Altercation du 25 août deux-mil-vingt-cinq.

Un événement, selon moi initialement dénué de la moindre importance, nous a frappé·e·s ce matin. Nous rentrions d'avoir emmené les enfants dans leurs écoles respectives et nous avions été acheter un produit anti-bactérien quelconque au magasin qui, durant notre absence, avait rouvert. Ses stocks de médicament avaient pris feu en mai ou juin d'il y a deux ans et, depuis lors, nous suivions sa réfection et la continuité de ses nouveaux aménagements, quelque peu impatient·e·s de pouvoir de nouveau nous y rendre dès les premières heures le matin jusqu'à vingt-deux heures le soir. Le trottoir côté magasin était fermé, sauf pour les clients du café et les clients du magasin. Je souligne ce qui est important pour la suite du problème dont je souhaite faire la relation aujourd'hui. Un travailleur de la construction, portant casque nommant la compagnie pour laquelle il travaille, gilet orange fluo et petit drapeau, était chargé de réguler la circulation du trottoir, afin de notifier aux éventuels gens qui voulaient absolument passer de l'absence de responsabilité des gens en charge de faire les travaux et, partant, de toute la compagnie, s'il devait arriver malheur sur le site de la construction alors qu'iels avaient été averti·e·s de ne pas passer par là. Ce faisant, donc, il décourageait les gens de marcher sur ce trottoir. Il nous informe de la nécessité de traverser si l'on veut se rendre au collège, et l'on obtempère sans poser de question, en le remerciant même parce qu'il pousse la civilité jusqu'à nous accompagner pour traverser, imposant aux voitures de s'arrêter afin que notre petit groupe passe en face. On me dira jusqu'ici que c'est un jour ordinaire dans un petit quartier français, et que la communauté est ma foi fort aimable et démonstrative d'une courtoisie dont la rondeur confine à la niaiserie.

 

Seulement, sur le retour, nous apprenons que nous ne pouvons pas passer par en haut et devons donc refaire le tour, par en bas, c'est-à-dire repasser devant le même travailleur de la construction, ce que nous faisons après lui avoir demandé. Il nous sourit, riant à moitié, et nous le remercions avant de remonter jusqu'à la porte d'entrée du magasin sus-nommé afin d'aller acheter notre bidule, Crocmoue ayant épuisé toutes nos ressources en produit anti-bactérien parce qu'elle refuse de faire ses mictions dans la caisse, et donc nous compensons. Là encore, on me dira que mon petit train-train quotidien est fort sympathique mais qu'il s'agirait de passer la seconde, voire même, la troisième sur le plan narratif, parce que tout cela commence à être longuet. Nous entérinons donc notre choix de produit anti-bactérien, que nous payons comme il se doit au magasin et, sur le retour, nous voyons le même employé de la construction qui est littéralement acculé contre l'arbre à côté duquel il se tenait, par un homme, le classique boomer québécois entre 55 et 65 ans qui lui hurle dessus des choses en anglais. Je comprends très vite qu'il fustige le travailleur de ne pas parler anglais ni même de le comprendre — le Canada est un pays bilingue, ce qui oblige ses résidents à devoir parler au moins une des langues et n'exige certainement pas que toutes et tous parlassent les deux langues quotidiennement — et je m'arrête, avec Camille, scandalisé par l'agressivité déployé par le vieil homme contre un travailleur de la construction, probablement fraîchement immigré. Je suppose vite que l'invective puise ses fondements dans un préjugé raciste et je m'interpose lorsqu'il commence à sortir son téléphone pour le photographier afin d'aller voir son boss. Je me suis interposé physiquement. Grave erreur.

 

