La figure de l'esthèse, dans la brutalité de sa perfection.
Parce qu'elle est actuellement en voyage, à Toronto, au collège français de la ville pour y faire passer les examens oraux du baccalauréat de français, Camille n'est pas à la maison, depuis dimanche après-midi, jour de son départ en avion. L'hôtel où elle loge est très bien, luxueux de façon amusante voire charmante et tout y est bien — si ce n'est que la salle de sport est en réfection. Dès lors je dispose pleinement de mes soirées, depuis dimanche soir, et je m'occupe seul des enfants, le matin et le soir. Outre un problème qui eut lieu dimanche soir, et qui justifie que je médite beaucoup, cela se passe très bien. En journée, je travaille fiévreusement sur ce projet d'article pour la revue italienne Logoi qui fait un appel sur Blumenberg, à propos de l'idée de distance et de celle d'horizon dans la philosophie spécifique de Blumenberg. J'ignore si je parviendrai à ce que ma proposition d'article soit acceptée, mais j'y travaille intensément. Et mon angle d'attaque — je souhaite exposer le contenu détaillé de la distance ontologique — exige que je me plonge dans Heidegger — je lis donc les Méditations, de Heidegger, qui est un recueil de notes harmonisées par les éditeurs ; un cours donné par Derrida à l'ENS de la rue Ulm en 1964-1965 sur la question de l'Être et de l'Histoire (mais je suis rarement à l'aise avec la pensée de Derrida, je le trouve trop souvent mystifiant, ce qui est différent d'un mystificateur, lequel se met en scène, Derrida, lui, est inspiré par le mystère qu'il examine, et il vit spirituellement une philosophie du secret — enfin, je ne parviens pas à l'expliquer, pas comme ça, pas ici) et le Kantbuch de Heidegger, passé en français sous le titre Kant et le problème de la métaphysique, paru chez Gallimard dans une nouvelle édition en 2023, traduite par Marc de Launay. Je lis tout ça comme un mélange de mille-feuilles pour m'imprégner de la relation de Heidegger à l'histoire de l'être, et donc je découvre les subtilités entre Sein et Seyn, entre Ereignis au sens heideggérien et Ereignis grec — qui était, jusqu'alors pour moi le seul sens possible — bref, je me tape le background doctrinaire depuis lequel Blumenberg a travaillé pour faire émerger la métacinétique de la distance ontologique, trouvaille absolument brillante qui permet d'expliquer le rapport des individus à la culture dans l'expressivité de ce que signifie qu'être. Donc, je bosse là-dessus en journée, tandis que les enfants sont à l'école, et je m'y recolle un peu, une heure, avant de reprendre une série vue il y a longtemps, découverte avec Camille à la suite d'une recommandation d'Émilie et Cédric : True Detective, saison un.
En revoyant cette série je réalise à quel point la figure de Rust, le personnage incarné (incarné ? transcendé ; s'est-il jamais incarné en autre chose pour moi ? Un acteur s'incarne et se réincarne, ou bien s'accumule-t-il comme un mille-feuilles de personna dans l'éblouissante pluralité des rôles qui se superposent ?) par Matthew McConaughey, m'a marqué. Elle s'est imprimée en moi et je la garde en tête, non loin, comme un leitmotiv d'absolu, l'exemple et le modèle de ce que j'aspire à être, mêlant pureté, violence existentiale, dévouement pour l'obsession poursuivie, impitoyable esthétisme, et quasi-absence d'humanité — au sens de tout ce que l'humanité peut avoir de pathétique, ou le pathos est pulvérisé par la densité dramaturgique de l'être. Ce qui rend donc bien ironique mes réflexions de la journée, lorsque je me replonge, chaque soir, ainsi que dans le bain d'un univers macabre, semi-urbain (la Louisianne des années quatre-vingt dix), charnel, obscène et splendide à la fois, dans le spectacle de ces deux facettes du Dasein entre Rust et Marty (Woody Harrelson), sont co-équipier un peu lamentable et pathétique, mais profondément humain, masculin satisfait de sa petite réputation, qui pleurniche auprès de sa femme (Michelle Monaghan) pour avoir le droit d'aller baiser une greffière (Alexandra Daddario), égoïste, égocentré, parfaitement conforme au petit mâle du monde patriarcal un peu banal, un peu doué, estimé de ses collègues parce qu'il répond aux codes. Rust, lui, est au contraire un paria, puisqu'il s'intéresse peu au sexe et à l'humour potache des flics (sa fille est morte très jeune dans un accident, justifiant la rupture entre son épouse et lui), ne retient jamais sa pensée, philosophe en contemplant les ciels somptueux (et hallucinogènes, parfois, séquelles de quatre ans passés sous couverture auprès de narcotrafiquants), s'en fout des gens, poursuit son enquête coûte que coûte et où cela doive le mener.
Bref. J'ai mis pause, j'y retourne. Je ne peux pas dire que c'est ma série préférée, d'abord parce que chaque saison de True Detective est hallucinante et magnifique (la dernière, qui date de 2024, ne fait certainement pas exception), puisque c'est un concept de saisons qui ne sont pas liées entre elles. C'est un peu comme The Westworld, ou Lovecraft Country, ce sont des œuvres d'art en soi. Je connais trop de séries pour accepter d'en élire une souveraine. Mais, de la revoir, je me sens profondément en adéquation avec moi-même.
J'y retourne, dis-je.
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