De profundis clamavit - BTS.

Je devais travailler pour faire une proposition d'article afin de répondre à une revue italienne qui lançait un appel sur Blumenberg. Je trouvais cela suffisamment significatif pour estimer devoir m'aligner absolument étant donné mon domaine de spécialisation, puisque je cherche à devenir l'un des exégètes reconnus de cet auteur en particulierJ'ai donc débuté le chantier sur mon article lundi deux juin, et je m'y suis d'abord attelé durant les jours d'absence de Camille, me permettant de travailler le soir, sans la moindre restriction d'horaire hors des tunnels du matin et du soir pour les moments passés avec les enfants. C'est durant cette période que je reprenais la première saison de True Detective, d'ailleurs. L'article visait dans un premier temps, et pour répondre à la description de l'appel, à une espèce de réflexion sur Blumenberg et sous le spectre de la notion de distance. De fil en aiguille, quoiqu'en définitive, assez rapidement, j'ai considéré que je pouvais ou devais faire un article s'inscrivant dans la continuité de l'article paru aux Études Littéraires de l'Université Laval en août 2024 sur le principe d'ambivalence chrétien et la distance ontologique chez Blumenberg. J'y traite de la distance ontologique dans ses radiances en littérature, et c'est un fragment de la première partie de ma thèse, repris et nettement amélioré qui s'y appelait Le principe d'ambivalence. Ce fragment faisait suite à une discussion avec une personne que j'aimais beaucoup, lorsque je travaillais sur la rédaction de ma thèse. Il y avait une interaction érotique plus patente que latente entre cette personne et moi, et j'ai profité de la discussion — comme je le fais souvent, donnant à mon propre jugement un sens philosophique et littéraire à ces interactions — pour examiner plus avant mon rapport dual au trivial et au sublime. Ce besoin qui est le mien de jouir dans la régression érotico-bestiale, au sens même de ce qu'en écrit dans le fragment de Baudelaire que je cite, et dont tout est parti — ma thèse comme mon roman, que je dois d'ailleurs reprendre — qui alterne avec un besoin équivalent, en intensité et en fréquence, de travaux purs et difficiles d'accès, j'en cherchais l'origine dans le fond ontique de ce qui me caractérise.

 

Dans cet article d'août 2024, toutefois, le fondement philosophique, et en particulier phénoménologique, est exposé mais non son contenu, et certainement pas dans l'histoire de la philosophie. Ce n'est pas du tout un problème et c'est même, il me semble, une bonne chose, dans la mesure où ce sont deux dimensions différentes de la même manifestation. Dans cet article-ci, De profundis clamavit, je ne m'occupe plus que de la dimension philosophique — c'est-à-dire de son argument, en phénoménologie mais aussi du point de vue du criticisme, et, bien sûr, du système de la PFS, mais depuis les éléments critiques qu'apporte Blumenberg à ces modèles, tous insuffisants en partie. L'étude du remplissage du « foyer » (au sens de l'âtre, mais aussi au sens de la forge, et plus généralement de l'industrie) de l'activité ontogénétique fondamentale, ce que l'on pourrait assimiler à une sorte d'origine de la conscience m'obsède depuis longtemps, mais sans que je n'aie été en mesure de saisir, longtemps durant, ce que je poursuivais — une flamme dansante et m'excitant par son irréductible distance. Il s'agit d'ailleurs possiblement de l'idée d'un troisième article s'inscrivant dans le prolongement des deux premiers, outre l'inintérêt pour moi de la question de l'origine, et l'importance de la contingence, comme dans la lettre la plus stricte du premier darwinisme. Je n'ai jamais été intéressé par la recherche facile et, ainsi, lorsque je me pose une question philosophique et esthétique, je ne considère pas qu'il faille partir d'une pré-supposition de ce à quoi pourrait ressembler la réponse. En cela, je réponds à la prescription de Präfiguration, le livre-chapitre de Blumenberg. L'étude de la métacinétique est quelque chose à laquelle je songe depuis longtemps. Peut-être pas depuis ma thèse parce que durant ma thèse je ne connaissais même pas le concept de Blumenberg, celui que j'appelle désormais (mais sans trahir le nom que lui donnait Blumenberg lui-même) « la distance ontologique » et je ne l'ai découvert qu'après avoir soutenu. Dans les années qui suivirent, très vite, je découvris cet événement dans l'univers blumenbergien et, à l'instar d'un trou noir qui est une fabrique d'étoiles et le lieu d'un déplacement titanesque d'énergie et de matière, j'ai vite découvert son importance et l'impossibilité de saisir sérieusement la philosophie de Blumenberg sans avoir non seulement lu mais en plus et surtout examiné en détail cet objet.

