Le problème de l'hologramme des murs du monde.
Parce qu'à Paris, cela coûte paradoxalement moins cher qu'à Montréal en valeur absolue, nous avons acheté deux Husserl (Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, chez Épiméthée & De la synthèse active, chez Millon). Cette remarque, simplement énonciative, laisse déjà pensif dans la mesure où cela nous évoquerait l'idée d'une absoluité de la valeur financière. Il y aurait, ainsi, une forme nouménale du pouvoir d'achat qui se matérialiserait malgré toute temporalité spatiale de la singularité du phénomène pour la perception de l'usager qui s'en saisit. Un Husserl à 23€ est factuellement moins cher que le même Husserl de l'autre côté de l'océan, à 60$ canadiens, si le taux de change est inférieur à 1 pour 2. Il y aurait alors, laissons-nous croire, une vérité de la valeur marchande d'un livre qui, auprès de la source de l'émission des livres (les presses qui se trouvent sur le continent européen, et a fortiori, celles qui sont en France), est inférieure à celle que l'on peut trouver sur le continent américain. Les frais de fret et l'accroissement de la rareté du livre sont les critères qui justifient que lorsque le taux de change est inférieur à 1 pour 2, l'écart entre les deux coûts d'un même livre soit supérieur, pour sa part, à 1 pour 2. Et l'on pourrait prétendre viser une réalité de la valeur substantielle d'un ouvrage en modulant depuis le flux du trafic des échanges d'occasion, à état équivalent. Mais enfin, nous nous enfoncerions dans une spéculation méta-physique dont il a été vérifié dans l'histoire de la philosophie qu'elle ne mène nulle-part — comme ne mènent nulle-part la plupart des chemins philosophiques.
Je suis très heureux de pouvoir nourrir mon esprit de pensées profondes et rigoureuses — j'aurais voulu me procurer deux autres Husserl : le premier volume des Recherches logiques, chez Épiméthée, toujours, et La philosophie comme science rigoureuse (idem) mais ils ne se trouvaient pas dans le Gibert Jeune où nous sommes passés, juste en-dessous du jardin du Luxembourg. Mais, déjà, les quelques réflexions lues, qui repartent de Brentano, et que je connaissais déjà dans leur contenu, sur la question de la réflexion du temps à partir de la décomposition d'une mélodie en adjonctions de notes dont l'esprit fait la synthèse en recomposant à partir l'expérience de la mémoire (le §3, je crois), me ravissent l'esprit. Tant il est vrai que cela tombe sous le sens : notre première expérience (intuitive, c'est-à-dire propre selon le lexique brentanien) de notre synthèse de la temporalité se fait comme nous écoutons une musique : nous ne distinguons pas l'hyper-immédiateté du moment qui le précède exactement, ni du moment dont on sait qu'il va lui succéder exactement. Nous fondons le tout en une synthèse à laquelle se mêle ce qu'Henri Dussort appelle, depuis sa propre expertise phénoménologico-néokantienne (ainsi, cela paraît bien nécessaire à d'autres que nous), l'unité qui se produit dans l'expérience. Ce n'est pas la première fois que Husserl s'appuie sur la notion phonique pour étayer ses recherches phénoménologiques. Cela m'interpelle — il s'agit du lit fertile de toute exemplification. Et cela m'évoque les profondes réflexions de Thomas Mann sur la nature de l'être au travers de la musique atonique, c'est-à-dire, si je ne m'abuse, mais il est probable que je sois imprécis dans l'évocation (sur le terme « atonique », s'entend), la synthèse qu'il cherche à faire de la Philosophie de la nouvelle musique d'Adorno. Ce n'est donc pas quelque chose de nouveau, ni même de farfelu, indépendamment de toute nouveauté.
Je parlais ici, bien entendu, du Dokteur Faustus de Thomas Mann. Mais pour revenir à Husserl et à la magistrale introduction qu'avait rédigée Henri Dussort pour cette édition, la relation aux modélisateurs de l'expérience dans la mise à distance de l'événement dépend d'une distance qui est d'abord temporelle, puisque, de facto, le flux de la conscience ne se déplace que dans une seule direction, depuis ce fantasme nouménal que nous appelons origine, vers cet autre fantasme nouménal que nous traitons sous le régime de la fin, c'est-à-dire de cette idée trouble en laquelle se mêlent les possibilités du simple achèvement et de la justification, ce que nous appelons la finalité, et, ainsi nous jouirions d'une complétude potentielle, ce qu'Aristote a déjà ébauché (sans véritablement aller au bout des choses) sous le régime inachevé de l'entéléchie. Puis cette même distance est ontologique, bien entendu, et de cela je parle abondement ailleurs. Il y a quelque chose d'ironique en ce constat ; ou bien est-ce au contraire le contenu propre à la nature intrinsèque de la possibilité même de ce type de vécu : on est en capacité d'imaginer qu'il y aurait ce terminus a quem, quelque part, mais il ne s'agirait jamais que de la nécessité que nous avons de supposer cette borne nouménale aux conditions de notre conscience. Lorsqu'Aristote pressent, en une sorte de proto-phénoménologie directe et presque ouverte, du moins peut-on l'envisager a posteriori (et même en se contentant de Descartes, c'est-à-dire avant Husserl et avant même Brentano) ce que recouvre potentiellement l'idée de l'entéléchie (mais ne doit-on pas penser que Leibniz a sauvé de l'oubli ce concept du Stagirite ?), il me paraît qu'il initie une tradition phénoménologique bien mieux qu'elle n'est métaphysique. Or pourtant l'on sait bien quelle méfiance Husserl nourrissait à l'égard de toute métaphysique, jusqu'à l'acmé dans son désaveu de Sein und Zeit lorsqu'il y découvre un océan profondément métaphysique. Husserl, en ce sens, pourrait bien avoir été pris à ce piège d'un malentendu dans les traditions philosophiques : il n'aurait pas inventé la phénoménologie, mais simplement exhumé ce qui se trouvait chez Descartes et, avant lui, Aristote. Il faudrait, je crois, y adjoindre, a minima, les Confessions de Saint-Augustin et, par exemple, ses réflexions sur le temps, mais aussi celles sur le libidinal qui établissent le socle de la mise en acte de toute en-puissance.
