La voie est close, elle fut faite par ceux qui sont morts ; et les morts la gardent.

 
« La voie est close, elle fut faite par ceux qui sont morts ; et les morts la gardent. »
 
Lorsque l'on est habitué·e aux arpents de son labyrinthe interne — ce qui est mon cas, évidemment —, c'est-à-dire : quand on sait marcher en tous sens en l'infini des complications viscérales de notre finitude, afin de débrouiller le moindre pli, afin d'aplanir le moindre froncement de terrain, afin, enfin, de déployer le contenu de tout recouvrement (j'emprunte l'expression rigoureusement exacte à Heidegger) pour saisir ce qui est de l'ordre de la tradition et séparer cet ordre de tout ce qui appartient à l'innovation de l'histoire de l'être ; lorsque l'on est, dis-je, familier de ce type de cheminements, l'énormité de la violence ordinaire qu'un père inflige à son enfant — je ne parle ni de moi, ni de mon propre père — peut parfois nous affliger au plus haut point et nous fendre le cœur. Que faire ? Infliger notre affliction par la description de son contenu et de la légitimité de notre déception, à celui qui, pourtant, croit bien faire ? Donner du grain au moulin de sa honte et de son effroi — l'accabler, enfin ?
 
Quand ledit enfant devenu adulte réalise l'atrocité de la violence — oh, « je pensais ménager les deux parties » — que cela représente, quand cet enfant regarde, dans les réactions de son propre enfant, l'histoire se répéter, se propager, s'institutionnaliser, et s'effondre en larmes — s'effondrer en larmes parce qu'incapable de répondre quoi que ce soit de rassurant à l'attente du petit enfant innocent et sincère, qui ne comprend pas (« il est où Papy ? Papy, il est où ? »), qui a traversé l'Atlantique en « beaucoup d'avion », quand « beaucoup » désigne tout à la fois la quantité, la qualité et la durée — parce que son propre enfant ne comprend pas que « Papy » s'en aille tout le temps dans une maison où lui-même, le petit enfant, n'a pas le droit de venir, puisque, vraisemblablement, la « dame avec Papy » ne veut pas, ou du moins, Papy doit « voir avec elle » si l'on peut ceci ou cela, et la réponse est quasi-systématiquement négative, alors même que, dans cette maison où il lui est impossible de venir, il y a un autre enfant strictement du même âge que lui lui, l'enfant de l'enfant , et à qui sont tous les jouets, tous les espaces, tous les livres pour enfant, et, même, cet autre enfant de qui les photos se déploient par dizaines sur tous les supports de photographies (miroirs, cadres, etc.) à côté d'une dame qu'il ne connaît pas (la mère de l'autre enfant qui, manifestement, existe en photos alors que la mère de l'enfant qui ne comprend pas n'est en photo nulle-part), c'est-à-dire, en fait, son cousin germain, alors ledit enfant (la mère) vacille et tremble dans ses certitudes d'adulte depuis les fondations fragiles et pulvérisées de sa propre enfance. L'issue labyrinthique, moi qui sait manier les couteaux, me saute aux yeux. Mais je suis probablement trop draconien : les gens qui sont incapables de nous faire sentir qu'ils nous aiment, et de le faire d'une façon saine et tranquille (même si maladroitement, c'est possible, admettons-le), ne peuvent faire partie de nos existences et ne sauraient influencer le monde de la vie de mes enfants. Pourquoi tolérerais-je ce qui n'est en définitive, peu importe les raisons, que de la torture ? Si on veut que mon épouse et mes enfants disparaissent de l'existence de quelqu'un, pourquoi devrions-nous nous battre et, dans cette lutte, engendrer de nouvelles failles dans les fondations de nouveaux enfants qui se construisent — les nôtres.
 
Je comprends ce que je vois mais je n'imaginais pas que cela puisse encore être possible, de cette façon-là ou de toute autre façon. Mon père est mort. Mes enfants n'ont théoriquement plus qu'un seule grand-père. Selon les choses que va mettre en place le survivant, je ne suis pas certain qu'ils vont garder longtemps la présence concrète de leur autre grand-père, même si nous vivons au Canada et qu'ils viennent en vacance en France une fois par an. Puisque ce survivant ne manifeste pas la nécessité d'aménager des temps de qualité — je ne parle même pas de quantité — avec eux.
 
