. Avant Descartes, le sujet rationnel est un sujet qui vérifie sa rationalité, sa capacité à être conscient et à vérifier qu'il est conscient, dans sa relation à Dieu. J'écris ça en des termes plus techniques et plus systématiques (et, ce faisant, donc, plus simples à qui sait lire la philosophie) dans ma thèse. Après Descartes, après son Discours de la méthode, mais encore mieux après ses Méditations métaphysiques, le sujet rationnel vérifie la performance de sa raison (ce que l'on appellera plus tard conscience) dans le Cogitatio, c'est-à-dire l'exercice même de la raison, id est: la connaissance et son extension. De là le grand fantasme maladif et malsain de l'encyclopédisme qui remplace un absolu (Dieu) par un autre (la connaissance objective) et plutôt que de changer d'objet, se contente d'en changer le contenu. La méthode existentiale de l'humanité n'a pas changé : elle s'est contentée de changer de masque. Bien sûr, je le démontre dans ma thèse, mais j'étais incapable de le comprendre aussi clairement que je ne viens de l'expliquer. Le diable est l'outil esthétique et culturel qui permet de faire ça.
Il y a quatre ans, je posais certaines compréhensions qui étaient incomplètes et, ce faisant, parfois, confinaient à des positions fautives. Or depuis quatre ans, je me suis tapé, tu vois, Heidegger, que je trouve bien plus intéressant que ce à quoi je m'attendais, mais surtout dans ses écrits de jeunesse, lorsqu'il n'était pas encore professeur et qu'il ne pouvait pas se reposer sur son auto-mystification de lui-même et de ses idées, quand il devait produire le grain qu'il allait moudre toute sa vie de chercheur. Le Heidegger privatdozent a écrit des choses superbes. Et puis je me suis surtout avalé Husserl. Cette année en particulier, et Blumenberg en devient bien plus compréhensible dans sa profondeur. Ce sont des titans, eux aussi. Même si j'avais un a priori très négatif sur Heidegger, parce qu'ancien nazi. En fait, non, comme l'écrit Arendt avec humour, son ex-doctorante et pendant un temps, sa maîtresse, il semble que Heidegger était plus opportuniste et mou que nazi. Elle dit qu'il n'a aucune figure, aucune conviction véritable. Il était amoureux de ses idées et il vivait son romantisme dans une forme d'érudition surannée, fantasmant la pureté d'une réactivation, dans la métaphysique, du Strum und Drang de Klinger et la suite des premiers romantiques allemands. De belles idées pour un pauvre type, formé dans une école de pensée très fertile (où officièrent notamment Cohen, Cassirer, Natorp, qui prit Husserl puis Heidegger sous son aile, Husserl lui-même) et extrêmement dense. Je le répète, parce que c'est vraiment un Heidegger qui vaut le coup, même s'il se plante quand il parle des présocratiques, en faisant de la fiction plus que des leçons d'histoire de la philo', mais son rapport à l'histoire de l'être, quand il était privatdozent, était extrêmement brillante et c'est d'ailleurs là-dedans que Blumenberg a puisé certains de ses développements et certaines de ses solutions pour l'histoire de l'ontologie. L'ontologie, c'est tout ce qui touche à ce que c'est qu'être. Y compris pour une IA.
On dirait que c'est très compliqué, mais en fait, on peut expliquer cela assez simplement. Tu vois, depuis Parménide, et son Poème de l'être (on fait à peu près naître notre histoire de la philosophie avec le présocratique Parménide), la philosophie consiste en l'étude de l'être et des étants de l'humanité en ses individus. L'histoire de l'être, c'est comprendre de quelle façon les sociétés se comportent avec le problème fondamental de ce que signifie qu'être. Par exemple, si on suit le platonisme, les étants humains participent à l'Être unique et central, mais si l'on suit l'existentialisme, qui naît grossièrement avec Saint Augustin par exemple (IVe siècle), mais s'épanouira surtout à partir de Pascal (et son pari, je t'en reparle après), Kierkegaard, Heidegger et en France, cocorico, avec Sartre (qui vulgarise Heidegger, en fait), c'est-à-dire dans la pensée moderne, le sujet est avant tout un individu qui doit mobiliser ses impulsions internes en vue de.
Tu me diras, on peut se moquer totalement de l'histoire de l'être, et donc de la philosophie. Oui. Et d'ailleurs, notamment depuis le mouvement artistique de l'absurde, avec la bombe nucléaire, la Shoah et le pétage de câble du néolibéralisme, c'est-à-dire le retour du féodalisme comme dynamique hiérarchique dominante, avec oligarques, corruption et polices militarisées, la question de l'être est en désuétude. À quoi bon, en fin de compte, réfléchir à ce que cela signifie que d'être un homme ou une femme ? Les génocides se succèdent, les armes tuent en masse, le fric coule à flot vers les ultra-riches, l'écocide draine le monde de sa viabilité, les Universités ferment quand elles ne sont pas bombardées ou envahies par les flics. Bon. Pas très gai, tout ça.
Je te vois me dire que j'ai oublié mon point de départ. Mais tu sais très bien que je n'oublie jamais mon point de départ et que je sais où je vais. Je reprends ma thèse et maintenant je comprends de bout en bout plusieurs des choses que j'ai écrites il y a quatre ans et dont je n'étais pas nécessairement capable de justifier la structure et la finalité causale et continue sur tout le processus démonstratif, notamment parce que mon encyclopédisme fonctionnait par tâches d'encre et celles-ci ne se reliaient pas nécessairement toutes entre elles. Je faisais confiance à mon intuition, suggérant, à moi-même et à mon jury, qu'il y avait une explication parfaitement précise et que j'étais capable de la produire mais, le temps m'étant compté, je ne le pouvais pas en l'espèce pour de pures causes matérielles. Mes examinateurs ne s'y trompèrent pas tout à fait, sinon même pas du tout, mais ils furent assez tendres, de sorte qu'ils m'ont accordé mon diplôme de docteur à l'unanimité et avec les félicitations (orales, ça n'existe plus sous forme écrite, en tout cas, plus en France). Je sais donc aujourd'hui ce que je démontrais de façon parfaitement systématique, infinitésimale et définitivement. Je ne peux pas le décrire ici plus en détail que je ne l'ai fait plus haut, et ce n'est pas un hasard s'il m'a fallu deux-cents pages (je travaille à retirer des morceaux moins nécessaires) pour faire la preuve, en partant de la figure du diable et du mythe de Faust.
