Carcassonne et la vie factive.

Passer à Carcassonne — pour montrer Carcassonne à mes deux fils, mais aussi pour qu'ils rencontrent la mère de leur père (le « moi » actuel) — vivifie des espaces qui se superposent au réel. Fort de mes dernières lectures husserliennes, sur les couches de vécus, sur le treillage interne des conditions de saisie de l'intentionnalité, il s'agissait d'une expérience pratique de confrontation phénoménologique à la simultanéité des différents masques du Dasein. Les figures contingentes, figées dans l'habitude et la réécriture a posteriori, comme des couches d'oignons, cohabitent en continu avec le produit de mes choix d'être. Passer à Carcassonne a ravivé ce qui dormait dans l'inquiétude d'un devenir traumatique, soudainement remis en plein jour, sorti des geôles sourdes de ce que je suis, et tout aussi soudainement ré-expérimentable, et non plus simplement à l'état mémoriel dans le lointain d'un devenir déployé. Tout ce que j'étais alors est toujours là, faisant fi des déterminations données aux potentialités de ce que j'étais, comme si l'arbre pouvait toujours re-bourgeonner en un autre endroit pour exploiter une branche (qui n'existe pas dans la vie factive, mais qui est en puissance tout à fait concrète). Le philosophe, écrit Blumenberg en paraphrasant explicitement Wittgenstein, traite toute question comme une maladie et ne saisit le monde que par le régime de l'élucidation de ce qui est — monde qui recouvre « tout ce dont il faut faire cas », et c'est l'une de plus fines définitions qui puisse exister sans recourir à la métaphore — comment définir le contenu d'une telle idée que « le monde » si l'on ne recourt pas du tout à la rhétorique (image, métaphore, analogie, etc.) ? La réponse de Wittgenstein (et la répétition ironique par Blumenberg) est une solution élégante. 

 

Je vivais à Carcassonne durant ces quelques jours la prégnance concrète de l'enthousiasme métaphorologique du cinéma contemporain pour l'idée du multivers. J'étais plusieurs simultanéités parallèles tout en posant mon pieds dans l'empreinte à venir du pas suivant. Marchant simplement, avec mon épousée, mes fils et ma mère, dans les rues de Carcassonne, infiniment arpentées lorsque j'étais tout jeune adolescent puis de plus en plus âgé, je frissonnais de toutes ces possibilités que je découvris encore vivaces et prêtes à s'animer. Cette ville où je fis mes classes de collège puis de lycée, ville où j'expérimentai la systématicité de la bêtise ordinaire dans la répétition des coups, des bastonnades, des humiliations, des insultes, du vol, eh bien, cependant, je prenais plaisir à revoir ses façades, à regarder les gens, dont certains pouvaient très bien faire partie de mes bourreaux d'alors, scruter la lumière sur ses pavés, voir ses arbres — qui sont littéralement les mêmes , ses fontaines, ses routes. Le chemin depuis parcouru m'a permis de tenir à distance ce passé, qui n'est pas une antériorité ontologique mais une simultanéité partiellement neutralisée dans la relativisation continue de sa subjectivité. 

 

Nous avons toujours au monde une relation passive — nous sommes dans la donation de l'univers dense des choses évidentes, ce que Husserl caractérise sous le régime de l'expérience naturelle du monde, et que Kant a longuement étudié et déployé dans les quinze dernières années de sa vie — et puis nous sommes au monde dans une relation active — pour laquelle le mode de l'épochè permet de suspendre la spontanéité de l'évidence afin d'interroger les mécanismes qui constitue les conditions de toute possibilité ontique. Nous acceptons de sortir de la relation au monde afin d'en suspendre le flux — c'est bien sûr un piège dangereux car, faisant ainsi, nous ne suspendons jamais le flux de notre passivité, qui continue de se déployer quand nous examinons avec minutie ce que cela signifie que d'être. Nous démultiplions la complexité des flux coexistants dans notre tentative d'un dénuement de notre être. En examinant, nous ne passons pas dans une fiction où nous cesserions tout à coup de continuer à être et, ce faisant, nous accentuons l'intensité de notre relation au monde (« tout ce dont il faut faire cas »), et ce serpent (la phénoménologie) se mord la queue. Alors, comment être en mesure de philosopher si l'on ne peut jamais sortir de l'expérience de soi ? C'est l'une des remarques cardinales de la dernière œuvre d'Husserl que de nier toute possibilité d'objectivité. De même que la vérité (ou de même que le monde, précisément) chez Blumenberg, l'objectivité n'est qu'un point sur l'horizon de notre visée dans le fait d'être, le fait de conscientiser le Dasein. La vérité n'est que l'intensification maximale de notre tendance à conscientiser notre appétit pour la connaissance, et elle incarne un idéal qui, si l'on pouvait l'atteindre, serait vide de sens. Car c'est bien là le sens de notre relation active au monde : le doter de sens. Nous sommes des êtres et nous faisons du sens. Nous sommes et nous faisons — c'est le substrat primordial, le creuset de l'entéléchie aristotélicienne.