Le problème que pourrait rencontrer ma réflexion sur la conscience intime du temps à partir des différentes étapes du cours donné par Husserl (entre 1921 et 1926, si j'ai bien suivi) serait, ironiquement, de tenter de restituer une fonction originaire à la phénoménologie et ma subjectivité se mêlerait de la partie en biaisant la netteté (l'hygiène) de ma recherche. Car, si mes propres obsessions (l'existential augustinien, pascalien et kierkegaardien, pour ne nommer que cela, qui m'anime depuis mes toutes premières intuitions pensées même depuis mon parcours de lettres, il y a quinze ans) s'en mêlent trop, je veux écrire : si je les laisse trop s'en mêler, je vais me retrouver à poser des analogies qui ne dépendent que de ma condition de sujet, et qui ne sont pas nécessairement très justes. Cela n'en ferait pas non plus des erreurs, mais je pourrais aller dans des directions qui se révéleraient somme toute assez limitées dans leurs applications. Il me paraît toutefois valable de considérer qu'Aristote, plutôt que de la métaphysique, posait les conditions d'une proto-phénoménologie en réfléchissant aux bornes ontiques depuis la distinction entre puissance et acte, déterminant par là-même l'identité du temps d'un point de vue de conscience. Là où Aristote ne fait pas vraiment de la phénoménologie, c'est dans le pas que franchit Brentano : la mise à distance du fait psychologique. La psychologie n'est jamais que le mode de liaison, la chambre intermédiaire dans laquelle se jouent les interactions sujet-monde, et cette chambre aveugle la théorie sur ce qui se trouve derrière — ainsi que sur les murs de la caverne platonicienne, la psychologie est l'écran qui nous dissimule l'absence de mur dans la caverne. Comment pourrait-il ne rien y avoir qui nous enferme, puisque nous voyons les formes se mouvoir devant vous, formes projetées sur un support qu'elles convoquent par la possibilité même de leurs mouvements ? Ce que nous appelons aujourd'hui un hologramme, et qui était parfaitement impensable, en termes représentationnels, par nos ancêtres.
La liaison sujet-monde, objet du travail forcené de la phénoménologie (avec Husserl, déjà, mais mieux encore avec Heidegger puis, mieux encore que mieux encore, avec Blumenberg, par exemple), permet de suspendre cette croyance en l'illusion d'un monde d'absolus (les noumènes) et la focalisation sur les conditions de réception, de traitement, d'organisation, de catégorisation et de répartition du phénoménal dans ce que nous appelons, quotidiennement et de façon fort impropre, la réalité. Car, précisément, si l'on adhère à la phénoménologie, la réalité est une fiction que l'on soutient par la répétition de nos croyances, un imaginaire qui s'ancre par la possibilité de sa récurence dans les énoncés partagés — le royaume du subjectif-relatif, le monde de l'esprit de Cassirer, le calice de Schiller. Les actes que nous posons ne sont jamais différents des en-puissances que nous contenons et, dès lors, la hiérarchie entre l'intimité de notre être et la détermination du monde s'inverse. La psychologie, chambre clair (ou support de projection) de la chambre noire de notre expérience du monde (le projecteur en nous), est ainsi faite qu'elle nous permet de questionner le statut de notre perception et, cependant, elle ne franchit pas le geste insensé, fou, prodigieux, consistant à nous lever pour chercher, envers et contre tout, à traverser le mur qui nous paraît borner notre réalité en l'établissant comme inaltérable. Si nous avions le courage de franchir le mur (qui n'existe que pour notre psychologie), nous verrions ainsi que tout n'était que contingences et qu'il nous appartient de poser des choix, et que les actes ne sont jamais que leurs conséquences dont, en définitive, nous n'échappons jamais. Il y a ainsi une inversion totale du principe d'entéléchie. Nous ne sommes pas destiné (comme l'exigerait ce double rapport nouménal entre origine et fin) à accomplir notre en-puissance mais, par nos choix nous réalisons toute la mesure de notre en-puissance qui, plutôt que d'avoir existé quelque part dans le ciel des idées, se révèle dans la férocité de nos obsessions et dans notre volonté d'affirmer ce que nous choisissons d'être.
C'est ainsi, vraiment, comme l'écrit Sartre en vulgarisant Heidegger, que l'existence précède l'essence, laquelle n'est jamais que la circonstance accidentelle depuis laquelle nous sommes établis, a posteriori, par celleux qui viennent après nous.
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