J'y étudie l'histoire de l'être, parfois un peu flottante et abstraite chez Heidegger (lol), telle que Blumenberg la reprend et la justifie de l'intérieur. L'histoire de l'être, c'est, pour Blumenberg, et c'est en cela qu'il s'appuie sur Cassirer, l'histoire de la culture. Après les trois Critiques de Kant (raison pure, raison pratique et faculté de juger), Cassirer songeait à écrire un Criticisme de la Culture. Ça aurait été brillant, mais je pense qu'il lui manquait les outils qui n'étaient pas encore développés à l'époque : la phénoménologie réformée. Selon celle-ci, nous utilisons la culture pour faire face à ce qui nous terrifie dans notre vie. Nous l'utilisons pour nous consoler, pour nous expérimenter, pour nous éprouver, pour nous exciter, pour nous mettre en danger, pour tester les limites de nos choix ontologiques ; la culture est cet espace qui nous permet de vivre un naufrage depuis un point surplombant, vivre le naufrage parce qu'on le regarde. La culture est une chose très sérieuse. On voit mourir l'équipage du navire, on le voit se débattre, les vagues prendre un à un les pauvres marins, hommes, femmes, enfants, on voit les bombes abattre sa mâture, ses peuples réduits en esclavage, traînés hors champ pour être torturés, violés, anéantis, on voit la mort, lente ou brutale, mais pernicieuse et implacable, qui arrache à l'existence des enfants affamés qui ne comprennent pas ce qui leur arrive et qui dorment sur les tombent de leurs parents en espérant avoir encore leur histoire du soir. L'horreur et l'inhumanité privent le navire qu'on regarde sombrer de toute expérience future, et ceux-là et celles-là qui étaient les sujets des récits que l'on lit ou entend, perdent tout étant potentiel et sont anéantis, dissous par des bombes qui ne laissent même pas de cadavre, et tout ça, on y assiste depuis notre fessier bien gras engoncé dans un fauteuil en velours vert, dans le lit King Size, le bain avec des sels parfumés, le train, première classe ou non, l'avion, même, qui nous transporte vers un lieu d'attente et de pensées qui nous occupent et nous prédestinent à ce que nous devenons ; peu importe d'où on lit, regarde et pense.
Le monde de l'art est ce monde de l'autre côté de la fenêtre que nous exploitons et que nous engloutissons afin de rassembler les conditions de détermination de notre propre être-étant au monde. On se rappelle des détails du navire qui sombre, des bombes qui explosent tout, des drones qui headshot des enfants de six ans à vélo, on se rappelle de Ulysse, de Bloom, de Dante, de Paul Muad'Dib, on se rappelle de nos amours fictifs, de nos chagrins véritables, on cultive ce que l'on était pour préparer ce que l'on va faire de soi. Le monde, tu vois, c'est le train, le livre qu'on a dans la main ; le monde, tu vois, papa, c'est le fait d'être dans notre propre rapport à la plurivocité de nos étants-là au monde. Parce que le monde, c'est nous dans ce monde. Nous, dans ce monde, c'est-à-dire ce dans quoi on se projette, on s'est projeté ou ce dans quoi on aimerait pouvoir se projeter.
Et ça, tout ça, c'est la phénoménologie husserlienne, déployée par Maurice Merleau-Ponty, Heidegger et Blumenberg (il y en a d'autres, mais bon, je ne te fais pas un cours, hein : je t'écris une lettre et je veux venir sur la question des fantômes). Blumenberg écrit que nous avons une dualité en nous, finitude et intuition de ce que serait la suspension ponctuelle de cette finitude, au travers de l'imagination, c'est-à-dire, intuition de l'infini. Nous serions terrifiés par l'écart entre la finitude et la possibilité d'être libéré d'elle — mais on ne peut pas. On peut simplement, comme l'écrit Goethe, parcourir notre finitude en tous sens pour goûter à l'idée qu'on se fait de ce que serait l'infini (il dit ça de façon bien grandiloquente, bien goethéenne mais je préfère le Goethe sensuel au Goethe ronflant). Par définition, on est borné·e·s par notre finitude. Mais on peut être endurant et colorier une telle surface du monde qu'il faut un temps très long pour nous suivre tout entier. Je reviens à l'idée des traces de pas, plus bas.
Si je publie un livre, je suis dans la finitude. C'est clair : on voit mon début et ma fin. Si j'en publie trois-cent cinquante, je reste certes fini, mais il va falloir beaucoup plus de temps pour comprendre où se trouvent mes bornes et tout le monde ne pourra pas embrasser la mesure de cette finitude. Voire même, si je me débrouille bien : peu de gens le pourront. On peut injecter du jeu avec les limites de ma finitude, si je laisse des choses inachevées ou jetées vers l'avant mais sans donner leur point de chute. Comme je le fais dans Le roman de Baudelaire, par exemple. J'ai toujours été hanté par la notion de d'infini. Tiens d'ailleurs, je me fixe d'écrire le volume trois du roman de Baudelaire, pour 2025. En 2024, tu es ce fantôme qui m'a accompagné toute l'année, et bien plus qu'en 2023. Je réalise que tu étais partout, vraiment partout. T'écrire que tu me manques serait d'une banalité sans nom et, surtout, correspondrait à quelque chose qui n'existe pas.
Tu ne me manques pas. C'est bien plus dramatique que cela. Il me manque un morceau de ce qui garantissait mon sentiment d'être relié au monde. Il me manque un principe constitutif des conditions de possibilité de l'intersubjectivité par laquelle j'avais patiemment appris à me lier au monde, pour compenser toutes mes défaillances, mes insécurités et mon horreur du genre humain. Et ça, ce il me manque est une partie, seulement, de ce que ton décès m'a retiré du monde, papa. Et ça, tu vois, je ne l'ai compris que grâce à mon travail de reprise de ma thèse. C'est une des bonnes idées de mon travail de recherche : la conscience, selon Blumenberg, est une structure de performances.
