« De retour à Montréal... » et présentification contre phantasmata.
Le retour à Montréal fut « sportif », tandis que nos enfants firent l'une de leurs plus épuisantes journées de leurs jeunes vies (tout au moins l'une des plus longues), compte-tenu de la rallonge temporelle entre les deux fuseaux des deux points sur la ligne. Je leur ai montré, mobilité de l'aile à l'appui par les deux hublots que nous avions, comment fonctionnent les aérofreins, les aidant à dépasser leur frayeur face aux « escaliers » des trous d'air lors de l'atterrissage, depuis 39.995 pieds jusqu'au sol. Ce n'était pas le plus moelleux des atterrissages qu'il m'ait été donné de vivre. Pour une raison ou pour une autre, l'avion faisait des chutes tout au long de sa glissade le long du siphon d'air de sa descente. J'expliquais aux garçons, que j'aie ou non dépeint une réalité importe peu : je les occupais en leur décrivant des images qui leur assurait une prise sur le phénomène qui les éprouvait — qui secouait surtout le grand, huit ans, quand le petit était de toute façon dans une sorte de manège génial et drôlement bien pensé. Aurélien ne pleurait que s'il était menacé de ne plus avoir accès au spectacle par le hublot. Des flammes sur l'aile n'auraient guère pu l'effrayer : c'était du spectacle. Les garçons étaient levés à six heures trente, ce matin-là, et ne se sont couchés qu'à vingt-heures sur l'autre fuseau horaire, c'est-à-dire à deux heures du matin de leur horloge biologique. Si le petit avait dormi deux ou trois heures dans l'avion, rendant les armes face à l’ingénierie parentale, le grand a enquillé les heures, avec les trous d'air, un peu de console Nintendo Switch, un film NinjaGo sur les écrans de l'avion, et il n'a pas fermé l'œil, arrivant jusqu'à un certain état de fatigue durant lequel il sortait des choses qu'il serait indigne de transcrire ici et dont il ne serait pas du tout fier a posteriori. Nous avons fini par rentrer dans notre balcon sur le monde, retrouvant Crocmoue qui a perdu un kilogramme et demi, probablement pour cause de dépression qui la pousse à ne plus s'alimenter, mais pas seulement. Nous avons pu constater — quasi-instantanément — que son frère la dévore vivante sur le plan psychologique et sur le plan matériel, et nous ne pouvions prévenir la cat-sitteuse de la nécessité de protéger la grande de son coreligionnaire. J'ignore même s'il est possible de la protéger sans l'organisation intime et intuitive que nous appliquons depuis que nos chats sont deux. Crocmoue est d'un caractère doux (elle est ronchon et bourrue mais elle est fondamentalement douce et gentille), et elle préfère s'isoler que de se défendre. Son frère (adoptif) est tout le contraire : il prend tout l'espace qui est disponible et ne s'arrête pas tant qu'il n'a pas tout pris. Ce que notre économie familiale gère sans même y penser, parce que nous avons toutes et tous chacun·e nos places dans cette dynamique affective. Il a d'ailleurs presque pris exactement le poids qu'elle a perdu : il la dévore vivante, et c'est à ce point non-métaphorique. Il vient la mordre et la déranger quand elle se met dans son coin, il mange sa gamelle, il la poursuit (quand elle était en forme, ils jouaient beaucoup en traversant très vivement l'appartement, elle ne peut plus suivre), il vient prendre sa place dans les câlins, il la pousse, il lui mort l'arrière de l'échine — bref, il l'étouffe. Sans doute est-ce sur un mode ludique, mais Crocmoue n'a plus l'endurance pour le tolérer. Nous avons toujours défendu Crocmoue de cet appétit maladif de Zorbas, qui a perdu sa mère alors qu'il n'était pas encore sevré, et ma préférence, en ce qui me concerne, a toujours été pour Crocmoue, de sorte que nous avons entretenu un lien très fusionnel et je lui sers probablement d'ancre dans l'existence affective de son rapport au monde. Nous avons prévenu la clinique vétérinaire où les deux chats sont suivi·e·s, et nous attendons la réponse, mais je ne crois pas que ce soit une bonne idée de déplacer Crocmoue jusque là-bas.
