Addendum à mes pensées du 25 septembre.

J'écrivais hier à propos de la nécessité d'une mise en avant de la libido dominandi pour la conscience de soi dans l'exercice de sa discipline intérieure. J'évoquais qu'il s'agit là d'une nouvelle ouverture dans les papiers de mon pupitre. Pupitre sur lequel je laisse toujours ouverts les dossiers des textes de Blumenberg que je traduis fort laborieusement depuis l'allemand, car j'aime garder les traces des passages que j'ai traversés dans la langue originale. J'estimai donc, hier soir, que je laissais ouvert un nouvel horizon sur lequel je n'étais jamais venu, et je quittais mon bureau pour aller regarder un film dont je parle hâtivement après — puisque tout ce que je fais, dans les périodes d'inspiration de mon esprit, se lie en une seule activité monstrueuse. Je réalisai ce matin, à la relecture, que je n'avais pas du tout touché les berges de l'idée vers laquelle je me dirigeais. J'ai lentement dérivé, un peu comme dans le rivage des Syrtes, au sein de quelque insaisissable mer intérieure dont les abords emplis de roseaux laissent les voyageurs pensifs, et j'ai ébauché, le laissant à l'état d'évocation, le rapport à la libido dominandi, c'est-à-dire la soif de domination. Au terme de mon élan d'hier, je ne savais plus d'où je partais, et je n'avais plus conscience que de vouloir glisser entre les rivages à venir — où les lacs et les mers se confondent en un flot inerte et placide, sans tempête, sans tréfonds, et d'où rien ne sortirait qui ne puisse être inattendu. L'idée qu'il ne pouvait y avoir de tempête dans si peu d'eau est importante.

 

Je réalisais donc que je m'étais laissé saisir par le ronronnement doucereux de mon idée (le funambulisme entre le doute et la visée), mais que je n'avais pas du tout rendu hommage au Maître des trois libidos dans la modernité : le post-kantien Søren Kierkegaard dont qui me lit connaît les œuvres pour avoir lu leurs évocations jusqu'à la lie. Qu'il s'agisse de Etten... Ellen... qui me suit depuis une vingtaine d'années (ou bien que je suis, je ne saurais le dire), des Miettes ou des travaux sur le Désespoir, Kierkegaard est vraiment à mon esprit pensif ce que fut Baudelaire à mon esprit esthétique ou Laclos à ma sexualité toute structurée de fétichismes interminables. Il est périlleux d'apprendre à se réconcilier au monde dans l'absorption de formes symboliques déjà elles-mêmes conçues par des êtres qui ne brûlaient pas sur le terre-plein du monde — un très grand nombre de gens, jeunes ou vieux, revendiquent sans sourciller leur loyauté à Baudelaire. Je ne montre pas la moindre originalité là-dedans — il en va en fait identiquement de Kierkegaard, à commencer par Heidegger dont la présence kierkegaardienne dans ses œuvres m'a, paradoxalement, aidé à le comprendre par le cœur, tandis que je le lisais depuis l'esprit pour mieux saisir ce que Blumenberg lui devait et lui refusait. Je digresse, une fois de plus, mais certaines fois on me dit que je n'ai d'utilité que pour ma faculté à me faire le contenant d'une inépuisable érudition — je performe donc dans ces digressions érudites alors même qu'elles n'intéressent qu'au titre du documentaire, prenant le risque de diluer tout à fait la performance énergétique (libidinale) de la flèche que je tâchais de tirer. Mais au moins, je suis utile de la sorte à ces gens qui voient en moi une encyclopédie et je ne dilue pas leur intérêt.

 

Kierkegaard, depuis Pascal lisant Saint Augustin (cela aussi, qui me lit régulièrement en soupe à tous les assaisonnements, comme d'un fétichisme en somme), a proposé une association de ce que Blumenberg appellerait plus tard une métaphorologique : une incarnation des dynamiques mobiles de grands mythèmes existentiaux dans trois archétypes, afin de promouvoir le sens et la fonction de la concupiscence de Saint Augustin. L'intérêt étant, là-dedans, qu'il serait bien difficile de dire ce qui est antérieur à ce qui succède. Les trois figures sont donc Don Juan, pour la libido sentiendi, qui correspond chez Kierkegaard à l'épanchement de l'âge esthétique ; Faust, pour la libido sciendi, qui correspond chez Kierkegaard à la polarisation dans l'âge éthique (mais déjà, cela se discute pour une permutation potentielle avec le troisième incarnat) ; Ahasvérus (ou le Juif Errant), pour la libido dominandi avec l'âge religieux, qui est, pour Kierkegaard, le troisième sur le plan chronologique. 

