Raconter une histoire, prétendre faire de l'histoire.
Je ressens ici comme une nécessité : celle de commenter mon rapport très critique, et je dirais même agacé, au propos que tient une autrice dans un livre en deux volumes, et alors que j'ai choisi de me procurer la suite. Même si je veux continuer la lecture d'un texte dont j'estime le propos méthodologiquement fautif et prétentieux, il me semble nécessaire d'expliquer le pas de côté que je fais dans cette lecture. Je le lis presque comme je lirais un roman dont le travail de documentation serait formidablement bien fait, mais dont les perspectives et les conclusions seraient tout à fait erronées. Je parle de l'ouvrage en deux volumes déjà évoqué sur ce blog, d'Élisabeth Roudinesco, L'Histoire de la psychanalyse. L'autrice n'est ni historienne, ni philosophe, ni théoricienne de la littérature, ni même universitaire, et campe des positions qui ne fonctionnent pas, assénant des vérités et des interprétations qui paraissent absurdes à qui ne mystifie pas les sujets saisis. Elle parle du surréalisme comme une passionnée le ferait, comme une personne qui se serait plongée sans aucune autre méthode que sa propre appétence dans le croisement des sources et l'expérience des textes. Elle use de maniérismes qui abîment souvent le propos et elle a sur les liens entre le surréalisme et la psychanalyse un avis qui sort généralement de son chapeau (appelant à la rescousse de ce qu'elle voudrait être une démonstration des citations hors-contexte d'autres auteurs plus récents). Et pourtant, écrivais-je, je vais finir le volume et lire le suivant.
Mais l'autrice est agaçante, prétentieuse, n'a aucune modestie scientifique et se permet d'inventer des issues ou des résolutions doctrinaires à des problèmes qui, par les auteurs dont elle les prétend résolues, ont simplement été épaissis par un obscurantisme poétisant, et qui, par ailleurs et dans une discipline qu'elle ne maîtrise manifestement pas, la phénoménologie, ont trouvé des pistes de résolution — mais qui ne sont toujours pas résolues. Le nœud identifié par l'autrice reste excellent, et sa façon de circoncire le problème est très juste. Mais la psychanalyse avait de sérieuses limites et ne pouvaient structurellement pas, à moins de revenir s'appuyer radicalement sur le kantisme de la Première Critique, approcher la résolution de la liaison noético-noématique du rapport du sujet au monde, c'est-à-dire le problème de ce qui fait les liens entre le matériel et le psychique. La psychanalyse, malgré toute l'érudition et toute la documentation possible, ne forme pas non plus en méthodologie historique, en phénoménologie de l'histoire ou en pratique de l'histoire comme discipline universitaire en soi. Il faut comprendre les structures en présence et les historien·ne·s ne sont pas simplement des gens qui savent des choses sur des événements et se contentent de produire un récit afin de raconter ces événements. Il ne suffit pas non plus de flanquer ce savoir de vagues étais constitués de citations qui défendent notre argument. Raconter une histoire ne suffit pas pour prétendre raconter l'histoire de la psychanalyse. Ce n'est pas L'histoire de la psychanalyse mais L'histoire que je raconte de la psychanalyse. On pourra me répondre que ce n'est pas bien grave et que j'ergote sur une nuance et ce ne serait pas faux.
Je vais du reste continuer de lire ce livre intéressant et fourmillant d'anecdotes que je ne connais pas — mais qui a le défaut de vouloir convertir les anecdotes en rouages de l'Histoire qu'elles ne sont pas. Il faut hélas cumuler une certaine paresse intellectuelle avec une absence totale de modestie pour prétendre faire de telles conversions, notamment sur l'explication de processus littéraires et esthétiques que l'autrice fait par exemple apparaître accidentellement aux États-Unis au XIXe siècle, quand du matériel théorique accessible et très bien documenté explique le fonctionnement des processus évoqués, et le faisait déjà avant la parution du livre de l'autrice. Bien sûr, on pourrait me faire la réponse opposée : je suis spécialiste de littérature et de philosophie, et je travaille quotidiennement avec des historiens des religions, de sorte qu'il est fort aisé pour moi de venir critiquer une psychanalyste lorsqu'elle sort de sa zone de confort. Je ne parle même pas du fait que j'écrive quarante ans après son ouvrage, et que la phénoménologie dans ce laps de temps a franchi de véritables fleuves et murailles. Or la relation entre le matériel et le psychique (la formule est dans l'ouvrage, plusieurs fois), c'est précisément le nœud husserlien du néotico-noématique qui se joue dans la relation intentionnelle au monde, il suffit, comme le fait par exemple Natalie Depraz, de nouer psychologie clinique et phénoménologie. Où cela donne des choses formidables.
