Reprendre le fil du lien à ma mère.
On pourrait penser, de l'extérieur, que je me suis réconcilié avec ma mère en allant la voir après quatre ans de silence — durée qu'elle a nommé lorsque nous en discutions mais qui n'a aucune réalité pour moi. Pourtant, factuellement, nous n'avons pas communiqué depuis janvier 2021, c'est-à-dire depuis le décès de mon père. Avant cela, et puisque nous vivons au Canada et elle en France — à Carcassonne, très précisément —, nous ne communiquions que peu, c'est-à-dire à l'écrit sur WhatsApp. Suis-je un mauvais fils parce que je ne ressens pas le besoin de communiquer avec mes parents ? Encore que je parle de mes parents mais il ne peut plus s'agir aujourd'hui que de ma mère. Je n'avais, lorsque mon père vivait, pas plus de besoin de communiquer avec mes parents que je n'en ai aujourd'hui. Je suis content de savoir ceci ou cela sur mes parents, mais je ne ressens aucun besoin du téléphone ou d'échanges d'informations, pour ce qui est du flux de la quotidienneté. Quand quelque chose de bien arrivera et que ma mère sera en mesure de percevoir en quoi c'est bénéfique pour moi (les tribulations d'un·e universitaire sont globalement hermétiques si ce n'est même ésotérique, pour qui n'est pas de la partie), je serai ravi de lui en faire part, désormais. Mais je ne ressens pas le besoin d'être en constante communication avec elle. Il y aura des échanges numériques autour du suivi des enfants, vidéos et discutationnels.
Quand j'écris que mon père me manque, c'est du point de vue de la disponibilité existantiale : je suis malheureux de ne pouvoir pas lui faire part du positif qui advient dans ma vie, et je suis tout aussi triste de ne pouvoir partager avec lui la forme de mon étant-là, à la constitution duquel il a co-veillé, avec ma mère, comme référent de premier plan. Je suis malheureux de ne plus jamais pouvoir entendre sa voix ou le regarder me parler — et je suis heureux de pouvoir, désormais, revivre ça avec ma mère. Mais ai-je été dans une situation vis-à-vis d'elle qui justifierait que l'on nous estime réconcliés maintenant ? Je n'étais pas en colère contre elle, je n'étais pas fâché. J'étais plutôt fatigué d'être constamment mis au contact d'un mode relationnel qui ne me convient pas et avec lequel, au fil de mon histoire, j'ai appris à composer de la seule façon qui soit efficace : le retrait. Lorsque nous en avons parlé, elle a caractérisé cela sur le modèle de la fuite. Je n'ai pas été d'accord. Ce n'est pas une fuite. Je ne fuis pas la relation, ni même le conflit : je constate simplement une inefficience relationnelle et une impossibilité pour les deux parties de se mettre en adéquation l'une à l'autre. Nul n'est fautif. Cela ne fonctionne simplement pas. Bien des gens maintiennent des relations qui ne fonctionnent pas pour de mauvaises raisons : au nom de casseroles que se traînerait le sujet de leur interlocution, parce qu'ils souffrent en l'absence de la personne concernée, certaines fois parce qu'ils ne conçoivent pas de faire autrement : « il faut faire des compromis ».