 

D'évoqué — avec une insistance certaine — dans les Paradigmes pour une philosophie des imaginaires, mon livre sur Blumenberg, la distance ontologique est très vite devenue le centre de mes préoccupations. C'est d'ailleurs fin 2023 que j'ai commencé à lire des morceaux de la thèse d'Habilitation de Blumenberg, parue en 2022 en allemand mais demeurée jusqu'alors dans le Nachlass, c'est-à-dire le fond des archives des textes non publiés de Blumenberg. Ne comprenant pas la relation entre le Blumenberg que je connaissais depuis bientôt dix ans — ma première lecture, acharnée et fiévreuse mais confuse, de Blumenberg est La raison du mythe et c'était en 2013 — et le Blumenberg dépeint par ce qu'en disait la personne que je lisais, en anglais, qui en parlait, je décidai donc de me procurer le texte allemand. J'ai donc passé six mois penché sur mon bureau à traduire Die ontologische Distanz, en construisant une méthode de lecture d'ouvrages en allemand qui soit, une fois traduits, systématiquement disponible à ma saisie dans mes réflexions et pensées, et j'ai commencé à démarcher des revues anglophones et francophones pour en proposer une recension — ce que j'ai obtenu, en français avec Actu Philosophia, bien sûr, et en anglais, avec Phenomenological Review, grâce à la relecture gracieuse et extrêmement bienveillante de Robert Savage, que je ne remercierai jamais assez. Et puis j'ai donc pu revenir à mon Principe d'ambivalence désormais équipé de la compréhension du lien logique entre tous les systèmes galactiques en fait animés par ce cœur monstrueux de la distance ontologique, posé au milieu. Mais, comme le système héliocentrique s'impose et pulvérise l'immobilisme de la Terre au milieu des objets célestes, il m'a fallu repousser cette première représentation et rechercher ce qui est animé par la distance ontologique et, ainsi, sauter dans le vide (comme Duncan saute sur Dune depuis l'espace, dans la première version du premier opus de Denis Villeneuve, jamais parue à l'écran), cap sur le trou noir monstrueux aux replis invisibles et frissonnants de toute l'horreur de ce qui est indescriptible. Je me suis jeté dans la forge de l'être.

 