Qu'est-ce que ça signifie ? Ça jargonne pas mal, mais je n'ai pas le choix car le langage philosophique est précis et, ce faisant, efficace. La conscience n'est pas un truc abstrait, c'est notre capacité à faire l'expérience intentionnelle des objets et sujets qui nous entourent. C'est-à-dire, comme un harpon, on se tend vers quelque chose ou quelqu'un et on le harponne de notre intentionnalité et la structure de performances qu'est notre conscience vibre et s'active dans de processus d'intégration de cet objet ou cette personne dans notre monde. Cette conscience intentionnelle dérive de ce que je nommais plus tôt dans la lettre : la confrontation interne entre notre finitude, qui nous désespère (c'est le parti de Heidegger que de considérer ce désespoir indépassable, dans le sillage de Kierkegaard, il appelle cela le soucis, à quoi Blumenberg répond que le soucis traverse le fleuve (de l'existence, telle que l'a conçue métaphoriquement Héraclite)), et l'intuition d'un échappatoire possible à cette finitude, que se appeliorio avec Kant, l'imagination (les anticipations de la perception). Et donc chaque individu, chaque sujet fait une expérience phénoménologique du monde en puisant des conditions de garantie de l'effectivité de sa conscience intentionnelle dans tel ou tel mode de relation intersubjective au monde. Ah. Oui. Par intersubjective j'entends que tous les sujets vivent dans des petits vaisseaux de subjectivité, chacun dans son monde à lui, rayonnant depuis sa perception et ses idées, mais chaque sujet est favorable, par la connexion à d'autres subjectivités, dans un processus dit « subjectif-relatif », à relativiser sa subjectivité, à la nuancer, la raboter un peu, afin que les énoncés des autres subjectivités ne produisent pas des énoncés trop contradictoires avec ses propres expériences perceptives et noétiques dudit monde. Le mot « monde » évoque en fait le « monde de la vie » husserlien, qui se dit en allemand le « Lebenswelt ». Ce « monde de la vie » est constitué du rapport de liaison de chaque sujet au monde, dans un rapport d'intersubjectivité. Comme tous les sujets sont capables de parler du même monde, alors le monde est bien une réalité factuelle — je ne fais pas un détour par la factivité chez Heidegger, mais, crois-moi, je l'ai fait pour comprendre et c'est passionnant mais elle rajoute un couche de jargon et je pense que ça suffit pour le moment.
Chaque sujet se lie au monde, dans son rapport de performance intentionnelle, dans une intersubjectivité qui lui assure des garanties : garanties de sa subjectivité, mais aussi garanties de la validité de son exercice subjectif-relatif dans la pertinence de cette relation au monde. Il se valide comme sujet capable en faisant l'expérience de l'altérité, d'autrui, dans sa propre capacité d'imagination par analogies. On peut imaginer que c'est d'ailleurs ça qui se passe dans l'adolescence : les adolescents critiquent le rapport subjectif de leurs parents, dont ils sont issus, et leur faculté de relativisation, nécessaire pour se déterminer comme sujets différenciés, relatifs, vient parfois heurter de plein fouet la subjectivité ronronnante et validée, par eux-mêmes, de leurs parents. Tu aurais raison de me dire que je digresse. Tu étais l'une de mes conditions de liaison au monde, parmi les plus fondamentales. Je te trouvais raciste sur les bords, islamophobe pas mal, trop patriarcal, et suffisamment bête pour avoir mangé le foin que servaient les milliardaires en 2017, mais, en fait, tu étais seulement un boomer élevé au grain des trente glorieuses et du Parti Socialiste, un peu niais, un peu con, mais fondamentalement gentil et humain. Tu faisais partie de ces gens incapables de comprendre que le terme « humaniste » puisse être une insulte parce qu'il met l'être humain (mâle) au sommet de tout plutôt que de le mettre au milieu du reste. Mais tu étais curieux de beaucoup de choses, tendre, prêt à apprendre, à comprendre, intrigué par la trajectoire qui était la mienne et dont tu me disais que tu l'admirais, sans la comprendre, tu aimais discuter avec moi même si je m'énervais très vite à cause de tes œillères politiques ; je pense que si tu avais vécu quelques quelques années de plus, tu aurais pu vérifier les raisons pour lesquelles je tenais ces discours.
Ce que je veux dire, c'est que ma relativisation de ce que tu étais est très forte. Mais je t'aimais énormément. Et, this is exactly my point, exactly! : je t'aime encore énormément. Je ne cesserai juste jamais de t'aimer car tu fais partie des conditions de ma liaison au monde. C'est quelque chose en moi qui a disparu avec ton décès. Ton tendre et attentif « Salut, jeune homme ! » de début de conversation, ton ironie continue, tes blagues, ton regard pensif... Tu es mon père. Je t'aime. Tu es mort. Tu es mon fantôme. Tu fais partie intégrante et pleine de mon Lebenswelt, de mon monde. Tu es là, partout. Dans les articles que j'écris, dans les corrections, dans les séances de rameur, tu es là quand je vois des gens courir parce que tu adorais courir, je te vois partout. Et, justement, ce n'est pas que tu serais là par surimpression en tout ce que je vois, non : c'est que tu fais partie de ma faculté de voir. Je ne sais pas bien qui est le fantôme de qui, en définitive. Tu vois. Tout ça pour ça, une fois de plus.
Je suis fantomatique au monde depuis ton décès, et j'ai dû compenser. Le monde, c'est notre faculté à être au monde, et pour être au monde, nous partons de la spontanéité de notre être-là, le fameux Dasein heideggerien (le type ne s'est pas foulé et c'est littéral en allemand : da-Sein, là-être). Être-là, c'est le jaillissement soudain et primitif de notre faculté à nous sentir étant dans le monde. C'est ce qui vient avant le Cogito ergo sum cartésien : avant de douter, on est là. C'est une évidence (je ne vais pas citer Blumenberg, hein), mais c'est une expérience subjective, évidente : on est là. On est là, dans le monde et depuis cet être-là dans le monde, on peut (ou non) douter que l'on est et, ce faisant, savoir que l'on est. Parce que l'on doute de cette premier expérience, primitive, on sait qu'on est. Blumenberg a réformé et Descartes et Heidegger en les améliorant, mais là, c'est le travail de toute une vie (la mienne) que de le démontrer depuis ma propre interprétation de l'être-là (notamment dans la sensualité s'intellectualisant elle-même, avec les fétichismes, par exemple). Or justement cette année, j'ai un peu commencé, timidement, avec une idée socle, le principe d'ambivalence, d'où tout rayonne. C'est mon intuition de ce que Blumenberg appelle la métacinétique de la distance ontologique.