Or c'est bien là mon point que de considérer la distinction entre prétendre faire de l'histoire, qui a une visée scientifique et autant que faire se peut, externalisant du point de vue de l'acte subjectif — du moins d'une subjectivité au maximum relativisée dans la tension vers l'intersubjectivité, ce qui remplace la notion d'objectivité au moins depuis que la Krisis est assimilée dans l'histoire de la phénoménologie des sciences — et raconter une histoire vue depuis un sujet spectateur et racontant le monde tel qu'il le voit. Il y a confusion, sinon même faute méthodologique de premier ordre. Il ne faut donc pas se tromper lorsqu'on lit cet ouvrage : l'autrice y est partout. Je ne la connaissais pas avant d'avoir croisé cet ouvrage, et j'ignorais quelle personne elle était avant que je n'en parle avec une personne qui a vu ses ouvrages apparaître lors de leurs publications, et qui m'a dépeint une personne, à la télévision ou à la radio, correspondant trait pour trait à ce que l'ouvrage laisse voir. J'imagine sans difficulté que se faire une place dans un monde d'hommes, à cette époque-là de l'histoire intellectuelle, n'est pas possible si l'on ne vit pas au moyen d'un feu écrasant et inaccessible. Mais l'ensemble du livre — je ne sais pas si je lirai d'autres textes d'Élisabeth Roudinesco — me fait penser à cet écart entre deux couplets et la chanson L'Amérique pleure des Cowboys Fringants : le premier durant lequel le narrateur voit que dans son rétroviseur l'Amérique pleure, hors de lui, à l'extérieur de lui, il peut en fait le constat et y compatir, il en souffre par empathie (Einfühlung), qui est le vecteur de l'intersubjectivité (Depraz a fait un article formidable sur la question de la différence saisie de l'Einfühlung entre Husserl et Lipps, décisif pour saisir le ferment de l'intersubjectivité en phénoménologie) ; le second durant lequel le narrateur rapporte que L'Amérique pleure « quelque part au fond du cœur » (entendu, le propre cœur du narrateur). Une formule très simple, une mise en équivalence très accessible qui met pourtant en lumière l'erreur méthodologique fondamentale de bien des personnes qui ne sont pas historiennes de formation (moi le premier) et qui cherchent pourtant à faire de l'histoire en mélangeant leurs affects avec le récit historique qu'ils voudraient faire.
Je maintiens que le livre est plaisant à lire et qu'il regorge d'informations passionnantes pour toute personne que des récits sur la psychanalyse intéressent. Je recommande chaleureusement ce livre, mais il ne faut pas le percevoir, malgré le fait qu'il ait été publié aux éditions du Seuil, comme un ouvrage scientifique. C'est un beau récit tant qu'il ne quitte pas les berges de la psychanalyse. Pour la philosophie et son histoire, pour l'histoire de la littérature et même l'histoire de l'occultisme, du mysticisme et des idées, il semble hélas que nous nagions en pleines approximations toutes plus lyriques les unes que les autres. Il faut le lire comme un roman qui aurait été, sur la question de la psychanalyse, documenté avec rigueur, mais qui confond l'histoire de la psychanalyse et les opinions de son autrice. Il faudrait, en élixir, compenser avec le Präfiguration de Hans Blumenberg, paru dans une édition française aux même éditions du Seuil (différente collection), Préfiguration, 2016.
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