La difficulté tenait d'abord au fait qu'il n'y ait aucun mode d'emploi : la théorie littéraire et l'herméneutique, qu'elle soit littéraire ou bien qu'elle soit philosophique, ne savent pas décrire cette activité. Le kantisme ne décrit pas la relation monde-sujet et il fallait se tourner vers la phénoménologie, à la fois la plus pure et la plus originaire, dans son geste husserlien (et donc potasser la Krisis, les Méditations cartésiennes, les Recherches logiques), et à la fois la plus pervertie (en son sens métaphysique) dans l'intervention heideggerienne à propos de l'historicité de l'être. Il fallait donc être en mesure de pouvoir comprendre ce que voulait dire Heidegger, ce dont il partait concernant Husserl — qu'on aime ou non le personnage, qui était plus opportuniste qu'il n'était vraiment nazi si l'on suit Arendt, qui était vraiment la lie de l'humanité si l'on suit Kellerer —, il faut comprendre ce qu'il raconte depuis Husserl (qu'il lisait à vingt ans sans mode d'emploi, puisqu'il n'en existait pas encore, c'est tout de même assez prodigieux, un peu comme Maïmon avec la première Première Critique de Kant) pour être en mesure de saisir ce que fait Blumenberg. Il n'y a, pour le moment, du moins, puisque je ne suppose pas que ce soit sérieusement possible, pas suffisamment de contenu dans l'explication de l'origine mécanique de cette histoire de l'être chez Heidegger. Je ne doute pas que je comprendrai dans les années prochaines comme cette affirmation est naïve mais je ne peux pas tout comprendre simultanément. Il faut fonctionner par couches de sens telles qu'elles se sont déposées dans l'histoire de la philosophie — et l'on prend rarement le problème par le bon bout. Il faut faire le tri et restituer la chronologie et la logique des questions-réponses en même temps que l'on saisit et comprend ce que le problème signifie pour nous. C'est d'ailleurs pour cette raison que j'estime qu'un travail de thèse n'est pas la résolution d'une question philosophique mais son ouverture. Bien évidemment, cela semblerait cliché à toute personne n'ayant pas effectué une telle traversée ; je ne parle pas d'un doctorat mais d'une épreuve existentiale fondamentale qui remette tout et systématiquement en cause. C'est un peu le point décisif dans la notion de peraccidentalité que je déploie dans De profundis clamavit, que je reprends là encore de ma thèse, mais cette fois cela ne constituait qu'une infime remarque en passant dans le corps de ma thèse, et j'en fais ici une notion décisive mais non essentielle. C'est-à-dire que l'article garderait sa cohésion sans cette mention mais serait moins éclairant sur le contenu de l'histoire de l'être. Je ne pouvais d'ailleurs pas mieux mettre l'emphase sur ce point que je ne le fais dans la proposition d'article, puisque cela aurait déséquilibré la dynamique du propos. Peut-être aurait-il fallu que j'écrive un article d'ontologie scolastique avant de proposer l'élucidation du contenu de la métacinétique de la distance ontologique — puisque Blumenberg a fait sa propre thèse de doctorat sur l'ontologie scolastique, lue à partir de problématiques permises par le Sein und Zeit de Heidegger. L'épreuve qui nous pousse à requalifier notre position de sujet dépendant d'un monde dont nous sommes à l'origine de la définition est nécessairement de l'ordre du traumatisme : le cataclysme semi-génétique qui dévore et brise tous les modèles et dont pourra surgir un nouveau soi. C'est ainsi que les réflexions de Blumenberg peuvent avoir tant d'affinités avec Freud ou Jung (dans la mesure où Jung a une grande porosité à la phénoménologie dans sa reflexion sur le Soi).

 

Le titre de l'article tente de saisir tous ces éléments dans le geste de la remarque (amusée ?) que faisait Denis Trierweiler en 2010 lors d'un entretien pour les Cahiers Philosophiques donné à Marion Schumm, qui était à l'époque doctorante. Soit dit en passant : quel autre monde universitaire ! En 2010, les Cahiers philosophiques pouvaient venir chercher une doctorante pour lui demander de conduire deux entretiens avec deux des éditeurs-diffuseurs de Blumenberg. Ce n'est plus le cas. Ce n'est pas grave mais c'est significatif de mesurer l'écart entre les deux périodes — entre 2010 et 2025, il n'y a que quinze ans. Oui, mais ce n'est pas le même monde. Les milliardaires ont pris le pouvoir. C'est lamentablement réductible à cela et on le voit bien avec les décisions absurdes et auto-destructrices du Canada en général et du Québec en particulier dans leur façon de traiter l'immigration qui est leur principale manne économique, en termes de service comme d'industrie et de savoir. Nous sommes passés juste avant (six semaines) qu'ils ne changent brutalement toutes les règles et notre trajectoire devrait ne pas en pâtir, mais nous voyons littéralement la trame du réel de notre chemin se déliter juste derrière nous. Nous marchons ainsi et l'abîme de feu nous suit tranquillement.

