Toute crinière autour de la cime du devenir.
« Mais qu'on soit immobile ou en mouvement
Une chose est sûre rien n'arrête le temps »
Une chose est sûre rien n'arrête le temps »
L'Horloge,
Les Cow-boys Fringants
J'aurais très bien pu choisir de mettre cet article de blog sous la tutelle d'une autre citation, qui aurait été tirée d'un autre ouvrage d'Alexander Schnell, ouvrage qu'il a d'ailleurs dédié à ses parents, comme cet article de blog l'est thématiquement, pour les miens. Cet ouvrage s'intitule Temps et phénomène, La phénoménologie husserlienne du temps (1893-1918), paru il y a maintenant plus de vingt ans auprès d'une édition très académique. Si je ne l'ai pas fait, c'est parce que je choisis de passer ce geste sous l'ordinarité (j'y reviens en fin de cette méditation peu sérieuse) d'une réflexion toute quotidienne et sans profondeur. Je vais donc faire un rapide tour d'horizon de ce qui se trouve autour de moi, comme je pouvais, ou comme j'aurais pu, le faire depuis l'une des tours de la cité de Carcassonne lorsque j'étais enfant, puis jeune homme. Je décrirai alors les collines audoises sur le fond bleuté de la Montagne Noire, en vis-à-vis du front, jadis blanchissant, des Pyrénées. Et tout cela ne sera jamais qu'un paysage intérieur qui n'est visible que depuis un certain point de vue, globalement devenu inaccessible pour cause d'excès de spécialisation — mon existentialité.
Dans la chronologie de mon père, j'ai trois ans, au même âge (en fait : deux ans et demi, mais arrondissons aux numérales civiles). C'est-à-dire que ma trajectoire était déjà initiée alors qu'il célébrait, un vingt-deux mai 1991, son trente-septième anniversaire. Nous vivions alors quelque part en Seine-et-Marne, peut-être entre Valence-en-Brie et le Châtelet-en-Brie (je suis né à Montereau-Fault-Yonne, comme l'est Pauline et, peut-être plus loin de moi, Julien-Mathieu). Mon père eut trente-sept avant que mes parents ne prennent vraiment la mesure de leur en-puissance telle que j'en ai, aujourd'hui, l'intelligibilité, à la fois dans la dimension ontogénétique de leur devenir, et sur le plan de ce qui adviendra pendant quelques années sous le régime de leurs réussites professionnelles respectives. Encore une fois, nous vivons nos existences en ignorant ce qu'elles nous réservent, tandis qu'elles paraissent aux yeux des autres, et a posteriori, comme les flux faits d'une continuité parfaitement homogène et se justifiant elle-même dans les conditions de possibilité de sa réalisation. Kierkegaard écrivait à ce propos que « la vie ne peut être comprise qu'en arrière, mais doit être vécue en avant ». Or il se trouva que leurs deux trajectoires, comme les rubans que l'on croise à l'intérieur d'une tresse, s'intensifia dans la coïncidence d'un exode vers le Sud — dans le cas de notre famille, cela se matérialisa dans l'Aude, tout à côté de Carcassonne. Mais il n'en était rien encore lorsqu'il avait trente-sept ans, quoique j'imagine bien comme cette visée pouvait déjà être envisageable, si ce n'est même en préparation, à l'état de la confusion initiale de premiers plans que l'on ébauche dans l'espérance d'une réalisation — ou peut-être, au contraire, était-ce un projet rigoureusement monté de toute pièce avec une minutie féroce et déterminée. C'était peut-être une idée folle, ou bien une idée qui n'existait pas du tout. Je ne sais pas.
Il faudrait que je demande à ma mère, ce qui est désormais possible depuis que nous avons renoué la discussion, cet été. Mais est-ce pertinent ? Suis-je l'automate qui marche dans les pas de son père, trente-quatre ans plus tard ? Est-ce que la dynamique de ma zébrure énergétique dans le ciel mondain est une répétition de l'éclat tracé par mon père dans la conflagration d'argents et de bleus d'un orage quelconque ? Pourquoi est-ce que je m'identifierais plus à mon père que je ne m'identifierais à ma mère ? Bien entendu, la réponse est dans la question et je pense que la « disparition » de mon père met l'emphase sur tout processus d'identification, en tant que l'être absent interroge nécessairement la présence de mon être un jour absent — ou bien sur le mode de la compensation, ou bien sous celui de la continuité qui triomphe de toute menace de fragmentation. Dès lors le réflexe de l'identification est-il une sorte de réaction ontologique face au manque de support ordinaire de la projection directe d'un sujet à la matrice génétique en laquelle il peut s'assimiler lui-même. Nous avons besoin de modèles (les anglophones appellent cela un role modele) auxquels nous identifier, comme sous l'effet d'une hyper-structure symbolique de disponibilité à la mise en acte (ce que j'appelle parfois une actuation, dans un barbarisme que mes relecteurices ne manquent jamais d'interroger) de toute la plurivalence qui est passée juste avant nous. Ici, le « juste avant » suppose tout de même une série vigoureuse de trente-quatre années. Ce n'est pas rien : j'avais trois ans, il y a trente-quatre années.