C'est-à-dire que j'ai mis vigoureusement la main sur le téléphone, côté objectif, et je me suis déplacé afin d'être un obstacle visuel et même physique entre lui et le travailleur (qui avait levé son drapeau pour faire écran entre le téléphone et son visage), puis j'ai commencé à m'imposer verbalement comme seul interlocuteur. Il est fort probable, l'adrénaline me dissimulant l'exactitude de la remémoration de la scène, que je me sois lourdement porté contre son épaule pour être certain qu'il n'ait pas le temps d'appuyer sur l'appareil photographique de son téléphone. Triple autre grave erreur car j'ai instantanément détourné toutes sa colère et l'ai concentrée sur moi depuis un acte fautif : je suis physiquement entré en contact avec lui, sans son consentement, et donc il a appelé la police pour se décrire comme la victime d'une agression. J'ai vu rapidement une analogie avec des situations contre lesquelles je ne pouvais rien et je me suis dit que, cette fois, je pouvais quelque chose et ne craignais donc pas la venue des agent·e·s de police. J'ai agi avec la tranquillité d'un mâle cis-genre blanc dans le cosmos souverain de la société occidentale et je me suis comporté en ne craignant rien des possibles conséquences. Il était acté, pour moi, que la série des faits de l'événement ne pouvait pas déboucher sur une interpellation policière à mon encontre — et je lui ai même dit (en anglais, donc) que son agressivité avait un fond raciste. Là, coup de théâtre : le type me répond dans un français du québec tout ce qu'il y a de plus courant, disqualifiant toute justification d'avoir exigé du travailleur qu'il comprenne et parle l'anglais. Il me postillonne dessus, dans un français plus relatif que ne l'est mon anglais, qu'il n'est pas du tout raciste et comment j'ose donc supposer une telle chose ? Il démontrait là en définitive le véritable fond de sa fureur : un québécois qui avait trouvé dans la non-anglophonie du jeune travailleur de la construction, sans doute immigré, une raison pour venir l'embêter voire venir lui nuire, dans sa journée de travail, un jeune homme (né en 1991) probablement sous visa temporaire au Canada, et dont la mission du jour était d'éviter des ennuis juridiques à la compagnie pour laquelle il travaille en désignant que le trottoir était momentanément restreint, dans la portion qui incluait le café du québécois enragé. J'ai donc brutalement compris, ma naïveté s'en trouvant heurtée, que le type avait un seul et unique motif : la colère, et, en un certain sens, cherchait à déverser sur le travailleur toute sa rage contre : la construction qui harasse les montréalais par ses travaux perpétuels ; le fait que le tri sur le trottoir diminuait le flux du passage accidentel devant son café et donc l'achalandage de sa clientèle ; probablement les immigré·e·s de tout ordre ; l'univers entier qui ne va pas exactement comme il voudrait. Le paradoxe de ce cas particulier étant que le type de personne capable de déployer une telle rage contre le xénos (tout ce qui peut être étiqueté comme autre) s'illustre ordinairement par une férocité à n'accepter que des francophones sur le sol québécois, farouchement anti-anglophone, comme pour revivre la guerre perdue contre les anglais, et notamment la Bataille des Plaines d'Abraham, épisode clef de la si fameuse Guerre de la Conquête à la moitié du XVIIIe siècle. Il y avait donc là une mauvaise foi évidente et une détermination à venir au conflit.

 

J'ai revu tous les boomers dans ma confrontation contre ce pauvre type, qui est en fait à plaindre, et c'est probablement ça qui me fit réagir si bêtement. Je me suis sans sous dit inconsciemment que je pouvais en profiter pour décharger toute ma rancœur et toute ma colère accumulée contre tous les boomers et toutes les boomeuses qui s'illustrent dans la détestation de tout ce qui n'est pas exactement leur lamentable et mesquin petit Moi. Or j'ai des comptes à régler avec elleux, surtout depuis cet été. Camille, terrifiée parce que nous ne sommes pas encore officiellement Résidents Permanents, Camille terrifiée parce qu'elle ne vit pas dans un monde dans et pour lequel ses privilèges participent à ce que tout obstacle se plie ou s'atténue devant elle, cherchait à faire baisser la rage du demi-vieux. Je réalisai, a posteriori, une fois que nous étions rentré·e·s sain·e·s et sans poursuite policière qu'elle avait raison — le plaignant (la pseudo-victime) n'a pas été moins agressif avec les agent·e·s de police qu'il ne l'avait successivement été avec le travailleur de la construction et avec nous, réglant assez vite l'histoire, et quoiqu'il prétendait avoir été physiquement agressé. Elle m'expliqua que j'aurais dû lui faire confiance et lui demander son avis plutôt que de me jeter dans le truc sans réfléchir, l'un de nous aurait alors filmé l'agression pendant que l'autre aurait appelé la police. C'était, sur le moment, impensable pour moi puisque il s'agitait précisément d'interrompre une captation d'image sans consentement — initialement, dans ma tête, je ne devais donc pas bafouer le consentement de l'homme en colère. Voilà une pensée complètement idiote dès lors qu'il s'agissait d'intervenir : je n'avais pas non plus son consentement pour l'empêcher de prendre la photographie... Consentement suspendu m'autorisant à le filmer, puisqu'il s'agissait de documenter le témoignage d'une agression. Et ainsi, avec les images sous les yeux, la police n'aurait pas pu envisager la situation d'une autre façon que celle dont nous tentions d'en faire le récit, et qui s'opposait à la version toute autre de l'homme agressif. À ceci s'ajouta une cliente du café dont il était propriétaire et qui vînt, avant que la police n'arrive, se mêler à l'histoire et se revendiquer témoin. Elle commença par nous expliquer qu'il était normal d'exiger de n'importe quel interlocuteur qu'iel parle anglais et français au Canada puisqu'il s'agit des deux langues officielles, puis qu'il y en avait assez des travaux de la construction, puis que le travailleur posait la question à tout le monde, même quand on était passé trois fois devant lui. Fait intéressant : un autre demi-vieux (mais moins demi, celui-là : plus de 70 ans), en présence des policiers et alors que le travailleur de la construction continuait de remplir sa mission tout en répondant aux questions, l'a agressé littéralement devant nos yeux et s'est justifié auprès des agent·e·s de police en disant qu'il y en avait marre de devoir répondre à ses questions à chaque passage. C'est-à-dire que les policier·e·s ont directement vu l'histoire se répéter, en bien moins grave puisqu'iels étaient là pour couper tout enthousiasme raciste ou classiciste de tout boomer en vadrouille. L'erreur de la cliente qui tenait à se constituer témoin a été de commencer à « antagoniser » (non, ça n'existe pas) la policière qui était manifestement la responsable de l'unité — laquelle a immédiatement exprimé son agacement face à la situation et nous a dit, à Camille et moi, qu'elle aurait fait exactement pareil (non pas sur la forme, fautive, mais sur le fond : intervenir pour protéger le travailleur des délires racistes d'un boomer enragé). La policière lui a donc conseillé d'aller voir ailleurs et l'a informée que son témoignage n'était pas requis.