Mais pourquoi faire de compromis ? Pourquoi ? Si la personne avec qui l'on essaie d'entrer en relation n'est pas adéquate avec soi, et si cette personne et nous-même ne sommes pas en mesure de venir sur le terrain de l'adéquation (par une construction plutôt que par une compromission), pourquoi faire semblant en rognant sur ses propres valeurs et sur ses propres motifs ? Dès lors que l'on tâche soi-même d'être bienveillant, attentif, relativement disponible (sans se laisser dévorer, temps et esprit), il suffit qu'autrui fasse de même pour que toute relation soit possible, selon le mode que rend possible la disponibilité relationnelle. Nous ne sommes pas responsables des injonctions, de la colère et, en définitive, de l'horizon d'attente, de l'autre. Nous ne sommes pas tenu·e·s de correspondre à ce qu'autrui exige de nous — et quand la relation est fatigante, un pas de retrait est toujours légitime. Aussi, je n'étais pas en conflit, mais simplement en retrait et ce que ma mère a vécu comme une fâcherie aux conséquences cruelles — mon silence — ne m'a pas du tout paru ni longue ni excessive. Je suis habitué à vivre dans le silence vis-à-vis de mes parents et je réalise que ce n'est probablement pas sain. Mais sain selon quel point de vue et depuis quel équilibre ? Je sais vivre de cette façon et c'est le mode d'être au monde — dans une forme certaine de cette solitude relative qui consiste à vivre sans la présence régulière de mes propres parents — qui m'est le plus naturel. Il s'agirait de réinterroger cette pente naturelle, par exemple en me tenant à la discipline du soin affectif dans ma relation à ma mère.
Par le passé, les raisons des prises de distance, régulières, à ma mère, ont sans doute participé de cette aisance à vivre sans, autour des vacillements de ma raison, dans les épisodes alcooliques, les siens ou les miens, le fracas des cuivres et de l'airain, deux natures entières et passionnées qui sont historiquement destinées à s'affronter — un temps, du moins, car l'enfant triomphe toujours de son parent, quoi que cela doive impliquer à la fin —, de sorte que je me réjouis de ce qui passerait de l'extérieur pour une réconciliation et qui n'est pour moi que la suite logique de la relation, alors que s'essouffle la grande masse d'orages. Mon activité professionnelle me demande un tel dévouement que je ne peux m'offrir le luxe de perdre de l'énergie émotionnelle dans une relation conflictuelle, car tout l'intensité dont je dispose hors pensée spéculative va à mes enfants et à leur mère. Nous ne nous sommes pas réconciliés, dis-je, car je n'étais pas fâché. Je suis toutefois très soulagé de voir que les jours ensemble n'ont pas été difficiles ni compliqués et, ainsi, je suis heureux de pouvoir envisager que nous organisions une correspondance épistolaire, que nous parlions de nous revoir l'an prochain, que les enfants parlent simplement de leur grand-mère paternelle — qu'elle fasse partie du monde dense des évidences dans lesquelles ils vivent au quotidien. Je suis même apaisé de constater que ces quelques jours ont été, quoique nous ayons toutes et tous des habitudes de vie différentes pour des valeurs différentes (à commencer par mon végétarisme) qui rendent cela difficile à tenir sur le long terme, épanouissants.
Je n'étais pas un enfant mal aimé de mes parents — bien au contraire étais-je heureux et choyé. Je n'ai jamais ressenti de défaillance de la part de mes parents, j'ai au contraire, malgré les conflits entre mes parents, senti leur amour et leur préoccupation de mon bien-être (mais celui de mes sœurs aussi). J'ai senti très jeune et intuitivement que mes parents étaient inadéquats entre eux. Soit parce qu'ils n'ont pas suffisamment fondé le socle des conditions de leur relation ensemble, soit parce qu'ils n'ont pas suffisamment discuté de leurs insuffisances et, ce faisant, établi la liste de leurs besoins, ils ont foncé ; de plus, ils ont foncé dans leur relation — je suis né quelques jours avant le vingt-huitième anniversaire de ma mère, et j'étais son deuxième enfant — en ayant déjà la charge d'être les parents d'un total de quatre enfants, dans une famille recomposée extrêmement compliquée, dans un contexte socio-politique compliqué (a.k.a.: le patriarcat — mon père faisait carrière et s'occupait peu de l'ordinarité de la gestion ancillaire, quoique ce ne fût pas catastrophique pour l'époque, le genre du bon père parce qu'il aide à plier le linge et paie une femme de ménage), dans une époque qui prônait que la libération sexuelle avait triomphé, que les femmes avaient le droit de porter des pantalons et d'avoir un compte en banque, donc ça va, les grognasses, hein. Pourtant, tout restait encore à faire — la preuve, tout reste encore à faire du point de vue de l'intériorisation des mécanismes de domination masculine sur la justification du phénomène structurel de la société occidentale. Je n'étais donc pas un enfant mal aimé de mes parents et je saisissais — confusément — déjà un peu que mes parents s'aimaient, mais mal — mais ils ne m'aimaient pas mal du tout, moi. Mon père me rendait triste en ne sachant pas quels mots me dire pour me parler des dessins que je lui faisais mais je le sentais attendri — je le sentais niais : désapprouvant intellectuellement mais ému.