Cette année, j'ai publié deux articles, ce qui double mon quota d'articles publiés. Mais je n'ai pu accomplir cela que parce que j'ai passé cinq mois, en silence, dans mon coin, à traduire la thèse d'Habilitation de Hans Blumenberg, encore peu lue, mais parue en édition allemande en 2022 (sur l'étude de la distance ontologique, justement). Puis j'ai proposé d'en faire une recension en français pour Actu-Philosophia, et une recension, différente sur le fond, en anglais pour The Phenomenological Reviews, afin de me positionner et de poser le socle de mon interprétation du travail de Blumenberg qui n'est pas canonique. C'est-à-dire que je n'ai pas appris sagement ma leçon sur Blumenberg pour venir prétendre à être l'un de ses spécialistes, et c'est simultanément un avantage et un sérieux handicap. Je l'ai découvert accidentellement, de livre en livre, puis, ayant lu tout ce qui existait de lui en éditions françaises, j'ai lu ses éditions anglaises, qui se recoupent parfois avec les françaises, et parfois non. Je me suis ensuite mis aux éditions allemandes, bien plus laborieusement. Mais personne ne m'a donné de notes de synthèse. J'ai construit mes outils de compréhension et mon interprétation. Et je prends un peu plus de recul à chaque fois, de sorte que je commence à savoir véritablement de quoi je parle, de A, disons, à K. Ce n'est pas mal, de A à K. Il me reste L, M, N O, P, Q, R, S, T, U et Z à découvrir et bien intégrer dans le reste. Mais je sais déjà à quoi tout cela ressemble. Je ne les ai pas encore suffisamment manipulés. Cela implique de connaître à fond toutes ses références et leurs systèmes. J'ai donc publié deux articles. Bon.
Cette année, tu sais, Camille a soutenu sa thèse sur Lovecraft à partir d'une identification du principe de la crise du sujet, avec Husserl et Blumenberg. En juillet. C'était une belle soutenance. Il y eut beaucoup de stress pour des raisons administratives mais nous devrions tous les trois devenir Résident·e·s Permanent·e·s du Canada en 2025, le dossier a été déposé il y a plusieurs mois déjà. C'est la marche qui précède la demande de citoyenneté. Aurélien a déjà les deux citoyennetés, le fourbe !
Je me souviens de l'une de nos dernières conversations téléphoniques, où tu me parlais de Trudeau comme de mon premier ministre. Tu ne comprenais pas tout, mais déjà tu me disais que tu visitais ton château en Espagne, quand je te savais en établissement de soin. Je me demande si ce n'est pas même, exactement, la dernière fois que je t'ai eu au téléphone. Nous parlions alors sans intermédiaires. Sans médiation. J'avais directement accès à toi, mais j'avais la tête dans mon immigration, dans mes problèmes d'argent, dans ta capacité à nous sortir de ce pas tragique, et j'étais moins attentif que je ne voudrais l'avoir été. La question que je me pose souvent, c'est de savoir si tu étais encore là, à ce moment-là. Je parle de ton Dasein, car il va sans dire que tu étais là, tu étais au monde, avec des aménagements contre ta maladie, avec des interlocuteurs qui faisaient relais, ces grandes sœurs que je ne veux plus jamais rencontrer de toute mon existence, qui, en fait, ne sont plus au monde pour moi, alors qu'elles lui furent si déterminantes et si nécessaires fut un temps. Étais-tu, à ce moment, lié au continuum de ta relation intersubjective au monde ? Je finirai par écrire, je le sais bien, sur la maladie d'Alzheimer prise d'un point de vue phénoménologique. Étais-tu au monde sans intermédiaire, ou arborais-tu déjà un masque, un être-au-monde qui n'était pas ton être-là ?
Mérovée grandit. Sept ans, tu sais. Aurélien a dépassé de plusieurs mois l'âge qu'avait Mérovée la dernière fois que tu l'as vu. La dernière fois qu'il t'a vu. Les garçons grandissent. Ils me renvoient à mon père. Tu étais un chouette type, tu sais, papa. Un vraiment chouette type. On voit bien, dans cette lettre, de quelle façon je me suis façonné pour correspondre à ce que j'estimais important, en moi, pour toi. Mon travail, mon activité intellectuelle, celleux de Camille, nos enfants, le fait que nous ayons deux citoyennetés. Je me souviendrai toujours de ce que tu m'as dit dans la voiture, alors que nous allions à l'enterrement de mon parrain, avec cette autre grande sœur que je ne veux plus jamais voir (j'aurais été incapable de le prédire, à l'époque, tant mes sœurs m'étaient chères), à propos de notre départ pour le Canada. Tu trouvais ce départ fascinant et héroïque. Peut-être que cela t'évoquait ton propre départ, à huit-cents kilomètres de ta propre fratrie. Je ne sais pas. On réécrit beaucoup, quand on interprète les chemins de nos parents. On voit les traces de pas dans la neige et on cherche un sens qui puisse justifier, depuis un seul être-là, de quelle façon a pu s'édifier l'être-au-monde que l'on voyait, enfant, de ce parent majestueux et massif, tragique, pathétique et touchant, qui nous a fait passer de soi au monde. On voit les traces dans la neige, et elles s'effacent si elles n'ont pas été consignées, elles s'efface « comme des larmes dans la pluie » (Tears in rain pour la version originale, Blade Runer). Si je n'écris rien sur toi, tu disparais, comme une larme dans l'immensité de la pluie qui tombe. Si j'écris encore et encore sur toi, les traits de ton visage resteront imprimés en moi, je resterai empreint d'eux.