J'ai pris l'exemple du petit garçon de deux ans et demi qui ne comprend pas que son grand-père ne tienne jamais en place et reprenne la voiture systématiquement après les avoir ramenés, son père, sa mère, son frère et lui, dans une maison où ils dorment et où, finalement, ils passent beaucoup de temps à quatre, même si Papy passe. L'exemple du garçon de sept ans-bientôt huit, qui voit, parce qu'il est conscient mais silencieux, des photos, partout, de son cousin, et que l'on force à moitié pour rire à demander la permission de jouer avec les jouets de son cousin (qui a presque trois ans), qui, je le répète, sont absolument les seuls disponibles dans la maison qui l'accueille (qui est différente de la maison étiquetée « chez Papy », et que son petit frère appelle la maison du prénom du cousin, tant tout est à lui dedans), fonctionne également. Il ne dit rien parce qu'il est habitué à ne pas déranger, et à intérioriser, mais il pose des questions par détours et d'apparence innocentes. Il ne parvient pas à retenir le prénom de  « la dame qui est avec Papy » et son cousin, qui est la grand-mère dudit cousin. Elle paraît ne pas exister non plus. Juste retour des choses.
 
Lorsqu'on voit la banalité du labyrinthe et la grossièreté des mécanismes à l'œuvre, on suppose que l'orgueil des gens qui ont l'air perdu dans les sentiers peu inventifs et sans ornements, qui leur sont pourtant si difficile à saisir dans leurs perspectives, ne supporterait pas qu'on les y apostrophe pour leur montrer l'évidence d'un égarement qui n'en est pas un. Ce sont des choix que les gens refusent d'assumer de les avoir faits, en s'imaginant, parce que c'est plus commode face au miroir, qu'ils font ce qu'ils peuvent et qu'ils n'ont pas le choix. Mais choisir de faire disparaître l'existence de sa fille pour ne pas vexer sa nouvelle compagne, ce n'est pas  « ménager ». On ne « ménage » pas sa fille de cinq ans en cessant de la voir parce que notre nouvelle compagne ne supporte pas l'idée de la première compagne que cette enfant véhicule dans l'histoire de la possibilité de son existence. L'ancienne compagne est mise à mort si l'existence de l'enfant est niée. Ce n'est pas la responsabilité de la nouvelle compagne — c'est la seule et unique responsabilité du père. 
 
C'est un choix posé que de faire passer son nouveau couple avant un enfant qui attend tout de nous — et qui, donc, acceptera avec plein de gratitude qu'on lui ne donne qu'extrêmement peu puisque c'est infiniment plus que rien. Cet enfant, devenu adulte, se dit que « c'est tellement anormal que ce n'est pas possible qu'il se soit passé ça, sinon, personne ne pourrait trouver que c'est normal », personne dans l'entourage, oncles, tantes, cousins, cousines, ne pourrait avoir laissé passer ça sous silence. Et cette enfant, soudainement, se souvient alors que, loin dans le passé, la compagne de l'un de ses cousins bien plus âgé, découvrant, à une fête d'anniversaire de l'une de ses cousines, que c'était le même jour que son propre anniversaire, cette enfant se rappelle de l'expression horrifiée de cette compagne de cousin qui réalise qu'on a invité une petite fille de dix ans à l'anniversaire d'une de ses cousines qui est née le même jour qu'elle, à quelques années d'écart et qu'il n'y a ni fête ni même cadeau pour elle. Camille était invitée à l'anniversaire de sa cousine, et toute la famille participait à la fête, et cet anniversaire était le même jour que le sien. Camille n'avait ni cadeau ni gâteau. Et cela n'horrifia personne.
 
De sorte que le labyrinthe est banal dans son atrocité, minable dans sa seule possibilité, et ne laisse pas beaucoup de place à l'estime pour celui qui a permis que ce monde-là puisse être celui dans lequel évoluait sa fille. Nous sommes toutes et tous les survivants de deuils et de choix, nous avons tous constitué ce que nous sommes depuis les décombres de ce qu'étaient celles et ceux qui sont venu·e·s avant nous, et il nous appartient de ne pas faire vivre nos morts dans ce dont nous nourrissons nos vivants. Je garde la voie car, simplement, je suis là. Et mes enfants n'hériteront pas de cela. 
 
 
« La voie est close, elle fut faite par ceux qui sont morts ; et les morts la gardent. »

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