Ce qu'être adulte signifie
Lorsqu'on traverse une épreuve (et l'on peut indifféremment dire : lorsqu'une épreuve nous traverse ou, lorsqu'on doit passer au travers de la difficulté, quand cette traversée est la mise à l'épreuve), il faut tâcher de se rassembler sur soi afin de se souvenir de tout ce qui fait ce que nous sommes et de toutes les raisons pour lesquelles nous sommes convaincu·e de la justesse de cet être-là (ce ce que nous sommes et pouvons être encore). Il faut, lors d'une énième rencontre douloureuse avec le champ des antagonismes de ce que nous sommes, toujours se souvenir de nos réussites — ces choses-là que nous pouvons appeler des achèvements et qui parlent des perspectives de notre être vers l'horizon de notre devenir, en conformité avec ce qui nous emplit d'orgueil et de satisfaction, en conformité avec notre aptitude à nous réjouir et à conjurer nos angoisses fondamentales. Dès lors faut-il ne jamais vivre dans la fuite et toujours se confronter (aseptiser) tout foyer infectieux de ce ce que nous sommes, et ne rien laisser derrière qui soit inachevé. Il faut toujours, en plus de cela, se souvenir que nous avons atteint des buts qui, dans le passé, nous paraissaient hors de portée ou même trop difficiles à envisager dans le champ du réalisable. Ces buts peuvent couronner les montagnes des différents domaines autour de notre fondation fondamentale : amour, amitié, pensée ; et parmi ces domaines, leurs variations potentielles : érotisme, universitaire, professionnel ; et les chemins de ronde qui suivent les lignes de crête en nous permettant de passer de l'une à l'autre des couronnes de neige sur les montagnes. Certaines se compensent et d'autres se narguent.
Nous sommes toujours en situation d'aménager de façon narrative nos victoires ou nos défaites quant à ce que nous avons voulu être et, par exemple, je rencontre l'échec répétitif, et indépassable, face au phénomène administratif. Je ne sais pas me fondre dans le moule qui permettrait que je décroche des contrats : d'enseignement (la titularisation à la suite du CAPES, refusée parce que j'ai agacé les différent·e·s instances décisionnaires et qui ont conséquemment modifié mes notes pour m'empêcher de me titulariser) ; de post-doc (je ne suis pas agrégé de philosophie, parce que je suis un cancre, sans aucun doute et, donc, mon dossier passe dix mille ans après celui de toustes mes concurent·e·s directes, de sorte que le seul contrat décroché m'a été attribué par pur protectorat direct, ce que l'on appelle du mécénat) ; de contrat de travail sur place (mais les choses pourraient bientôt changer puisque je vais bénéficier de la Résidence Permanente et donc pouvoir travailler dans n'importe quel établissement de la Comission de Service Scolaire de Montréal, CSSDM). Je vais donc pouvoir contribuer à l'économie financière de mon foyer — c'est mon espérance, quel qu'en doive être le prix (même à travailler pour Starbuck ou autre sur un format de 42h par semaine).
Ce sont des détails lamentables de trivialité matérielle qui, en définitive, participent des conditions d'anxiété, c'est-à-dire des variations psychologiques de notre capacité à nous lier au monde. Lorsqu'on vit dans le luxe de ne pas devoir se soucier de ces choses, cet aspect de ce qui est constitutif de l'existentialité est grossier, sinon même grotesque et risible. Et il est nécessaire d'avoir une certaine disponibilité à cette indifférence aux caractéristiques très matérialistes de notre mondanité. Lorsque nous sommes privé·e·s de cette liberté, il nous faut aussi garder en tête qu'il est possible (et souvent nécessaire) de ne penser qu'à partir de cette liberté, laquelle permet de maintenir à distance le treillage de la factualité de notre vie factive. Je me souviens que nous n'avions plus souffert à ce point depuis l'automne 2019 et la personne qui avait participé à nous sortir de cette situation est précisément celle qui, délibérément aujourd'hui — et pour nous punir — provoque cette situation de mise en danger radicale. Nous renonçons donc à l'essentiel de nos projets immédiats sur les douze prochains mois (je donne « douze » pour estimer une étendue de temps qui ne soit pas abstraite), et les choses deviennent implacables sur le fond : une fois notre émancipation consommée, certes dans la douleur, nous n'aurons désormais plus rien à perdre. Il suffit de couper un membre si l'on veut ne pas risquer que se propage la gangrène ; mais se couper un membre n'est jamais confortable, a fortiori quand il s'agissait d'un membre aussi important.
