Petit point libidinal sur la vertu du doute : Je dois admettre que...

Je dois admettre que le mois de septembre s'est montré bien plus clément que ne le furent chacun des deux mois de notre séjour en France, où nous étions supposer venir nous reposer — il me semble bien qu'il s'est agi du pire espace de repos de ma vie d'adulte. Allons donc, il n'est pas trop question de faire des concours en nullité, mais enfin, ces vacances, après six ans à se battre au Canada, n'en furent pas. Elles relancèrent la machine à luttes profondes pour un tour — ce qui fut en définitive très bénéfique sur et pour tout un tas d'aspects de nos existences mais, là non plus, je ne vais pas convertir ces pensées en corne de lamentation. Je préfère l'abondance de mes énergies, la délicatesse de mes pulsations profondes et l'orgueil des flottilles — de la liberté — que l'Espagne, l'Italie et la Grèce viennent escorter en les flanquant de navires de guerre. C'est une autre ritournelle et je suis bien curieux comment cette fameuse armée la plus morale du monde va se comporter face à une autre armée, cette fois. Je digresse sur de l'actualité dont l'horreur manque d'intérêt profond tant elle correspond à la banalité du mal — je digresse pour atermoyer dans les abysses où je me meus, entre les tours de feu et les colonnes de vices encagés, sous le fouet qui, dans ma main, dessine les arabesques de quelque avenir, et laisse frémissante la sensualité sur laquelle je le laisserai tomber à maints reprises. Le mois de septembre, je dois l'admettre, dis-je, s'est montré aimable et doux. Un de mes articles, proposé en avril en réponse à un appel, a été accepté par les Études Digitales et sera donc publié par les éditions Classique-Garnier — Du réel au numérique : où s’arrête le sujet, où commence l’objet ?, Pour une qualification herméneutique de la relation sujet-monde dans un univers hybride. Le terme « hybride » renvoie ici à ce monde qui est le nôtre, où l'informatique et l'IA jouent des rôles déterminants pour nos consciences du monde et, ce faisant, participent du cosmos que nous éprouvons. L'idée déployée serait, notamment, qu'une symbolique d'un monde « avec » ou « sans interface », pour la médiation intersubjective du sujet au monde, se caractérise dans la donation des valences transmédiales. Je conviens que, dis de la sorte, ça fasse un peu tarte à la crème, mais l'article est mieux monté que ce que je ne pourrais en décrire ici en quelques lignes. Je dois de toute façon le reprendre en m'appuyant sur les corrections suggérées ou demandées. À ceci près que je n'ai reçu que les avis et leurs recommandations, et non les corrections. Je verrai bien. Je suis de toute façon, pour le moment, mais sans espérance aucune, sur l'appel n°11 à propos des nouvelles herméneutiques. J'écris que je suis dessus mais ma pensée est toute entière tournée vers d'autres choses qui sonnent comme une respiration, que je prends avant quelque aride traversée — dont je me figure qu'elle advient. Or il est probable que ce dont je parle ci-dessous constitue, à la réflexion, le remplissage de cette respiration et, peut-être même, de sa nécessité.

 

Par ailleurs nous avons enfin reçu la déclaration très officielle de Résidence Permanente du Canada, de sorte que j'ai pu déposer des candidatures dans tout un tas d'établissements secondaire et pré-universitaires de Montréal — je suis trop timoré pour aller sur de l'universitaire mais je vais tenter pour les sessions de recrutement d'automne, c'est-à-dire pour le semestre d'hiver. C'est-à-dire très concrètement dans dix jours. 

 

Je peux sans la moindre difficulté  produire un cours ciblé sur la plupart des auteurs de philosophie du monde occidental — a fortiori en ce qui concerne la phénoménologie, le kantisme, l'idéalisme précoce (jusqu'à Fichte exclu, encore que je pourrais le construire), les néokantiens de Marbourg ou de Baden, le cercle des positivistes de Vienne, l'école de Francfort, la phénoménologie française — bref. Je ne pense de toute façon pas en être là et je dois m'obstiner encore sur des projets d'articles qui, également, me permettent de ramifier ma pensée sur les sous-jacements techniques de ses circonvolutions pratiques. Je m'affine par exemple dans la compréhension de mon obsession pour la phénoménologie génétique et ses liens ontologiques avec la sexualité, le mythe, la religion, la poésie — bref, avec l'existentialité de ce que cela signifie que d'être vivant. J'ai donc plusieurs rendez-vous d'embauche pour le secondaire, et peut-être quelque chose à Stanislas, et j'en saurai plus et mieux dans les jours qui viennent. Le monde est à quelques brasses de notre respiration — je vois les orbes silencieux qui s'enfoncent paisiblement dans toute la lumière qui ruisselle sur mon front, ainsi qu'une espèce de vaste membrane reposante dont la seule contemplation nourrit l'engourdissement satisfait des gens repus. Les vieilles déchirures de mes omoplates amputées s'épaississent de probabilités dont je n'avais jamais pu rêver. 

