Demain, il y a quatre ans, mon père est mort.

Je pourrais commencer ce billet par Matthieu 27:46 et m'écrier, comme Jésus « vers la neuvième heure » : « Mon père, mon père, pourquoi m'as-tu abandonné ? » C'est un peu banal, mais disons que c'est ce qui se rapproche le plus dans l'histoire culturelle occidentale du sentiment d'hébétude qui est le mien depuis quatre ans. Le principe d'une lamentation tient notamment à ce qu'elle n'ait pas vraiment de fin et, comme me le disait un ancien professeur que j'avais, et qui m'apprit beaucoup de choses, dont l'erreur de jugement, on ne guérit jamais de la perte de l'un de nos parents. On apprend tout juste à vivre avec ; c'est-à-dire à vivre avec la réalité concrète et quotidienne de la mort comme unité constitutive de la structure performative de l'existence. On pourrait penser que le refrain s'écule ou s'émousse et que les années qui passent me feraient changer de disque. Mais enfin la peine est homogène et l'événement, pour parler en bon petit heideggerien (une fois n'est pas coutume), du décès d'autrui n'est pas un événement que l'on digère, c'est un point sur l'horizon du cercle clos de notre existence, dont la performance se répète chaque année. Il n'est pas question de dépasser un horizon qui s'est jadis figé, définitivement figé, en nous et au-delà duquel, au contraire de l'existence qui consiste à dépasser l'horizon de nos projections, au-delà duquel il nous est parfaitement impossible de revenir. Ce temps-là n'est plus, et il ne sera jamais plus. Les technologies contemporaines nous permettent, parfois, de réentendre un timbre de voix, ré-apercevoir un sourire qui se forme et toute chose agréable dans la simple présence d'un être aimé — cet être-là qui a couvert notre éveil au monde, ainsi qu'un immense parapluie troué laissant, la nuit venue, les étoiles passer pour l'obstination d'un soleil voilé.


Dès lors, répéter Matthieu 27:46, quatre ans plus tard, ce n'est pas si étonnant, puisque l'événement se répète dans les mêmes termes que lors de sa première occurrence. C'est cette actualité dont parle Kierkegaard à propos du christianisme : Christ meurt pour nous chaque jour, et chaque année chacune des étapes dans le calendrier de sa mort et de sa résurrection doit être célébrée comme une formidable nouveauté et comme le privilège d'un miracle dont nous serions les témoins. C'est peut-être là le sens positif de l'impossibilité de guérir d'une blessure aussi profonde que la mort d'un parent — dont on ne guérit vraisemblablement pas, mais avec laquelle on apprend à persévérer dans ce chemin auquel nous sommes abandonné·e·s. Bien entendu, je prends cet exemple pour démontrer l'inanité d'une telle déclaration dans une symbolique parent-enfant (sous le régime du père-fils). Le parent qui meurt n'abandonne pas son enfant. Il quitte simplement la route de la mise en actes de sa propre existence (ce que l'on appellerait possiblement avec Aristote l'actuation selon le régime de l'entéléchie), et cesse d’interagir avec celleux qui demeurent sur la route. Il n'y a donc pas d'acte d'abandon, et l'abandon est un jugement porté par l'enfant qui survit sur un cheminement dont il aurait voulu qu'il ne soit pas laissé tout seul à continuer, sur lequel il aurait voulu que le parent le rejoigne plus tard, pour lui raconter ses découvertes et recueillir son avis. C'est la lutte contre la morbidité qui est abandonnée par le parent qui meurt, la lutte contre le déclin qui est interrompue. Le parent qui jette l'éponge de la sorte est un parent qui s'abandonne au courant, qui se laisse porter par l'ensevelissement. Et l'enfant qui s'écrie est un enfant qui reproche et qui juge le parent d'avoir accepté de s'en aller. C'est l'exhortation de Dylan Thomas, quand il recommande à l'enfant Do not go gentle into that good night : il faut crier, il faut invectiver, il faut se battre contre le père qui abandonne, et qui a si longtemps imposer sa présence. Jésus sur la croix reproche, un instant durant seulement, à son Père d'être parti après lui avoir tant et tant imposé, d'avoir cessé de se manifester sur et dans le champ de l'existence du monde commun quand, pour une fois, il aurait bien voulu de lui. Dans le cas du Messie, il est question d'une décomposition de la part mortelle qui doit mourir en Croix pour qu'advienne, depuis l'acceptation du diagnostique de la mort, la part sublime, infinie, immortelle, qui lie le corps dans sa relation au Père. 

 

Voilà des lignes étonnantes sous ma plume, moi qui m'illustre par un refus méthodique et paisible de tout mysticisme. On dira que c'est la revanche et que, face à la mort, tout philosophe, même les plus intrépides, sombrent dans la boue noire de l’occulte et des formes les plus sournoises de l'espérance. Et pourtant non. Je brode pour que maintenir la présence de mon père, car je sais que par le verbe, par mes mots, je détiens le pouvoir absolu sur inexistence et le néant et c'est la suprême puissance des poètes qui s'exprime et renverse la mort. Je brode la scène néotestamentaire sous le mode rhétorique et le style métaphorique permet de pénétrer des couches sous-jacentes de mon être.