Je me suis replié dans l'écriture — pour différentes raisons, certaines contingentes, d'autres parfaitement assumées qui m'ont influencé, mais lire a toujours été un espace de liberté ; écrire, un espace de vengeance. Je réglais fantasmatiquement les comptes, sans jamais m'attaquer directement, ni nommément, à mes bourreaux. Dans ma famille, mon seul ennemi objectif, que je vénérais pourtant, c'était mon frère aîné, premier fils de mon père. Pour différentes raisons, il était pour moi un grand-frère toxique et j'ai vite dégoupillé son rôle de modèle — notamment sur le plan physique. Sa vulgarité me choquait, même s'il prétendait l'imputer à son nietzschéisme et notamment la dimension dionysiaque. J'ai depuis, parmi mes amis, un spécialiste de Nietzsche, et l'on ne parle pas exactement de la même chose — mais je ne pense pas que mon frère ait jamais songé sérieusement à se revendiquer philosophe. Il écrivait bien — quelques uns de ses jaillissements, religieusement préservés par celle-ci ou celle-là de mes sœurs aînées, sont pleins de la vitalité lyrique et adroite, presque intellectuelle, de tout ce qu'il y a de bon dans l'âge esthétique. Je n'ai jamais vécu ma mère comme mon ennemi. Peut-être, plus jeune, sans aucun doute, même, me la suis-je figuré comme mon propre ennemi intérieur : j'identifiai alors comme auto-destructeur ce que j'avais de ma mère en moi. Mais que l'on se figure qu'elle était alors très colérique, alcoolique, parfois violente, notamment contre mes sœurs venues de mon père, sanguine, provocatrice — en colère contre le monde (« tout ce dont il faut faire cas »), c'est-à-dire contre elle-même.
Ma mère est une femme intelligente ou très intelligente, intellectuellement ambitieuse, issue d'une classe sociale exigeante mais dépourvue de circonstances favorables (les pieds noirs rejetés hors d'Algérie), pauvre, installée en Normandie, à l'époque qui précède les premières fissures véritables du patriarcat, et, par amour, elle s'est retrouvée la mère de sept enfants (six à son trentième anniversaire), dont un peu plus de la moitié à elle. Il y a là de quoi briser des élans — si l'on est loin de Zola dans la trajectoire de son âge adulte (mais peut-être grâce au reliquat des trente glorieuses qui a béni la famille de mon père), son enfance est pourtant l'archétype (contemporain) du type de relation dramatique (et dramatisable) au monde. Elle n'a pas eu la chance d'avoir mon enfance — entouré d'un jardin immense et magnifique, dans une maison que j'adorais, avec une puis deux sœurs que j'adore (à tel point que je crains parfois encore, aujourd'hui, d'être exclu, de sorte que ce sont les deux seules personnes au monde avec lesquelles je préfère négocier plutôt que d'être tenu de prendre un pas de recul), avec des livres partout, des chambres partout, le soleil audois, un chien totémique. J'étais un enfant très chanceux, à la maison.