Mais que peut-on faire d'autre ? Les épreuves viennent parfois jusqu'à nous définir et peut-être faut-il nous réjouir des occasions (au sens kierkegaardien) qu'elles nous permettent d'incarner dans le bouillonnement de nos possibilités ontogéniques. Jusqu'alors, toute déconvenue a toujours enfanté de quelque chose qui était supérieur à ce que nous envisagions avant qu'elle fasse poindre son noyau orageux sur la ligne de notre ciel, et elles nous ont toujours emmenés sur des routes supérieures à ce qu'elle nous empêchait d'atteindre. Je ne m'attendais pas à vivre encore ce genre d'épreuves fondamentales, parce que je pensais que les choix que nous avions faits, et par lesquels nous déterminions les éléments constitutifs de notre Lebenswelt, avaient été le produit d'une lente et minutieuse purification de tout ce qui pouvait se révéler infectieux dans notre champ relationnel, c'est-à-dire dans notre cellule familiale. J'aurais dû me préparer à la possibilité de ce que nous vivions sans nous méfier d'un monde qui, pourtant et sans se dissimuler, préparait sa paisible putréfaction tout en nous regardant dans les yeux. Que j'aie laissé ce monde vivre aussi intimement à mon flanc, pratiquement collé à nous, absorbant sa cure de jouvence en plantant ses crochets dans la nuque même de mes deux fils, sans que je ne sois capable de voir, est une sorte de mystère qui ne peut avoir d'explication que dans l'amour que j'accordais sans hésiter à qui ne le méritait pas. Mais qui est-on pour discriminer du mérite lorsque les opérations de l'existentialité se mêlent de la partie ? La dimension matérielle de cet imprévu ne représente pratiquement rien, à côté du recalibrage fondamental de nos priorités de vie. Il nous faut donc nous arc-bouter sur la redéfinition de nos priorités de vie, en évacuant ce qui nous avait paru jusqu'alors essentiel mais qui s'efforce de se tenir hors du cœur de notre monde et hors des rêves auxquels pourtant, jusque là, ce monde revendiquait de vouloir participer de toute la puissance qui est la sienne.
Par le passé, mon anxiété dans toute sa morbidité pouvait être expurgée en une série de textes très durs contre moi-même pour me confronter sans la moindre porte de sortie (sans le moindre échappatoire) à ce qui me rendait fautif de m'être trouvé dans une situation donnée — celle, en particulier, que je déplorais ou bien dont je souffrais. Mais j'ai tellement nettoyé mes aspérités, avec un acharnement tel, qu'il ne reste plus rien à me reprocher ou dont il faudrait que je culpabilise. Il reste bien sûr, dans les strates d'archives de mon palais mental, des événements qui m'agitent d'une honte certaine, de sorte que je continuerai toute ma vie d'avoir un travail de déconstruction à produire ; ô charmante et infinie tâche d'un cosmos qui se concentre pour s'étendre en d'interminables contractions profondes de la conscience intime du temps. Peut-être que cette lourdeur originaire participe de mon incapacité à faire face à ce qui m'accable aujourd'hui avec la légèreté dont je voudrais qu'elle fût mienne, cette légéreté dont j'aurais voulu qu'elle me permette d'être auprès de mes enfants sans accuser le coup du souci — sans plisser le front alors que je les regard dans les yeux, à mon tour. Je m'acharnerai pour ne jamais être le faciès du monstre à cause de mes peurs. Je ne peux plus me permettre de ne penser qu'à moi, je ne peux accepter de ne tourner qu'autour de mon égoïsme et je dois à mes enfants de délaisser toutce qui me rend la vie plus confortable si cela ne les inclue pas envers et contre tout. J'ai la responsabilité, avec Camille, de circonscrire mon angoisse afin qu'elle ne vienne pas corrompre les conditions existentiales de nos enfants.
Mérovée, Aurélien, je vous aime envers et contre tout ; envers et contre tout, y compris mon propre soi.
Commentaires
Enregistrer un commentaire