 

L'objectivité, le monde, la liberté, la vérité, tout cela, ce ne sont guère mieux que des métaphores absolues qui nous permettent de nous représenter les conditions de formation de notre être. Nous ne pouvons toutefois pas, et nous ne pourrons jamais, faire l'expérience de ce qui constitue le remplissage de leurs volumes : ils ne sont là que pour manipuler des blocs de ce qui constitue ce qui nous constitue. Et c'est en cela, écrit Blumenberg, que nous nous rapprochons des noumènes kantiens, ou de la chose en soi. La liberté, pour prendre l'exemple de la première Critique de Kant, discutée par Blumenberg dans son fondement nouménal lors de ses réflexions sur l'inconceptualité, qu'il s'agisse du cours ou du manuscrit de traité, pourrait bien être la chose en soi de toute morale, de tout fait moral. Nous ne pouvons avoir d'elle que la perception du phénoménal de ses possibilités, non de ce qu'elle recouvre vraiment, et il est même impensable de la définir sans recourir à la rhétorique. Nous sommes borné à son nuage phénoménal, c'est-à-dire à ce qui est pour soi de la liberté — étant entendu, ici, que j'écarte la raison juridique, qui est du domaine des sciences positives et non spéculatives.

 

Le pour soi du phénomène est la seule expérience que l'on peut en faire (la liberté, le monde, la vérité, etc.), et le langage nous permet de partager avec autrui le contenu du pour soi de ce phénomène afin d'en confronter les conditions de possibilité d'une co-existence des descriptions de ce phénomène. Mais ni autrui ni soi-même n'est en mesure de donner le contenu de ce qui justifie les modes de l'apparaître de ce pour soi ; si ce n'est que nous avons des yeux pour voir, des mains pour toucher, etc. Lorsque je parle avec ma mère de la lumière audoise, ou du spectacle bleuté de la Montagne Noire loin, là-bas, j'en parle dans une communauté affective et historique qui me permet de supposer la proximité de ce pour soi du phénomène dont je discute avec elle. Mais il n'y a rien d'objectif, rien de vrai, rien qui soit véritablement la source de ce phénomène au-delà de notre perception commune où nos subjectivités respectives se relativisent dans le flux de vécus communs. C'est là l'espace dans, par et grâce auquel l'expérience familiale est la genèse de toute formation culturelle, de tout éveil esthétique et de toute capacité à vibrer dans nos émotions les plus fondamentales. Ce que nous appelons réel est d'abord et avant tout ancré dans une vérifiabilité au sein des énoncés familiaux, de sorte que le langage familial est le première expérience du monde et, ainsi, de notre capacité à faire cas.

 

Alors, ma mère, certes, évidemment, mais aussi le jeune  « moi », qui est un « moi » tout à coup convoqué si je m'aventure dans ce Monoprix où j'allais adolescent, si je passe devant le cinéma de mon adolescence — ah, tiens ? Le McDonald's de mon adolescence est maintenant une Banque de France, ce n'est pas commun comme remplacement —, le « moi » jeune qui se crispe si je passe en bus devant le collège que j'ai si longtemps vécu comme un bagne — le collège public Varsovie. Ce « moi » se crispe et, simultanément, le « moi » du temps présent, qui est le même et qui est une autre nuance, une facette enrichie et plus sûre, plus forte aussi, plus surplombante vis-à-vis du premier point de vue interne, a bien envie d'aller jeter un œil dans le collège Varsovie, orgueilleux d'un doctorat, d'une faculté d'enseignement, d'un aplomb presque crânant car j'ai converti tout espace scolaire en mon domaine, convertissant la frontière du royaume de mon enfance en extension de ma puissance effective. Ce « moi » n'a pas jugé utile de repasser dans la rue de mon lycée où j'appris pourtant à ne plus vivre autrui comme une menace, à la fois parce que je sens que ça n'a plus beaucoup de pertinence, c'est un peu comme un hyperlien mort, que j'ai tant ouvragé, tant réfléchi, tant ressassé, tant évidé par la réflexion analytique et déductive-retrospective, que ce « moi », précisément, n'y est plus du tout sensible, et à la fois parce que je ne me sentais pas appelé. Cela ne représente plus rien pour la superposition de mes étantités, de sorte qu'il n'y avait aucun affolement au contact mental de cette idée. Toute la partie spatiale de la rupture amoureuse qui m'a sauvé la vie, tous ces lieux que j'ai fréquenté lorsque j'étais au lycée, d'abord amoureux fantasmant puis amoureux maltraitant (le patriarcat qui inculque des codes relationnels absurdes, mais aussi une propension aux addictions, un rapport au réel impeccablement malsain, un décalage entre mon émotivité et mon intellectualisme), tous ces espaces physiques, toute cette géographie urbaine de ces vécus-là n'éveillaient rien en moi. Revenir à Carcassonne et constater que je n'avais aucune envie d'aller voir par là en moi eut quelque chose de réjouissantJe sens bien qu'il n'y a plus rien à voir en moi par là. Ce n'est pas anodin, vingt ans plus tard, de constater que je suis une eau calme à ce sujet.