Il eût fallu qu'elle soit inhumaine plutôt qu'héroïque pour ne souffrir d'aucun dérivatif — elle est héroïque aujourd'hui d'avoir choisi la vie plutôt que d'aller plus loin encore dans la maladie à laquelle la condamnait l'alcool. Mon père et ma mère m'ont, toute ma vie, et tour à tour, servi de modes d'identification, dans toute la complexité de ce qu'ils sont comme individus. Je pense avoir eu la chance de ne pas avoir pu les diviniser longtemps, compte-tenu du spectacle qu'ils nous ont donné, et je souhaite parvenir à ce que mes enfants nous désacralisent rapidement, nous permettant d'avoir une relation sans attentes invraisemblables. Idéalement, sans passer par la violence spectaculaire qui fût le théâtre de leurs déchirures mutuelles.
J'ignorais, avant d'y aller, que le stade définitif d'une maladie la menaçait sans négociation possible si elle consommait encore de l'alcool et, donc, j'ignorais qu'elle était sobre depuis plusieurs années. Ainsi j'espérais qu'il n'y aurait pas de colère et que nous pourrions passer un moment qui permette aux enfants de faire la rencontre effective de leur grand-mère, notamment pour qu'ils réalisent que je ne viens pas de nulle-part — je sais que le décès prématuré de mon père n'aidera pas à ce que mes enfants ne se figurent pas que je suis un dieu qui serait ascendu sur Terre par la grâce du seul et souverain équilibre cosmique. Mais je vais tenter de leur donner du récit et de leur montrer que ce à quoi ils assistent au quotidien est le produit d'une existence, et non l'émanation d'une spontanéité énergétique purement génétique et grandiose par son incarnation (moi). Les archives photographiques familiales récupérées par ma mère et partiellement numérisées par l’aînée de mes deux petites sœurs participeront de cette entreprise.
Pour l'écrire encore : je n'ai pas le sentiment de m'être réconcilié avec ma mère. Je suis plus simplement sorti de la période durant laquelle j'avais besoin d'un recul, et je suis désormais disponible pour vivre paisiblement la suite de ma relation à elle — et l'on peut certes dire que cette suite de relation intervient après vingt ans de conflits cataclysmiques, de silences, de déchirements. Mais il serait impropre de le lui reprocher : je reviens de très loin — nous avons cheminé en parallèle dans nos enfers respectifs, à combattre ce que nous devions combattre et je lui souhaite d'avoir atteint un état d'équilibre semblable à celui que j'ai la chance de vivre aujourd'hui et dont je n'estime pas qu'il soit le terminus ad quem de mon devenir.
Il ne s'agit donc pas de réconciliation car ce n'était à mon sens pas une nécessité dans la mesure où il n'y a jamais eu de rupture — je ne peux pas en dire autant avec toutes les personnes qui viennent avant moi dans ma fratrie, au sein de laquelle je n'ai plus, dans ma tête, que mes deux petites sœurs. J'ai tenté de renoué avec l'une de celles qui avait été très importante pour moi, mais ses priorités aujourd'hui m'excluent de facto de son existence. Avec ma mère, il s'agissait plutôt d'une intermittence, un repos ou, pour renvoyer à ce livre superbe d'Alexander Schnell, un clignotement. Il était nécessaire que je prenne ce pas de recul, et grâce lui (mais pas seulement grâce à lui), je suis aujourd'hui en situation de pouvoir vivre ma relation à ma mère avec tranquillité. Le décès de mon père a sans doute constitué un contexte favorable à ce besoin de repli sur moi, dans mon travail et dans ma famille à Montréal, insularisé loin, loin de tous ces gens qui ont fait mon monde d'enfant. Je sais pertinemment, que l'on ne se trompe pas, que ce que je peux dire de ma mère m'est propre, et, par exemple, le propos serait très différent dans la bouche de mes deux sœurs qui viennent de mon père seulement — à juste titre. La violence est un bouillonnement dans le sang qui ne peut s'interrompre qu'avec du temps et de la patience — ce dont aucun de mes parents ne disposait à la fin de leur âge esthétique.
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