Il faudrait que je me tourne vers les ouvrages de mon père : ma fratrie recomposée à laquelle il tenait beaucoup et dont je fus exclu lors de la cérémonie de dispersion de ses cendres, puisque j'étais doublement coupable : d'être parti vivre si loin, et de n'avoir pas l'argent nécessaire à me payer le billet d'avion depuis Montréal jusqu'à Saint-Malo. Et puis j'y ai mis de la mauvaise volonté : ma tante m'assurait que ma fratrie accepterait sans doute de me faire un prêt. Quelle vaste pantalonnade — et d'aucuns s'étonnent que je sois peu tolérant avec les fantaisies de ma fratrie. L'idée de cela étant donc que : je suis une trajectoire tout à fait émancipée des pré-requis pré-déterminatifs qui seraient liés à un attendu matériel, eu égard au rejet de ce que je suis, ou des choix par lesquels j'ai pu manifester ce que je souhaitais être ou devenir. N'est-ce pas là l'une des caractéristiques de la trajectoire de mon père que d'avoir filé hors des systèmes orbitaux, pour n'aller qu'exactement en ces lieux qu'il pré-voyait, avant que quiconque n'ait pu les voir ? Alors, à la fin, il s'est pulvérisé sur une planète si massive qu'elle compte parmi les soleils échoués, sa trajectoire se dissolvant juste avant qu'il ne parvienne enfin à quitter le système solaire. Ce qui dota certains des membres de sa famille du droit de dire des horreurs mesquines et puériles sur son existence — je pense notamment à l'un de ses frères qui n'a ni élégance ni imagination. Mais cela me peine de l'écrire car mon grand-père — leur père commun — serait attristé, ou désinvoltement agacé, de lire cela. Or toutes celles et ceux qui sont dépositaires de l'héritage moral de mon grand-père paternel trouveraient triste que je puisse écrire et penser cela. Mais enfin, il fallait ne connaître de mon père que son adolescence ingrate pour être capable de tenir de tels propos lamentables en guise de célébration de son existentialité achevée. Mes parents — car cette trajectoire hors du système solaire ne pouvait puiser que dans l'énergie prodigieuse d'un amour à deux — ont failli parvenir à s'émanciper de tout, à vivre dans l'immense inconnu d'un cosmos jadis pré-vu (vu avant que l'horizon ne se rende visible pour qui ne pressent pas sa possibilité, par manque d'imagination — et par manque d'amour), lorsqu'ils avaient toute l'ambition du monde pour elleux.