 

En revanche, pour le reste, non. Tout ce qui vient avant dans mon histoire est toujours là, sous la surface et ride la face laiteuse de mon monde interne. Ce jeune « moi », comme une sur-sous-impression en moi, se cabrait, se débattait, fuyait, cherchait à s'arracher à mon pas tranquille et contemplatif, et je le contraignais par l'indifférence sincère qui était la mienne au contact de ses crises d'angoisse et à la violence de ses réactions. Je sentais comme la conflictualité de mes différents êtres-en-moi, qui tombent sous la coupe homogène du « je », sourdait et menaçait de me renvoyer à mon hétérogénéité fondamentale, celle que j'enveloppe dans l'homogénéité quotidiennement mise en acte de mes choix. Là encore, c'est affligeant et redondant mais non : comme en parle Blumenberg dans un passage de ses Phänomenologische Schriften, traduits en français par Monod et Zamblon sous le titre de « Significations occasionnelles » dans Langages de la phénoménologie : « Je est ce qui dit « je » ici et maintenant », écrit Blumenberg. « La consistance de cette phrase dépend de la question de savoir si les significations d'« ici » et de « maintenant » peuvent être comprises comme indépendantes de l'occasion de leur usage en cette occasion précise pour laquelle ils sont utilisés. » On voit ici l'influence de Heidegger sur Blumenberg et donc de Kierkegaard sur les deux. L'examen phénoménologique du principe d'occasion — qui est l'intensification de l'expérience de conscience de la rencontre entre une disponibilité interne et les conditions de possibilité d'une réalisation externe, c'est-à-dire dans le monde — permet en fait de réfléchir à ce que signifie qu'employer le pronom personnel fondateur de la possibilité de tous les autres : je. « Je » se déclinant, une fois considéré comme le produit d'une extériorisation, en « moi », c'est-à-dire en contenu semi-neutralisé (à tout le moins : neutralisable et en voie de pouvoir être neutralisé)  et ce « moi » permet de décomposer ce que signifie qu'être. C'est pourquoi, d'ailleurs, les phénoménologues contemporains travaillent si fort à étudier la question du temps dans la phénoménologie, car si « je » ne l'exige pas nécessairement, « moi » suppose une conscience dans le temps de soi. De là peut naître toute la complexité de la révolution cartésienne à laquelle Husserl a donné son plein potentiel dès le premier jaillissement des Recherches logiques. 

 

L'Aude est définitivement un très bel endroit, pour moi, et j'étais frappé de stupeur de constater comme j'aime ses ciels, j'aime sa lumière, son relief complexe et bas, ses murs, et jusqu'au fleuve pourtant semblable, objectivement, à tout autre. Je suis repassé par  des recoins, des ruelles dans lesquelles j'avais pourtant été tabassé avant d'être jeté de force dans les bennes à ordures, ces pièges verbaux ou émotionnels qu'il était alors commun de me tendre pour rire ensuite de moi ; j'ai de nouveau vécu toutes ces humiliations incompréhensibles qui sont les banalités quotidiennes du bouc-émissaire de tout groupe, et je m'affolais intérieurement, quoiqu'à distance ontologique, de ce que je vivais et de la terreur totale et absolue qui était la mienne à la simple idée d'aller vivre mon existentialité ailleurs que dans le château familial. Pour un enfant, toute maison un peu spacieuse est son château, mais il se trouve que mon château d'enfant était en outre un ancien château viticole reconverti, c'est-à-dire un endroit où on faisait du vin. Mes parents ont racheté un endroit où, bien avant, on faisait du vin et, portés par une vision dévorante d'enthousiasme, d'aventure et de créativité explosive, artistique, pratiquement, mais aussi comme les oiseaux font leur nid, ils en ont fait une merveilleuse maison de famille — éternellement inachevée parce qu'assez inachevable. Et puis leur divorce et le cataclysme familial n'a pas aidé — elle serait sans doute aujourd'hui achevée, à deux ou trois finitions près. Je me suis d'ailleurs cantonné à Carcassonne et je n'ai pas eu envie de songer à voir Villegailhenc, lieu où se trouvait cette maison à quelques huit kilomètres de Carcassonne où vit désormais ma mère. Je n'ai pas eu envie de confronter ce « moi » déjà tout transi de panique, au fait que le village a changé et que mon château est sans doute, aujourd'hui, le château de quelqu'un d'autre. Je sens que je suis vulnérable à l'idée de ma confrontation avec cette factualité, signifiant donc qu'il faudra que je m'y résolve et cependant, si je sais que le pas suivant devra être posé sur la trace de son empreinte à venir, réconciliant l'à-venir et l'ad-venu, il ne faut pas presser le pas. D'abord parce que nous n'avons qu'un nombre fini de pas et, donc, qu'il vaut mieux prendre le temps de vivre pleinement chacun d'entre eux, ensuite, parce que je ne souhaite plus prendre le risque de mal poser mes pieds. On a vite fini par se blesser.

 

 

 

 

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