 

La mauvaise foi qui se donne doublement dans un déplacement des arguments m'a impressionné : « on » ne vient plus contester l'agression contre le travailleur mais on vient chercher à contester l'absence de sa légitimité, et justifier que c'est normal de l'agresser et, même, que de le prendre en photographie contre son consentement en mettant le téléphone à six centimètres de son visage ne constitue pas vraiment une agression compte-tenu du contexte ; de même, et de façon parfaitement schizophrène, en séparant les deux éléments l'un de l'autre, « on » ne vient plus se demander ce qui a justifié que j'intervienne et l'on se concentre sur le seul et unique fait, véridique : j'ai touché un homme dans une démarche non-amicale. Il faut un degré de narcissisme tel, pour l'oblitération nécessaire à l'isolement de la seconde partie, et qui est si loin de toute expérience intime dont je sois capable, que j'en reste systématiquement stupéfait — et c'est, je crois, un trait fondamentalement commun aux boomers : toute contrariété est toujours personnellement et viscéralement contre eux. Je me souviens d'un ami d'ami, âgé, qui demandait à un homme ouvrant un bar anglophone à Montréal s'il se rendait compte du mal que ça lui faisait, à lui, alors qu'il se prétendait son ami. Je suis toujours sidéré par ce type de centralisation nombriliste du monde. Il n'y eut entre ce boomer et moi aucun coup, ni même de véritable bousculade, tout au plus un contact de quelques secondes pour intervenir avant que la photographie ne soit prise (le travailleur tournait en rond pour essayer de lui échapper, l'autre le poursuivait, et c'est ça qu'il aurait fallu filmer sans le toucher). D'ailleurs, ledit agresseur m'a postillonné dessus (en français, me rendant halluciné de surprise, parce que je l'avais pensé sincère dans ses invectives anglophones, même si infondé) mais s'est bien gardé de m'approcher physiquement : preuve qu'il savait parfaitement ce qu'il faisait et du contenu de la carte victimisante qu'il comptait jouer. Je suis doublement naïf : je vis au travers de mes privilèges en imaginant que la justice triomphera, parce qu'il s'agissait doublement d'un acte raciste et classiciste (le vieux était le propriétaire de l'un des cafés de la rue), et je prends des risques sans considérer les implications potentielles au nom de mon propre narcissisme, et sans considérer que j'entraîne possiblement mes proches dans mes prises de risque.


Voilà qui est terminé, désormais je dégainerai le téléphone et n'interviendrai plus depuis mes mauvaises habitudes. 

 

Cet article est fort mal écrit, témoignage de mon émotivité encore non-redescendue plus de cinq heures après. 

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