La même différence d'âge entre toi et moi me sépare d'Aurélien. Trente-quatre ans. Tu te doutes bien que cela me rend songeur en toute chose. Je n'ai de souvenir de toi qu'à partir de mes sept ans, comme toute chose, du fait de mon amnésie enfantine, je n'ai de mémoire qu'après ce fameux départ loin de vos fratries respectives, à maman et toi, quand vous avez décidé d'aller créer votre propre foyer loin de tous ceux qui vous pré-existaient dans vos histoires propres. La Terre Promise qui résout tout par son absolue virginité. Sauf que, manque de pot, toutes les Terres Promises sont déjà habitées par leurs autochtones et par leurs histoires propres. Mais donc, je ne te connais, je n'ai de souvenirs physiques, que depuis que tu as quelque chose comme quarante ans ou quarante-et-un ans et après. Je ne connais que les vingt dernières années de ta vie, seulement un tiers. Je ne connais pour le reste que les récits. Du mythe. De la volonté de faire synthèse à partir du multiple de l'expérience du monde.
Papa, tu me fais beaucoup réfléchir, tu sais ?
Tu n'es pas là pour lire cette lettre alors, en définitive, à qui est-ce que j'écris ? Qu'est-ce que signifie que de vivre en fantôme, ou d'être le foyer d'un fantôme ? Chacun·e des six autres membres de la fratrie recomposée à laquelle j'appartenais enfant peut revendiquer de vivre avec un fantôme, le tien, et chacun de ces sept fantômes sera probablement non-identique au mien. Iels te racontent autour d'elleux, iels vivent tous avec ton fantôme, des fantômes qui portent pourtant tous des traits similaires (tant chacun·e de tes sept enfants te connaît différemment, en âge et en humeurs dominantes), ils rentrent tous dans la catégorie de ton identité passée, celle que tu as portée de ton acte de naissance jusqu'à ton acte de décès, dans le bornage administratif d'une tranche mondaine qui est désormais doublement révolue. Lorsque je lis des textes de philosophes qui ont été écrits autour de ton année de naissance, je pense à toi. Mais quand je songe à la date de décès de Ernst Cassirer, par exemple, emporté par une crise cardiaque en avril 1945 à Yale, où il vivait exilé, juste avant la fin de la Seconde Guerre Mondiale qui l'avait chassé de l'Allemagne nazie (il était juif), je me dis que tu naissais neuf ans plus tard. Depuis mon expérience d'adulte, neuf ans, ce n'est rien. Il y a neuf ans, j'avais déjà vingt-sept ans, et je pressentais que j'allais bientôt partir pour le Canada — Camille et moi partions peu après mon trente-et-unième anniversaire. Non, c'est faux. À vingt-sept ans, j'étais encore perdu. Je crois que je venais de publier mon premier roman, et que nous nous préparions à passer les concours de l'enseignement, l'année suivante. En 2015, année charnière, sans doute, je ne savais pas encore qui dirigerait ma thèse et si même je parviendrais à trouver une direction susceptible de m'aider. Je n'avais pas encore fait de philosophie, à l'époque, enfin pas plus que de raison, en marge de ma Maîtrise de Lettres Modernes, qui contenait des unités d'enseignement de philosophie. Je me souviens encore des deux professeurs, dont un avait dit lors de ma première année de Master, d'un essai que j'avais voulu, avec insistance, lui montrer, qu'il l'avait lu et qu'il l'avait trouvé, je cite et c'est pourquoi je ne mets pas son identité ici, parce qu'il est toujours en activité et sa remarque était ridicule et puérile, « énervant ». De même, je peux citer sans le nommer, le professeur, de Littérature Française et Théorie Littéraire, cette fois, qui l'année suivante, lors de la seconde année, m'avait enjoint à « continuer à écrire, si vous voulez, mais plus pour l'Université, s'il-vous-plaît. » Quelle brûlure avais-je ressenti !
Je me souviens parfaitement, encore, avoir acheté, pratiquement en sortant de la petite soutenance, mon deuxième livre (en français) de Blumenberg, Le Concept de Réalité, qui venait pratiquement de sortir aux éditions du Seuil. C'était, depuis La raison du mythe paru chez Gallimard en 2005, dont je connais l'histoire répétitive de ses écritures successives, le texte allemand, c'était pour moi une façon de répondre à ce professeur, en m'enfonçant plus avant dans la diversité de Blumenberg, comme pour lui répondre que non seulement j'allais continuer d'écrire pour l'Université, mais en plus, que j'allais le défier. J'ai toujours recherché des figures paternelles dans mes professeurs et directeurs. C'est pourquoi d'ailleurs le formidable et merveilleux directeur qui fut le mien m'a longtemps décontenancé. Gentil, généreux, silencieux, doux, sage, ironique, tendre, même. Il se posait en contre-pied de toutes les expériences que j'avais pu avoir jusque là. Tu vois, aujourd'hui encore, j'ignore comment lui signifier mon affection, mon admiration et l'absoluité du respect que j'ai pour lui. Je ne sais pas comment lui signifier. Je pense que je saurai cultiver, plus tard, des remerciements répétés sans lassitude, au fil des années de ma trajectoire universitaire à venir.
Tu n'es pas là pour lire cette lettre, et pour cause, tu es décédé d'une embolie pulmonaire, suite à une fausse route (« avaler de travers », dit-on), sur un double contexte critique médicalement, entre Alzheimer, qui fragilise et, surtout, COVID-19. Je me souviens (décidément, on dirait que je répète une sorte de litanie très québécoise, Je me souviens...) que tu disais, en rigolant, que tu serais tué par une fausse route. Cette faculté particulière pour avaler de travers te faisait marrer, ou alors tu dédramatisais en rigolant, mais cela t'arrivait tout le temps. Guess what ? J'avale tout le temps de travers, j'ai même de sérieux problèmes de déglutition. Mon ostéopathe considère que c'est de l'anxiété, et je ne pense pas qu'elle se trompe. Après une vingtaine de minutes de manipulations, je n'avale plus de travers sur les cinquante jours qui suivent. Tu vois, un peu plus que le nombre de jours ayant séparé ma soutenance de ton décès. Un peu plus que le nombre de jour ayant séparé le décès de ton père en amont de la date de ma soutenance. Était-ce déjà de l'anxiété, chez toi, papa ? Je ne pense pas que je me trompe si je suggère que c'en était déjà. Tu cachais bien ton jeu, mon vieux.