 

Il faut faire coïncider cela avec une espèce de dynamique existentiale où le sujet — tout sujet, mâle ou femelle — s'éprend d'abord du plaisir de ses sensations, bonnes ou mauvaises, et conquière l'étendue de son étantité dans la répétition de sa propre confrontation auxdites sensations, dans l'âge dit esthétique, donc, où le bon et le mauvais doivent advenir pour que l'esprit se forge comme une lame entre l'enclume et le marteau. Et puis ce sujet, un jour ironique et décalé par rapport au sens de la répétition de son épreuve de la forge titanesque qui gronde au cœur d'un volcan (encore le volcan nietzschéen sur le bord duquel, je rappelle, il faut construire sa maison), en vient à se demander dans quel but, pour quelle visée, se pourrait-il convertir la somme de son capital esthétique, le réservoir de ses émotions vécues, de la trajectoire, en somme, de ces couches de vécus qui constituent son existence, de l'extérieure perçue comme une linéarité mais, de l'intérieur, vécue comme une simultanéité continue de toutes les étapes de l'être. Hier devant Once Upon a Time in America, j'avais vraiment le sentiment que Sergio Leone (qui, j'ignore pourquoi, me fait toujours penser à Umberto Ecco dans la façon de traiter la narration au travers d'une visée qui se désintéresse totalement du fait narratif) nous retranscrit ce que cela signifie que d'exister : une espèce de continuum anarchique et, de l'extérieur, anachronique, qui passe et repasse, comme un fil se mue en pelote par la patiente obstination de ses retours sur lui-même. Et je me disais, justement, que j'avais manqué cela dans mon article de la soirée : je n'ai pas montré que le fil des couches de vécu (je prends l'expression pratiquement verbatim chez Husserl) s'organise a posteriori du vécu en une visée déterminée par ses choix éthiques. Nous vivons, certes, mais ce la signifie plus qu'exister car nous vivons dans une visée éthique, et c'est le sens moral de ce que cela signifie que d'être en état de jouir de la conscience — et de notre faculté à en douter. Ce qui redouble donc l'image du funambule, à l'équilibre entre le doute et la certitude ; où le pendule oscille, le funambule entre en conflit contre son propre balancier interne afin de paraître homogène. C'est là ce que j'examine ailleurs sous le régime du principe d'ambivalence érotico-métaphysique.

 

Sont possiblement permutables ou discutables les figures du Juif Errant et de Faust, c'est-à-dire les polarisations entre libido sciendi et libido dominandi, c'est-à-dire l'étagement entre l'âge éthique et l'âge religieux, parce que, justement, le fait de dominer sa foi condamne celui qui devient de toute éternité le Juif Errant. 

 

Qui est-il ? C'est un conte médiéval, portier de Ponce Pilate ou bien compagnon refusant de Simon de Cyrène, il s'agit d'un juif qui a refusé d'aider Jésus, ou bien qui, d'une façon ou d'une autre, attend pour la parousie, c'est-à-dire le retour du Christ et le Jugement Dernier et, ce faisant, ne peut mourir avant que n'adviennent ces jours finaux. Il fait partie de ces alternatives qui mythologisent le discours biblique, originalement théologique et devenant scolastique, vers le milieu du Moyen Âge. On sait bien, plusieurs ouvrages en traitent fort bien et fort complètement, j'en parlais déjà dans ma thèse il y a cinq ans, que la scolastique médiévale a permis la naissance de la littérature — notamment par le biais des études en démonologie. Sont apparues des synthèses démoniaques avec des souches fondamentales, la glose de certains versets de l'Ancien Testament qui témoignent d'une superposition de récits simultanés qui, alors qu'un seul finit par s'imposer, intègre la simultanéité intérieure dans un récit explicatif — il en va ainsi de Ève contre Lilith, et du discours extrêmement machiste que la théologie scolastique se permettra de tenir au nom de la première femme d'Adam. Ainsi Lilith, qui était faite exactement selon le même procédé que celui qui devait être son compagnon, tiré de la boue du monde subsumée en chair pure, devint-elle démone et l'on tira d'un côté (ou de la côte) d'Adam une nouvelle épouse — c'est pratique — qui lui serait nécessairement inférieure en tant qu'elle dépend directement de sa chair. Je connais une personne, d'ailleurs, qui fait une thèse sur le sens et la fonction de la réception de ce mythe de la naissance de Ève.