 

Lorsque l'on se fixe un horizon, une visée formidable tout au loin là-bas, dont nous nous figurons que nous adorerions compter parmi ces splendides êtres qui les arpente, et dont on devine les prodigieuses silhouettes aux amples mouvements de charisme, que l'on soit de Lilith ou d'Adam, ou bien d'ailleurs encore, la proximité de la réalisation fait trembler les bases du monde sur des prophéties que, en définitive, nous avions par moment oubliées. Qui sommes-nous lorsque nous accédons au but, lorsque nous effleurons du bout des doigts ce point magique dans l'effort duquel nous cherchions à nous affirmer comme des devenirs ? Cesse-t-on d'être à nous-même une promesse, si nous accomplissons (fermement mais sans impatience), ce que nous avons visé, et ce pour quoi nous avons consacré tant d'efforts, et avec tant de discipline ? Mais si nous cessons d'être la forme de notre promesse, se dilue-t-on dans la banalité d'un présent qui se retrouve brutalement syphonné de toute substance à nos yeux encore valable ? Je dois admettre qu'atteindre, c'est douter — atteindre, c'est s'effarer. L'une des réactions possibles pourrait consister en une satisfaction primitive (et peut-être naturelle, pour nommer le point d'achoppement contre lequel vient fracasser la méthode husserlienne de l'épochè) — toute théorico-ludique mais mise en pratique dans la gouaille et dans l'épanchement du strict cercle de nos réussites, cercle fermé qui se fait très vite un sinistre cachot pour peu que l'on ait un minimum d'ambition personnelle — et en une sorte de conversion de l'objectif atteint en une pataugeoire de boue confortable qu'il faut régulièrement honorer de nos urines si l'on veut pouvoir en entretenir la souplesse et le moelleux. Me pisser dessus n'est pas mon tempérament — ou alors de façon si ponctuelle que c'est à peine pour me donner le temps de rire de moi-même et jubiler de l'ironie d'être encore capable de faire des blagues.  Je connais des gens qui restent coincés là-dedans ad nauseam.

 

Une autre solution se tournerait vers la fixation d'un nouveau point, d'une nouvelle cible, d'une nouvelle visée et l'on tomberait cette fois dans le rabattage et la course absurdement infinie (enfin, jusqu'à trébucher jusqu'au caveau final, quoi), et on se transforme en chien de chasse, en imbécile dépourvu d'épaisseur. En se précipitant dans cette espèce d'appétit capable d'enjamber toute réussite pour se précipiter dans la seule jubilation de la faim qui doit se renouveler, on tombe dans un autre piège, guère plus glorieux que celui de la satisfaction, c'est le piège du trou dans la poitrine. On refuse en somme d'accepter la possibilité d'être autre chose qu'un devenir et, de la sorte, l'on se condamne paisiblement à l'impossibilité de vivre heureux. 

 

L'existence cesse d'être le prétexte d'un bonheur et devient une perséité de sa propre férocité : on existe parce qu'il faut exister. Je ne sais pas si je ne préfère pas me pisser dessus jusqu'à me dessécher de l'intérieur. La première faute — la satisfaction — convertit toute concupiscence augustinienne à la seule libido sentiendi, et nous désigne en lamentables pantins qui gigotent et remuent de manière pathétique dans la mondanité toute pleine de codes prestigieux d'une recherche de la jouissance, appauvrissant la complexité de l'archistructure ontologique que l'on appelle existence — ou être — et dont dépend toute forme du monde. 

 

Car, en définitive, depuis le doute de ce dont on peut avoir conscience ou non, la première certitude ontologique face à l'effroi que l'on appelle monde, est la formule cartésienne du Cogito ergo sum  — je pense que je suis, et ce n'est pas loin de songer que je pense que je doute, donc je suis puisque, alors, en me disant que je pense, malgré mon doute, c'est donc bien que je suis et puis de la sorte m'auto-affirmer comme être per se capable de faire face à toute chose effrayante et, en dernière instance, écrira Blumenberg, le monde, bottant la formule de Wittgenstein en touche pour lui répondre sur le fond — qui permet le grand démarrage de la conscience, et la seule validité catégorielle dont dépende la raison. Est consciente toute pensée capable de douter d'elle-même, de sa performance comme de sa pertinence et de là s'élabore l'immense tour de Babel de la culture qui s'approprie et fait cascader en variations infinies et infiniment scintillantes de paillettes singulières, dans la multitude des finitudes des existences, la question du Cogito primordial. 