Quand on est écrivain·e — ce que je suis un peu, ce que je ne suis pas entièrement, ou bien ce que je suis au contraire dans la forme la plus absolue qui soit — on écrit. C'est tautologique. C'est comme de dire que quand on est milliardaire, on asservit, on exploite, on tue, on esclavagise, on pille, on détruit, on pollue, on triche et on corrompt mais on fait du buisness et c'est légal. Mais on écrit pour soi, bien souvent, et alors, on se demande par quelle étonnante alchimie on se trouve dans la nécessité de faire lire ce que l'on écrit. C'est là encore la fameuse condition de la liaison au monde. Les auteurs et autrices produisent des textes : c'est le récit du taureau d’airain de Lucien de Samosate, à propos du tyran Phalaris qui y faisait rôtir ses victimes : les mécanismes étaient tels que leurs hurlements étaient convertis en une musique harmonieuse pour l'auditoire. Nous souffrons, nous pleurons, nous aimons, nous haïssons, nous maudissons, nous pardonnons ; et tout cela devient des chants qu'autrui découvre avec plaisir (Louis Aragon en parle aussi, tu sais bien, « celui qui chante se torture... »). La culture est la somme du produit de la confrontation à la distance ontologique de chaque individu. Tu vois bien comme tout cela est mêlé, les mèches de cheveux dans une tresse.
Tu sais que tes deux petits-fils, enfin ceux qui viennent de Camille et moi, ont les cheveux longs ? Le grand est très ambivalent, vis-à-vis de ça. Il ne veut surtout pas qu'on les lui coupe et il se transforme en véritable Cerbère à quiconque le prend pour une fille — non pas contre le fait d'être une fille (il me disait l'an passé qu'il trouvait ça idiot de partager entre filles et garçons et que lui, il se sentait parfois fille parfois garçon, mais la plupart garçon : il déteste jouer au football et préfère jouer avec les filles dans la cour, mais il adore jouer aux petites voitures et aux chevaliers). Ah oui ! J'allais oublier ! Il a un secret. Il dit qu'une de ses amies et lui ont un secret. Qu'ils adorent être ensemble et il retourne la chercher quand, dans le sas de l'école, il est entrain de mettre sa tenue d'hiver pour sortir (passer de 20°C à -20°C exige un certain équipement), quand il voit sa mère arriver (une collègue de Camille). Elle s'appelle Anna. C'est le même prénom que la mère de Camille. On trouve tout cela très mignon. Là aussi, il est farouche et ne cède pas une once de terrain. Mérovée est un petit garçon de sept ans très doux. Aussi, lorsqu'il se durcit et fronce les sourcils, la tête légèrement penchée en avant, la mâchoire serrée, on sent bien qu'il ne faut pas jouer. Non pas parce qu'il deviendrait méchant mais parce qu'on pourrait lui faire beaucoup de mal en ne considérant pas sa délicatesse. Je le prends souvent en photographie lorsqu'il a les cheveux détachés, avec cette tête là, pensive et concentrée, comme se surplombant lui-même depuis les hauteurs de sa conscience, parce qu'il me fait beaucoup penser à une actrice que j'aime beaucoup et la ressemblance est prodigieusement frappante. Tu n'as pas eu le temps de la connaître, mais elle joue Chani dans Dune, part one et Dune, part two réalisés par Denis Villeneuve (un Canadien !). Elle s'appelle Zendaya et je l'admire beaucoup.
En parlant de cinéma, je voudrais te parler de quelques films que tu n'as pas pu voir, et dont je pense qu'ils t'auraient plu, ou dérangé, ce qui, tu sais bien, revient au même. Quand un livre ou un film nous indiffère, il ne faut jamais insister — comme le disait d'ailleurs ce prof' de philosophie que Dandysme, une version primitive de Ascétisme, Manifeste de l'écrivain heureux, avait tant « énervé ». C'est toi qui, paradoxalement, peut-être, m'a transmis ou infusé, ou dicté, je ne sais pas bien, l'amour du cinéma. Il faut prévoir que la discothèque familiale dépassera le cap des milles films dans l'année à venir. Ceux dont je souhaite parler, ce sont des films qui viennent après ton intervalle finie dans l'existence mondaine, en termes de dates. Je ne vais pas convertir cette lettre en recension cinématographique, mais, vraiment, quelques films intéressants qui t'auraient plu. Je n'ai par exemple accepté de voir Oppenheimer que dans le mois d'octobre, un an après sa sortie — alors même que j'avais vu son alter-ego cinématographique, Barbie, bien plus tôt, parce que j'avais bêtement, je dois le reconnaître à présent, étiqueté Oppenheimer comme un film de mascu's. Ah oui ! « Mascu' », pour « masculinistes », tu ne connais pas le terme. Il s'agit d'une espèce d'effet de mode très dangereux, une espèce de monstruosité réactionnaire qui répond à la progression salvatrice du féminisme et à la liberté des générations de femmes qui viennent un peu avant et beaucoup après Bérénice. Des misogynes assumés qui vivent au travers du muscle. Certaines femmes les suivent dans leurs délires grotesques et féminicides. Quelques actrices que tu as pu admirer, parfois, peut-être pour de mauvaises raisons, aussi, font le choix d'enfoncer le bordures et de repousser les modèles représentationnels, en vieillissant et ne se dissimulant pas pour le faire. Elles sont belles et fortes, elles sont admirables et, surtout, elles inspirent le monde. Le cinéma est en état de bouillonnement perpétuel, il a perdu sa fonction centrale, et ce sont maintenant des milliardaires et des politicien·ne·s corrompu·e·s dont on parle tout le temps, qui sont aux Unes de Paris-Match, du Times, etc. Ah oui, tiens : Donald Trump a été réélu après quatre ans de gouvernement d'un génocidaire et de sa vice-présidente complice. Les États-Unis vont mal. Un héros a tué en pleine rue un PDG d'assurance médicale. Je balance les choses un peu en vrac, c'est que c'est un peu l'avalanche dans ma tête. Comme dans mes Carnets : je parle très peu du monde au-dehors, finalement. Tu sais, la chanson de Tolkien, « La maison est derrière, le monde devant » ; de sorte que je ne m'intéresse que fort peu au monde dehors, dans mes pensées. Je ne le rapporte pas, je ne le notifie pas, je note intérieurement puis je passe à autre chose. Comme le Président Barlet : « What's next ? » ; je me tiens informé, mais je n'en fais rien car il n'y a rien à en faire, véritablement.