 

L'inversion biologique est admirable puisque les hommes sont enfantés par des femmes et viennent donc au monde depuis la chair d'une femme. Mais, donc, on sait que la réflexion scolastique fut le ventre d'une grande activité de forge d'où procédèrent bien des monstres et bien des mythes. Le Juif Errant veille donc sur le monde depuis l'inaltérée continuité de son vécu et constitue l'éthique d'une visée au monde, rassemblée sous un regard conscient capable de ne pas cligner. On aurait donc ici une activité éthique très forte, déterminée par la visée sotériologique de la christologie : en attendant le retour de la loi morale qu'incarne Jésus-Christ, Dieu-fait-homme et mort en chair, mais voué à retourner parmi les siens, les humains, un être veille, condamné à une vie relativement éternelle. L'âge éthique trouverait là son champion. Mais on entend bien l'idée, plus chrétienne, moins strictement existentialiste, d'un âge religieux mise sous la figure du Juif Errant puisque, bien entendu, il s'agit d'attendre le retour du Christ et de participer à son triomphe dans la capacité de témoigner à ses deux assomptions. L'âge religieux est aussi l'âge de la transmission : on sait qu'il ne s'agit plus de soi seulement et que nous devons croire en notre capacité à survivre dans le fait de transmettre.

 

L'âge religieux est alors l'âge du don de soi, de l'abandon, du lâcher-prise à ce qui doit advenir, et l'âge religieux, dans cet abandon, cède donc à la toute-puissance de la libido dominandi : on y accepte la discipline intérieure de sa propre finitude, en consultant, depuis la trajectoire de tout ce que nous accomplîmes, l'immensité de notre finitude réjouie.

 

Mais on pourrait permuter, écrivais-je, puisque la domination de nos réservoirs esthétiques et de leurs produits à la faveur d'une organisation éthique ferait de Faust le candidat fonctionnel pour la libido dominandi, de même que la domination du savoir et du diable (c'est-à-dire du Maître des savoirs impies) permet de promettre à un âge d'une autre religiosité. 

 

Post-Scriptum

Il faut accepter les tempêtes en nous, même si ces tempêtes, pour reprendre l'image du rivage des Syrtes, ne sont in fine que les masses ironiques qui  nos illusions et de nos inspirations, de nos appétits, de nos enthousiasmes ridiculisés. Cela tombe sous le sens : il ne saurait y avoir de tempête s'il n'y a que trop peu de flot qui s'écoule et l'humidité du monde préfigure à sa possibilité. Le volcan, forge de notre âge esthétique éveille toutes les tempêtes par son panache de cendres — convoque tous les démons dans le souvenir de ses coups de marteau sur la barre, et d'ailleurs il faut voir le déchaînement de la foudre et ses arcs sublimes dans l'épaisseur de son panache d'ombres impénétrables.

 

Post-Post-Scriptum :

Jade m'ayant parlé de la scène de viol dans One Upon A Time in America, après avoir lu ce billet, je sais d'ores et déjà que je n'irai pas plus loin que les premières quatre-vingts-dix minutes de ce film. Je trouvais déjà, dans ce premier tiers, que le traitement de la sexualité des jeunes, encore enfants, était sinon maladroit, franchement criminel — je suppose que la bande originale et la sculpture glacée de la photographie me donnait des motifs pour m'accrocher et passer outre ces lourdeurs malsaines. Maintenant que je sais que ça n'est pas du tout un effet secondaire mais l'une des caractéristiques du film, regarder la suite ne m'intéresse plus. La pédophilie ou le spectacle du consentement bafoué me sont au plus haut point des abjections. 

 

 

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