Car si j'avais trois ans dans la biographie de mon père à l'âge que j'ai aujourd'hui, l'âge que j'obtiens aujourd'hui envers et contre toutes mes tentatives de suicide, latentes ou patentes, j'en avais neuf quand ma mère avait mon âge. Elle allait d'ailleurs tout prochainement accoucher de ma plus jeune sœur, Bérénice, née à Carcassonne. L'histoire de mes parents est belle de bout en bout, déchirures et naufrages compris·e·s, et c'est d'ailleurs une histoire d'amour, dans toute la complexité d'une densité véritablement humaine mais qui n'a rien de bien balzacienne — c'est une histoire qui puise l'essentiel de son charme dans la banalité des actes formidables qui la traversent. L'héroïsme ordinaire de ses protagonistes la rend probablement indigne de récit et c'est un trésor que nous avons toustes en nous, qui s'embrase lorsque nous parvenons encore à venir au contact les un·e·s des autres. Comme ce fut par exemple le cas cet été, alors que je voyais mes deux petites sœurs chez ma mère. Nous avons passé une nuit (ou pratiquement : jusqu'à quatre heures du matin) à jouer au tarot. Nous étions symbiotiquement toustes les produits de l'amour de nos deux parents, et ma mère en témoignait d'ailleurs en remportant régulièrement les parties pour bien nous rappeler que les pommes ne tombent jamais loin du pommier mais que, bon, il ne faut pas oublier que le pommier surplombe les pommes, certes toutes jolies mais tout de même plus basses. C'était à la fois vivifiant, drôle et puissant. Il n'y avait plus là d'histoire dramatique, de conflits d'ego ou de rancœur, il n'y avait plus rien de la médiocrité ordinaire de ce que vivent les gens, et ne subsistait que l'arc génétique de nos existences liées. Il n'y avait plus que le plaisir de partager les victoires et les défaites, les tentatives, audacieuses ou courageuses, et les rires dans les discussions qui entouraient le jeu, comme toute crinière autour de la cime d'un devenir. Nous tissions ensemble la trame de ce qui allait finir par nous constituer dans l'espérance de nos vécus disponibles — et un seul vécu, de vingt-deux heures jusqu'à quatre heures du matin, nous rassembla et continue de nous rassembler si l'on se projette en arrière, dans la remémoration de cet épisode du milieu de l'été. L'histoire de ma mère n'est pas moins prestigieuse que celle de mon père et n'a pas eu moins d'influence sur ce que je suis : elle s'est réalisée dans une fonction qui m'a forgé : l'enseignement. C'est d'ailleurs elle qui m'a appris à lire — ce que j'ai reproduit sur mon fils aîné, et je ne doute pas de m'y atteler bientôt avec le second. L'ironie veut d'ailleurs que j'aie su lire en même temps que l'internet domestique apparut dans les foyers — il faudra toutefois attendre quelques années avant que nous ne l'ayons nous-même à la maison. Je pense que je sais lire depuis 1993 ou 1994, quelque chose comme ça. Je sais donc lire depuis plus de trente ans. Et je dévore.
Les projets qui étaient ceux de mes parents lorsqu'ils avaient mon âge, projets différents parce qu'ils n'ont pas eu le même âge en même temps, sont probablement à des niveaux de réalisation semblables à ceux des miens aujourd'hui. Je ne suis pas encore enseignant à l'Université, mais je progresse sur ce chemin et dans — disons — cinq articles publiés, je vais pouvoir entamer sérieusement les dépôts de candidatures dans toutes les Universités d'Europe et du continent nord-américain. Il faudrait alors inclure quelques articles en langue anglaise mais je ne suis pas à l'aise avec l'idée d'écrire dans une langue en laquelle j'ai des difficultés à penser. L'anglais est à la fois une langue bien plus facile en philosophie, et bien plus étrangère qu'elle ne l'est dans le langage courant et c'est là que je sens bien la prévalence de l'anglais sur la philosophie analytique — qui ne m'intéresse que fort peu. Je la trouve pertinente pour certains points très techniques et ciblés, mais j'estime qu'elle manque d'envergure et de sens du contexte pour toute résolution vraiment de fond d'un problème philosophique. Enfin : je digresse et je dois arrêter cela.
Qu'est-ce qui a du sens dans mon existence alors que je porte une trente-septième étoile rougeoyante dans la crinière de mon existence ? Mon front s'incline-t-il ? Pas que je sache. Nous vivons dans une ville que nous aimons — et nous vivons nos projets à deux, où Camille et moi n'envisageons pas encore de constituer nos perspectives différemment l'une de l'autre. Nous vivons auprès de nos enfants, que nous aimons d'un amour infini, et pour lesquels nous sommes et serons toujours prêt·e·s à tout, y compris et surtout à soigner nos traumatismes afin que nos histoires respectives ne viennent pas déformer leurs histoires potentielles. Nous nous envisageons dans un métier que nous révérons — l'enseignement, en secondaire ou en universitaire, à côté de la recherche. Nous avons une discothèque (de films) très conséquente et minutieusement déterminée ; nous nous lançons d'ailleurs dans l'acquisition du plus grand nombre de disque édités par The Criterion collection, et c'est formidable. Mon anniversaire se matérialise par l'un de ces films, et nous célébrerons notre onzième anniversaire de mariage, dans un peu moins de dix jours, par un autre de ces films. C'est, avec la littérature et la philosophie, ce dont notre appartement est l'écrin. La disponibilité de la culture est sans doute notre accomplissement dans notre existence, et nos enfants en seront les gardiens, les témoins et, nous l'espérons, les bénéficiaires dans la réalisation de leurs propres en-puissances.