Le monde ne m'intéresse pas, il est trop superficiel et je rencontre rarement des personnes ou des sujets qui méritent que je revienne sur mes pas pour m'intéresser véritablement à elleux. Il est si bête, si grossier, si laid, si violent, si stupide, si vain. J'ai passé un an à sangloter devant les photos et vidéos qui nous parviennent de l'autre bout de la Méditerranée. Je ne sais pas bien ce que tu en aurais pensé. Je me souviens (mon côté québécois qui me prend encore) de ce que tu disais à propos de l'Occupation nazie, où tu disais que tu ne savais pas si en pareille situation, tu te serais trouvé résistant ou collaborateur. Tu disais cela en suggérant que tu te savais trop lâche et trop soucieux de tes proches pour t'investir dans la résistance. Déjà, avec deux enfants, je sais désormais que ce n'est jamais aussi simple. Mais je pense que tu aurais malgré tout été résistant, même petitement, même de façon passive et occasionnelle. Je t'assure. Donc. Les films.
Oppenheimer est bien plus intéressant que ce à quoi je m'attendais et, même, un film digne de Interstellar, quoique dans une autre perspective. Ce réalisateur ne fait que des films intéressants, en définitive. Comme Alex Garland. J'aurais adoré que l'on puisse parler d'Alex Garland. C'est probablement un de mes réalisateurs préférés. Il est très brutal. Il plonge vraiment l·a·e spectat·eur·ice dans cet effroi fondamental qui procède de la confrontation entre finitude et tentation de ce que serait l'infini. Il renvoie au Dasein, à la spontanéité de notre être-là tel qu'il jaillit du tréfonds de notre nature, qui nous appelle et s'impose, et que l'on peut fuir une partie de notre vie, mais qui nous revient dessus, dedans, à fond, lorsque l'on baisse la garde — l'expression de notre être-là est ce qui parle sans médiation. À force de mensonges, de compromissions, de négociations, il nous est possible de dissimuler ce Dasein, en forgeant des masques et des costumes, et c'est d'ailleurs ce que Heidegger reprochait à la culture qui, selon lui, rajoute une couche supplémentaire de dissolution du Dasein. C'est-à-dire que c'est le parti-pris exactement opposé à celui de Blumenberg — mais c'est en fait sur le fondement d'un parti-pris opposé à celui de Cassirer sur la finitude, lors de la querelle de Davos en 1929 qui opposa Heidegger à Cassirer. C'est un des épisodes de l'histoire de la philosophie dont je suis l'un des spécialistes. Nous pouvons nous perdre nous-mêmes et oublier les appels de notre Dasein dans une sorte de construction semi-artificielle qui vient se substituer au Dasein et nous constituons un être-au-monde qui vient mettre à distance notre être-là. De notre immédiateté, notre absence de médiation, nous fabriquons de toute pièce un principe de médiation qui nous permet de nous mentir et de nous arranger avec nos exigences égotiques. C'est l'ego qui nous pousse à refuser d'admettre cet être-là que le monde, dans certaines intersubjectivités, nous impose d'être. On lisse notre hétérogénéité dans une forme qui procède par petits renoncements et, ce faisant, on se figure que l'on flotte dans une homogénéité qui convient à notre ego. Ce sont des sujets sur lesquels je réfléchis énormément dans mes réflexions sur le BDSM. J'ai fait la recension d'un ouvrage d'un psychothérapeute spécialisé des relations hiérarchisées, américain, cette année, aussi. Un sujet passionnant et j'ai trouvé beaucoup de choses qui m'ont rappelé certaines des formes accidentelles de ta relation à maman. Donc, je termine avec ça pour le cinéma : Civil War d'Alex Garland, justement. J'ai proposé un article en phénoménologie sur la fonction du martyr, d'un point de vue de la nécessité de se retirer de toute intimité, dans la trajectoire des photographes de guerre. Mais c'est une revue de littérature et philosophie et j'ai bien peur que ce fût trop philosophique. Nous verrons. La loterie des publications.
Voilà quelque chose que tu n'as pas du tout connu, de mon existence. Un peu, à l'époque où je cherchais absolument à être publié pour mes romans ; ça m'est passé. Je me suis fait rire intérieurement, d'ailleurs. L'un des fils de mon ostéopathe a quelque chose comme vingt-deux ans, vingt-trois peut-être, et il fait des études de Lettres Modernes à l'Université de Montréal. J'ai lu un de ses articles qu'il a publié dans la revue étudiante de son cursus, et ce n'est pas mal du tout. Un peu affecté, sortant peu des archétypes, mais avec de bonnes idées. Ils se prennent, lui et ses amis, pour une société littéraire de haut niveau, et ils ont bien raison. Je faisais pareil à son âge, et ça te faisait sourire. Mais il faut vivre ça, et à cet âge-là, quand on se targue de littérature. Bon. Je tiens des propos de vieux ; en parlant à mon vieux, tu me diras, c'est cohérent ! Son grand objet de désespoir, à ce garçon-là, c'est de ne pas réussir à publier sa poésie et, je crois, un roman. Je me suis vu, comme me dédoublant tant mes propres paroles m'ont paru très ironiques eu égard à mon propre fantasme à l'époque, je me suis vu répondre à mon ostéopathe : « C'est normal qu'il le cherche et il y parviendra, mais être publié n'est jamais une fin en soi et ne change pas grand chose à sa vie littéraire. » C'est vrai. Mais c'est totalement hors de propos, pour lui. Je me souviens que l'on m'avait dit des choses comme ça lorsque je cherchais à publier Le roman de Baudelaire. Je pensais ca-pi-tal, vital, d'être publié. J'en avais besoin pour mieux assimiler l'oxygène dans l'air qu'à chaque goulée je puisais dans les rues froides de Paris. Je délirais en toute heure, mes nuits étaient creuses et mes journées se vidaient de leurs contenants crus dans le temps qui passait entre chacun de mes deliriums poétiques. Je confinais à la folie. Douce, alcooleuse et droguée. Enfin, tu sais tout ça. Et j'étais là, trente-six ans passés, flegmatique, à répondre à sa mère inquiète pour son fils, qu'il allait y parvenir mais que, de toute façon, il allait réaliser que ça ne changerait rien. Or tout ce que veut ce garçon, c'est d'être lu.