Hier soir, pour la première fois depuis deux mois, Camille et moi avons (avec Crocmoue sous mon bras, donc) pu regarder un morceau de film, depuis notre lit. C'était comme se blottir dans un souvenir, présentifiant tout le continuum de nos séances-refuges de cinéma privé. Nous avons pu traverser, grâce à cet accès au cinéma que nous avons toujours aménagé dans notre intimité, depuis toujours mais en particulier depuis que nous sommes au Canada, des épreuves extrêmement violentes et angoissantes. Nous avons pu faire face à des murs dont nous n'envisagions absolument pas la moindre traversée, de véritables étouffoirs par anticipation dans lesquels on ne sait pas comment il nous sera possible de respirer. Alors, parvenir à passer au travers... Combien de temps peut-on survivre en apnée ? Ces murs finissent par n'être guère plus terrible qu'un souvenir puisque nous jouissons des facultés données par l'émotivité aux êtres qui traversent le temps envers et contre tout. Ces monstrueuses opacités s'amassent dans la prévisibilité de nos horizons internes pour y figurer de vastes bordures de trous noirs insurmontables, et notre nature d'êtres temporels nous voue à passer tout de même et, mieux encore, à y survivre malgré nous, nous laissant aspirés, étirés, et finalement passés. Le décès d'un proche, une angoisse financière, tout est surmontable malgré ce mur intérieur qui invisibilise ce que nous appelons avenir et dont nous sommes incapables de nous représenter ce qui pourrait se trouver de l'autre côté. Notre capacité à anticiper sur la visée de notre intentionnalité s'en trouve toujours figée et nous ignorons si nous allons pouvoir appréhender ce qui fait le contenu des jours qui passent, dans cet étirement infini qui nous absorbe au long d'une auto-dissolution dont on se réveille presque indemne, et dont il nous faudra trois décennies pour comprendre ce que cela modifia en nous. Cette ignorance latente fait surgir ce mur qui est si pesant, si lourd que même la lumière tombe sous sa surface, glisse dans l'infinitésimale murmure de son invisibilisation : une fissure dans l'interstice de notre internalité happe, aspire, suce, toute la lumière (id est : notre espérance et notre faculté à anticiper sur nos sensations, grâce auxquelles nous pouvons planifier la stratégie de notre devenir) qui, ordinairement, tombe sur le temps comme une légère pluie dorée, nous assurant, pétillement clignotant, la contemplativité de notre propre linéarité — dans la performativité de laquelle nous savons (ce) que nous sommes. En activant cette capacité à la présentification de nos cellules-refuges, nous avons pu stimuler un complexe émotionnel positivant qui permet de consolider (ce) que nous sommes en prévision de toute rencontre avec ces impossibles murs dans la linéarité de nos trajectoires cosmiques.
J'ai pu retrouver l'exemplaire de l'ouvrage édité par l'incroyable Annabelle Dufourcq, Est-ce réel ? Phénoménologie de l'imaginaire, paru chez Brill en 2016 — déjà ! J'étais si loin de tout cela, alors que je commençais ma thèse cahin-caha en saisissant le fil ténu de la mutabilité de la figure imaginaire du diable, patron des imaginations s'émancipant du dogmatisme, comme Kant s'éleva contre le dogmatisme. Le peu que j'aie déjà pu en lire — je commence, après l'introduction et la contribution de l'éditrice, par celle du prof. Alexander Schnell qui est absolument passionnante — est très inspirant. Schnell est plus dense que ce à quoi j'étais habitué de sa part, l'article est moins cursif et plus expérimental mais n'en est que plus riche et plus porteur. C'est amusant comme je me donne à moi-même la fausse impression d'être un grand lecteur de Schnell, a fortiori depuis qu'il m'a plié en deux, en 2023, lors du colloque sur l'image à Marseille — où le prof. Fausto Fraisopi m'avait invité sur ce que je persiste à penser comme ayant été un malentendu, malgré sa très gentille dénégation lorsque nous en avons discuté, au détour d'une autre conversation numérique au printemps dernier. Le prof. Fraisopi est quelqu'un que j'apprécie, estime et aime beaucoup, humainement et intellectuellement, et la contribution qu'il a livrée pour le collectif que le prof. Hamidović et moi éditons chez Brill sur l'imaginaire (qui paraîtra peut-être un jour, après trois ans d'aventures rocambolesques...) est vraiment formidable. Je ne sais pas si ce type d'ouvrages rencontre en général un lectorat important mais sa pensée mériterait vraiment d'être plus visible qu'elle ne l'est pour le moment. Et donc je trouve que cette contribution