Alors, en un sens, voici ce qui me fascinait lorsque j'avais vingt-cinq ou vingt-six ans, lorsque j'avais un directeur de recherche prestigieux (mais humainement très médiocre) et que je me demandais silencieusement ce que ça devait faire d'avoir pour père quelqu'un d'aussi remarquable dans le monde universitaire. Je me disais qu'il devait plier son linge, faire le ménage, comme tout être humain (probablement pas, mais voilà une autre question), et surtout comme moi, et je me disais que, peut-être un jour, mes propres enfants ne réaliseraient pas ce que cela signifie pour d'autres étudiants que d'imaginer avoir cet enseignant-chercheur là comme père. Je trouvais prodigieusement trivial et magique d'imaginer l'existence ordinaire, quotidienne, dirait Husserl par exemple, d'un penseur tel que lui. Quel âge avait-il ? Trente-sept ans ? Certainement pas. Il suffit de demander à Google pour sa date de naissance : il est né la même année que ma mère et il avait déjà quatre enfants. Il avait donc cinquante-trois ou cinquante-quatre ans. Il est parfaitement envisageable qu'à cet âge-là je puisse avoir un parcours intellectuel à peu près aussi admirable — je n'aurai en revanche pas un enfant de plus.
Le trente-septième anniversaire est une étape sans doute importante — mais pas moins que ne le sont toutes les autres, et je souhaite vivement, dans l'avenir, garder cette tranquillité qui est la mienne face à la finitude de mon existence, en ce sens que tout âge est toujours la continuité de ce que je me prépare à être depuis toujours. Il ne sera pas un âge — pas même soixante-quatorze, si je l'atteins, c'est-à-dire le double d'aujourd'hui — en lequel mon existence sera derrière moi et j'embrasserai l'âge religieux tel que Kierkegaard le décrit, si j'ai la chance de « vaincre ce temps qui nous escorte » jusqu'à cet âge. Si j'ai un certain doute, c'est probablement parce que mon père est décédé assiégé par la maladie d'Alzheimer et que sa mère a soutenu le même siège bien plus longuement. Si ma grand-mère capitulait à près de quatre-vingt dix ans, mon père, en revanche, laissait sa place à plus de vingt ans de moins. À deux générations successives, il est autorisé de commencer à craindre que ce ne soit héréditaire et, donc, que j'en sois le porteur à mon tour — de sorte que je sois fort craintif pour le sort des vieux jours de mes enfants. Je ne me formalise pas mais je l'envisage sérieusement et, donc, j'ignore si je disposerai encore de toute ma tête au double de mon âge actuel — la probabilité m'inclinant à penser que j'aie donc passé aujourd'hui plus de la moitié de ma vie consciente en terme de durée biologique pure. Je peux espérer qu'il me reste entre vingt-cinq et quarante ans à vivre sans menace, avant que ma mémoire et mon émotivité ne se muent en corps fuyants et trahissants ; mais enfin, d'autres vivent frappé·e·s de malédictions semblables sans pouvoir s'abriter dessous le verdict d'une maladie dégénérative. Je ne sais pas si c'est plus heureux de souffrir simplement de la vieillesse lorsqu'elle devient une putréfaction vivante qui nous dévore sur pieds.
Pour autant, je ne vais pas contre mon optimisme : la finitude est une bénédiction qui nous permet d'avoir le sensation d'accomplir l'infinitude de nos potentialités internes. Je ne me contredis pas et ce que je viens d'affirmer défend comme mon existence, aussi longtemps qu'elle sera possible sans blesser celleux qui m'entourent, est toute entière devant moi et le restera jusqu'à ce que je décède. Trente-sept, trente-huit, trente-neuf, quarante, quarante-et-un ans — peu importe. J'aimerais simplement savoir assez vite si je suis légitime à enseigner dans des universités d'ici deux ou trois ans. Les modèles devant moi m'excitent et m'effraient — Blumenberg, Heidegger, même David ou le prof. Dumont, ce sont des role modeles dont j'aimerais pouvoir dire que je m'en inspire avec sérénité. Chacun de ces professeurs a commencé à enseigner très jeune... Bien avant l'âge que j'ai aujourd'hui.
Bon anniversaire, mon cher moi, ce cher soi-même avec qui j'ai mis si longtemps à me réconcilier. Continuons de regarder ensemble vers l'avenir, nos yeux emplis de la lumière de nos espérances, et encore couronné de tout ce que nous aimons, ensemble. Célébrons le fait d'être ensemble, vingt ans après ma première tentative de suicide.
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