Tu vois : je sais où je vais. Quand on écrit, on veut être lu, jusqu'à ce qu'on le soit et qu'on y soit à peu près indifférent. On écrit toujours uniquement pour soi. On se lie à ce monde, au Lebenswelt husserlien — on traduit cela par monde de la vie, plutôt que par « monde ». Enfin, c'est tout un foin, ce terme. Merleau-Ponty décompose cela en plusieurs termes, et Blumenberg décompose cela en plusieurs autres termes non-contradictoires de ceux de Merleau-Ponty. Je préfère naturellement la décomposition de Blumenberg.
Écrire, c'est avant tout écrire à soi-même. Rendre cet écrire à soi-même public ou non, c'est un choix qui ne dépend pas véritablement de notre intentionnalité. Je pourrais avoir gardé Le roman de Baudelaire secret. Je pourrais publier l'intégralité de mes Carnets. L'un et l'autre sont des supports de mon monologue intérieur et contradictoire avec mon soi-même — le Jung vieux (soixante-quinze ans !) a écrit de très belles pages sur le Soi-même, notamment dans un texte réfléchissant depuis la phénoménologie au rapport à soi-même. Depuis que je tiens ces Carnets, je tiens en fait la discipline d'une vision d'ensemble, linéaire et sans trou, depuis 2009 de mon être-là sans filtre. Je peux me déplacer dans le continuum de ma conscience telle qu'elle s'est matérialisée, mise en acte, telle qu'elle a performé dans la saisie du monde tel qu'il était le mien à chaque étape de mon processus, à l'écoute infaillible et sincère de mon être-là. Ce qui justifie, du reste, que ce soit un texte sans aucune espèce d'intérêt pour qui ne m'aime pas fondamentalement : c'est une documentation sans style ni qualité littéraire et qui consiste juste à m'avoir sanitairement permis de ne pas virer fou. Je ne m'y relis jamais, et j'écris comme cela jaillit, c'est le pouls direct et sans méditation de ce fameux Dasein heideggerien. Pour un examen historique de ma progression, ça peut avoir du sens. Mais en dehors de cela... C'est sans intérêt. D'ailleurs, je serai incinéré avec.
Pourquoi publie-t-on ? Pour poser un acte. Parce qu'une fois publié — ou, dans le cas de mes Carnets, une fois mis dans la malle avec les précédents Moleskines —, on ne peut plus toucher. On peut se retourner vers (ce que peu de personnes qui écrivent font, en définitive), en relisant, mais on ne peut plus rien changer, ça ne nous appartient plus. Relire ce qu'on a écrit, c'est revivre ce qu'on a vécu et prendre le risque d'entremêler les trames du soi. Prendre le risque d'y rester, d'être pris au piège dans la confusion d'une linéarité qui s'efface. C'est pourquoi il faut éviter de lire les pas littéraires que l'on a pu accomplir. Même dans mon cas, où personne ne lit mes romans (tiens, tu me fais penser que tu es mon premier lecteur décédé...), ces textes ne m'appartiennent pas. Ils sont versés dans l'intersubjectivité qui a relativisé, interprété, la performance de mon intentionnalité du monde. Tu vois ? On écrit pour marcher, poser un pas, on écrit, non pas pour « laisser sa marque » (enfin, quand on a vingt ans, si, d'accord, mais si on se maintient dans ce truc-là, passé trente ans, c'est un peu triste), on écrit simplement pour avancer et ce que l'on écrit est la trace de notre pas. Cela s'efface, cela reste — peu importe. Ce n'est pas l'objet. L'objet, c'est de matérialiser la performance de notre confrontation interne à cet effroi fondamental qui nous emporte dans la tempête — tu sais, le mot de Pascal, que, d'ailleurs Blumenberg cite en épigraphe de Naufrage avec spectateur : « ...vous êtes embarqué ». Le fragment complet, c'est celui du fameux pari pascalien, enfin, plutôt, disons, l'un de ceux qui parlent du pari, mais la phrase complète est ainsi faite : « Cela n’est pas volontaire, vous êtes embarqué. » On est embarqué·e·s, id est : dans l'existence. Beaumarchais écrit sensiblement la même chose dans le monologue de conclusion de Figaro :
« Forcé de parcourir la route où je suis entré sans le savoir, comme j’en sortirai sans le vouloir, je l’ai jonchée d’autant de fleurs que ma gaieté me l’a permis ; encore je dis ma gaieté, sans savoir si elle est à moi plus que le reste, ni même quel est ce moi dont je m’occupe : un assemblage informe de parties inconnues ; puis un chétif être imbécile, un petit animal folâtre, un jeune homme ardent au plaisir, ayant tous les goûts pour jouir, faisant tous les métiers pour vivre, maître ici, valet là, selon qu’il plaît à la fortune ; ambitieux par vanité, laborieux par nécessité, mais paresseux… avec délices ! orateur selon le danger, poète par délassement ; musicien par occasion, amoureux par folles bouffées, j’ai tout vu, tout fait, tout usé. »
Ce sont de belles paroles de fin, n'est-ce pas ? Peut-être que je voudrais les dire, avant de mourir à mon tour. Elles me mettent en larmes, aujourd'hui car je pense à toi. Tu es mon fantôme. Voilà, j'ai terminé ma disputatio sur les fantômes et il se trouve que j'ai, par là même, terminé ma Lettre à mon père de 2024.
Cher papa, je t'embrasse fort.
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