 

Le titre de l'article tente de saisir l'idée selon laquelle nous sommes toujours dans la tentative — qu'il s'agisse d'une prière comme dans le Psaume 130, ou qu'il s'agisse de l'existentialité, le souci heideggerien, qui est convertible en en-puissance dans la métacinétique de la distance ontologique — d'atteindre ce que nous pressentons de sublime dans le monde. Le Psaume parle du Seigneur, de l'Être divin absolu contenant et finalité de toute étantité, de l'univers et de la grâce, du sens dans son acception la plus fondamentale — et l'on peut exprimer la même visée dans la phénoménologie en tant qu'elle problématise la relation du sujet au monde dans tous les élans depuis lesquels le sujet envisage ce qui n'est pas lui (mais aussi, en partie, ce qui est lui). Car c'est cette forge monstrueuse et intestinale que je cherche à exposer grâce à Blumenberg, dans cet article, et cette fois sans recourir à la facilité du support esthétique (littérature ou cinéma, par exemple). Je me suis permis de prendre l'exemple pathétiquement canonique des Souffrances du jeune Werther afin d'ancrer mon propos dans une ligne de réalité qui ne soit pas pure description de contenus phénoménologiques. J'ignore si cela fonctionnera — oui, ce n'est encore qu'une proposition d'article, qui est partie hier soir.

 

Si je suis satisfait, ce n'est pas de l'orgueil de l'artisan qui accomplit l'excellence de son art dans quelque artefact mais de la satisfaction d'avoir posé un pas en avant sur la progression de ce chemin initié par la soutenance de ma thèse en décembre 2020. Il me semble chaque année que je contemple l'année précédente depuis une autre planète et je m'inquiète — brièvement — de ma capacité à continuer de faire de tels bonds immenses d'une année sur l'autre, d'une planète à l'autre. Or j'ai le sentiment, cette fois, de vraiment entrer dans le game de la phénoménologie anthropologisée telle que Blumenberg la mena, et telle que personne n'en parle encore pour le moment. Je ressens donc une grande satisfaction, qui ne m'encourage qu'à une seule chose : me remettre à l'ouvrage. Je vise un appel pour octobre 2025 sur l'herméneutique. Je vais prendre beaucoup de plaisir, et ce même si l'article ne sera sans doute pas gardé (on parle ici de l'une des plus prestigieuses revues francophones de philosophie contemporaine). Ce qui importe, après tout, ce sont les pas que je fais. L'article a donc été écrit en onze jours, relectures et amendements par Camille inclus, ce qui, s'il est pris, constitue un record absolu de fluidité dans mon travail. Je n'ai pratiquement pas patiné dans le processus de formalisation du déploiement de l'idée et, lorsque je sentais une falaise trop dure à gravir, j'ai repoussé mon ordinateur et me suis donné quelques heures pour penser à autre chose. Je n'y revenais qu'appelé par un détail à régler, une mention à faire, une idée à préciser. De sorte qu'en définitive cette espèce de disponibilité m'a permis de régler le corps de texte en un temps exceptionnellement court à l'échelle de mes propres projets. L'article sur l'infini est le produit de deux réécritures complètes, sur deux tentatives pendant deux ans : l'idée est apparue, sous forme d'article imparfait, en 2022 ; après un premier refus, je l'ai reprise pour la réécrire intégralement et la présenter en 2023 — nouveau refus. Je l'ai repris une dernière fois en octobre 2024 et la première épreuve (la rédaction de la revue) me disait qu'il manquait un tout petit quelque chose pour que l'envoyer aux relecteurs en double aveugle. Intéressée mais jugeant que de trop importantes imperfections pouvait l'empêcher l'article de passer la fourche caudine du double aveugle, la direction de la rédaction m'a encouragé à le reprendre en suivant des remarques qu'elle me faisait, tout en me disant qu'elle pouvait l'envoyer ainsi, mais j'ai songé qu'il était préférable de suivre leur bienveillante recommandation. Je l'ai fait et l'article est finalement paru. On est loin de l'idée d'un article, comme pour De profundis clamavit, écrit en onze jours.

 

Nous verrons bien ! 

 

 

 

 

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