du prof. Schnell est rigoureusement dense et très « auto-superposante » ; comme s'il avait préféré, à la linéarité ordinaire, toute horizontale dans sa traversée vers, un vertige vertical pour sa démontration, en forçant le lectorat, à coups de parenthèses notamment, d'idées emboîtées les unes dans les autres, à considérer simultanément toute la totalité du feuilletage de la tradition phénoménologique spécifique qu'il examine — la question du statut de la la temporalité entre l'imaginaire issu de l'imagination produite depuis la perception et l'imaginaire issu de la phantasia — c'est-à-dire les phantasmata, les produits d'un imaginaire sans relation à des vécus directs. À l'instar de Blumenberg (et de Wittgenstein si l'on suit la prof. Marrou), il déploie sa démonstration dans le fond et la forme rhétorique de sa démonstration. Il s'agit, en somme, de la différence fort connue, chez Sartre parlant de Husserl, entre la faculté de se figurer mon ami Pierre (présentifier ce qui est dans la perception) et celle de se figurer un centaure jouant de la flûte (pure assemblage fantasmatique) ; exemples qu'il déplie dans son fameux livre sur l'imagination de 1936, et surtout dans celui sur l'imaginaire de 1940. On peut tout reprocher à Sartre mais il excelle à mon sens en deux capacités : sa littérature (son théâtre surtout) et l'excellence de sa vulgarisation de la philosophie — en particulier Heidegger. Cette lecture (la contribution du prof. Schnell) est formidablement nourricière et aide à détourner le regard du mur qui s'avance — ou plutôt : à détourner le regard du mur vers lequel on ne peut faire autrement que de se précipiter, aveugles et sourds à toute mise en garde interne parce que le temps avance, que l'on choisisse de se figer ou non. « Le vent se lèvre, mais il faut tenter de vivre »; et c'est cela que l'existence, se confronter à sa finitude pour la traverser et lui survivre dans nos liaisons inter-subjectives comme ayant mis en acte un étant-là (Dasein) courageux.
En outre je dois écrire trois articles dont j'ai préparé les résumés, esquissé les plans, durant cet été cataclysmique, et cela m'aidera également à traverser l'inconnu de l'abîme dont j'avais conscience, jusqu'alors, sans qu'aucune nécessité de nous impose de le traverser. Je pense, pour Camille notamment, qu'il est bon que nous finissions par le traverser, mais c'est toujours la même rengaine : nous nous disons, idiotement, qu'il vaut mieux plus tard que plus tôt, puisque traverser il le faut. C'est, en somme, une autre variation de la métaphorique du mur aveugle qui s'avance implacablement au-devant de notre internalité propre — ou de la métaphorique de la singularité cosmique qui engloutit toute possibilité d'horizon en l'univers interne. Ces trois articles, tous trois pour des revues qui correspondent à ce qui me forcera ensuite à chercher un poste s'ils sont pris par elles, devront être terminés pour début octobre et seront suivis de deux autres articles pour début décembre. À côté de cela, le statut de Résident Permanent me permettra d'enfin trouver un emploi dans le secondaire, soit dans le monde québécois soit dans l'internationalité des écoles privées françaises à Montréal — restent aussi les CÉGEP, même s'il est de notoriété publique qu'il faut être natif ou avoir supplié cinq ans durant, de la bonne façon et en sacrifiant en de grandes libations, avant d'espérer que les cours du soir, de 19 à 22h, nous soient confié·e·s et, si on est sages, ils seront peut-être rémunérés. Mais cette question — la confrontation temporellement distinctive entre l'image présentifiée par l'imagination et l'image purement phantasmatique, le titre de la contribution étant « Le statut de l'image et de l'imagination dans la phénoménologie générative », de sorte que le titre me mène à penser que je n'ai rien compris à ce que je lis (bon, je n'ai pas terminé le texte, j'assimile lentement tant c'est dense) — m'intéresse beaucoup. Je n'ai pas le tiers des références mentionnées, mais enfin, c'est très excitant. Je me suis également procuré dans ce but, et du même auteur, Husserl et les fondements de la phénoménologie constructive, chez Millon en 2007, puisqu'il commence (l'article génératif) en écartant un pan de la réflexion potentielle, affirmant qu'il en a déjà traité dans son chapitre III.
De retour à Montréal — nous sommes l'avant-veille de mon trente-septième anniversaire et nous continuons de transpercer la monstruosité des murs qui menacent toute vie interne.
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