La formule christique ainsi prise est une métaphore de l'assomption du continuum qui se joue dans l'incarnation de l'enfant qui survit charnellement au parent disparaissant, abandonnant cet espace, ce monde de la vie dans lequel les individus partagent l'existence. Bien sûr, c'est le propre de l'enfant que de dépasser le point sur la route où son parent s'assied sur une pierre, fatigué, lui sourit et lui dit de continuer, qu'il va se reposer un peu et qu'il le rejoindra plus tard. Bien sûr, le parent sait pertinemment qu'il ne le rejoindra jamais et qu'il embrasse pour la dernière fois son enfant du regard. L'enfant ignore qu'il ne dit pas « d'accord, à tout à l'heure ! » un sourire dans la voix mais « d'accord, adieu ! », et c'est parce qu'il l'ignore qu'il peut bénir son parent par le spectacle de sa persévérance à marcher gaiement sur cette route dont il ne verra, lui-même, jamais plus la suite. Son enfant la verra pour lui et il la voit en lui, dans cette infinie promesse qu'il constitue pour ses derniers instants. Le déchirement, qui peut être celui du parent qui s'est assis pour ne plus jamais pouvoir se relever, et qui le sait sans pouvoir le nommer afin de rendre l'événement supportable à son enfant, dont le rôle est de continuer, l'enfant le vivra plus tard, en temps voulu, quand il sera trop tard hélas pour délivrer quelques mots ultimes, plus tard dans la répétition des années qui passent, au jalon de la silhouette assise qu'il reverra, régulièrement, tandis qu'il avance plus loin que son parent n'aurait jamais pu l'imaginer. L'enfant voudrait, jusqu'au dernier moment, jusqu'à la veille de cet instant où il finira par s'asseoir à son tour, en regardant ses propres enfants continuer avec insouciance ce chemin sur lequel il les abandonne à son tour — sans le vouloir, et l'on repense à Figaro, entrer sans savoir, quitter sans vouloir et dont ils vivront eux-mêmes le drame par cascades, plus tard eux-mêmes, l'enfant voudrait raconter à son parent tout ce qui était inattendu et indescriptible, à commencer par le récit de ses propres enfants dont il aurait peut-être voulu qu'il les embrasse eux-aussi, au moins du regard, qu'il sache à quoi ils ressemblent, et revenir à cette pierre de l'assise parentale. Mais il ne peut pas. Il est trop loin et il n'a plus du tout l'énergie suffisante pour faire demi tour, et le temps qui passe enveloppera sa silhouette pour la convertir à son tour en ombre parmi les souvenirs de ses enfants et des autres gens qui l'ont aimé. Il est donc normal de penser à mourir en de tels moments commémoratifs sur le chemin.


Je l'ai déjà écrit ailleurs mais, une fois de plus, penser à mon père qui est décédé, c'est penser à mes fils qui débordent de vie, de rire, de gaieté, de cette gaieté depuis laquelle, un jour, ils ne comprendront pas que je leur dis adieu — il se trouve que j'ai deux fils. Comment mon père se représentait-il son propre rapport au continuum, vis-à-vis de son cheminement intime, de ses espérances et de sa propre gaieté ? Comment mon père se représentait-il ma gaieté ? Avait-il un quelconque jugement sur mon insouciance ou pensait-il que je dramatisais trop, au contraire, ma relation à lui ? Quel enfant étais-je dans le regard de mon père lorsqu'il s'est assis pour me dire de continuer, et qu'il allait reprendre un peu son souffle ici pour me rejoindre plus tard ? Formule toute symbolique puisque je n'ai pu véritablement parlé à mon père dans les dix-huit derniers mois de son existence. Qui ai-je été pour cet homme qui est mort ? — je pense justement aux pages magnifiques de L'homme qui était mort de Lawrence (The Escaped Cock), qui parlent de Jésus Christ. Mais penser au décès de mon père, comme frappe symbolique dans l'horizon de mes événements internes, c'est penser à l'entièreté de mon rapport au monde dans l'une de ses manifestations limite. J'ai touché l'un des bords de mon cadre, comme une encre qui se répand sur un canevas continue sa progression mais en suivant l'obstacle invisible qui lui impose une borne en ligne droite. J'ai fait l'expérience de l'une des frontières de mon être, inamovible et indépassable et je conscientise, au quatrième contact, que cela m'appartient certes comme peraccidentalitas (pour citer Mediavilla) mais aussi, et peut-être surtout, en définitive, comme choix. Peut-être s'agit-il ici de mon sens du rituel et de ma faculté à honorer mes morts, ces morts comme événements qui constituent ma capacité à la performance intentionnelle du monde. Je suis un homme mort, qui renaît en chaque effort de performance et qui, sans elles, est mort et bien mort, ayant déjà abandonné la sphère de l'existence. Je suis un homme mort qui doit déployer une énergie érotique considérable pour surnager dans le flot noir de son propre sentiment de néant. Je suis un homme dégoûté de l'abandon répété de la part des vivants, et qui compatis de n'avoir pas eu le temps de formuler mon pardon à ceux qui sont morts, à ceux qui se sont arrêtés sur leurs pierres et qui, dans les derniers instants, libérés de toute pudeur, ont peut-être voulu exprimé des choses dont ils réalisaient soudainement que je les attendais depuis longtemps sans le savoir.


Demain, il y a quatre ans, mon père s'est assis sur une pierre et nous a tou·s·tes regardé·e·s continuer en lui souriant, vers un soleil nouveau — car aux heures de tels ultimes adieux, le soleil est toujours prometteur et nouveau — et nous a probablement sorti une de ses blagues dédramatisantes pour nous dire de continuer, on le connaît, il a passé sa vie à courir les routes et à faire des marathons, il ne faut pas nous inquiéter, il nous rattrapera, et il faudra voir si on arrive à le suivre, parce qu'il aura une certaine vitesse étant donné le repos qu'il prend. Demain, il y a quatre ans, mon père a eu un point de côté dont il n'a jamais pu se relever. Demain, il y a quatre ans, mon père est mort.


Et ce soir, si mes larmes sont parfaitement nouvelles et actuelles, je progresse dans la compréhension de cette pierre d'assise qui le fit, un jour, passer de silhouette à ombre.








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