 

L'enjeu n'est même pas de savoir si donc je suis (ergo sum) et donc de fantasmer depuis la causalité et toute loi de causalité (je moque ici l'émerveillement humain pour la raison, en somme, qui n'est guère mieux qu'un narcissisme d'enfant) mais de s'assurer de la fonctionnalité du Cogitatio, c'est-à-dire de cette production même qui est le produit de la pensée. Or c'est là la tâche du risque infini de la deuxième des trois libidos de Saint-Augustin : la libido sciendi qui court après la science et condamne l'existence au désespoir de ne jamais parvenir à s'accomplir dans l'immensité des savoirs à s'approprier. Tâche inhumaine (ou titanesque) qui ne produit qu'une seule conséquence fort fâcheuse, et catastrophique pour le miroir du Cogitatio : réaliser que l'être humain est dérisoire et la conscience n'est jamais qu'une farce. C'est le propos du Comédien dans The Watchmen (le Comics, même si le film est bien aussi, quoique plus elliptique et moins texturé) : toute existence ne saurait être autre chose qu'une vaste farce. Nous nous figurons que nous sommes traversés des drames qui nous font quand nous sommes perclus de la médiocrité de nos narcissismes, bien souvent pathétiques. Nous ne pouvons donc pas, au risque de finir fous, poursuivre une autre visée dès l'instant où nous nous sommes débarrassé de ce que nous avons atteint. Il existe trop de paillettes de divers soi dans les cascades de la Tour de Babel, et ni les lignées de Lilith, ni celles d'Adam ne peuvent embrasser l'ensemble. En nous nous projetant dans un autre devenir, grâce au doute du cogito et l'ivresse du Cogitatio, c'est que nous visons une altérité, celle d'un devenir encore non advenu, qui ne sera jamais ce que nous sommes car nous nous obstinons minutieusement à nous caractériser dans la mobilité de nos devenirs, échappant toujours à la possibilité d'un face-à-face avec soi-même.

 

Ce qui nous importe, en définitive, et c'est que nous nous assumons dans la splendeur de la troisième libido de Saint-Augustin. Qui connaît la théorie augustinienne de la concupiscence pourrait voir venir le machin avec une certaine ironie et se demander où je suis en train d'aller. 

 

Pour Saint-Augustin, la théorie de la concupiscence se déploie en trois libidos (energeia en grec, « énergies ») : sentiendi, la jouissance, sciendi, le savoir, dominandi, la domination. Je suis donc en train de suggérer que le point de réalisation de la poursuite d'une visée existentiale réside dans... la domination ? Oui. De soi et du monde en soi, de la responsabilité que cela donne, sur soi et sur le monde. Je ne parle pas de cette ridicule bouffonnerie que l'on appelle « politique » qui est aujourd'hui d'une bêtise sans nom. L'auto-discipline. Savoir tenir le fil et marcher, comme le funambule de Nietzsche échoue à le faire, funambule aussi décrit comme fou, entre le doute et la certitude, se maintenir dans la dynamique de l'équilibre incessamment réactivable d'une définition d'un soi qui se met en acte quotidiennement dans ses choix, en accord avec ce que nous identifions de notre nature, de sa dynamique et de l'économie de nos besoins. Parvenir à nous maintenir dans le mouvement, non pas ad nauseam, mais ad quo. Nous sommes toujours au point de départ de quelque chose et, depuis cela, nous sommes toujours mis en mobilité grâce à ce que nous appelons la méthode du doute fondamentale — non pas au sens d'un doute radical qui dévore tout comme le néant, l'ombre ou la lumière le peuvent, mais au sens d'un doute qui est une discipline intérieure afin de ne jamais accepter de se figer, afin d'être toujours prêt pour rejeter la calcification et s'abandonner dans la liberté infinie de l'amour pour tout ce que l'on peut avaler de l'inconnu du monde. Il faut donc pratiquer assidument cette troisième énergie augustinienne — on me dira que c'est facile, mais cela passe aussi par se soumettre à ce que l'on choisit. 

  

Bon, j'ouvre un sujet parfaitement nouveau sur mon pupitre — mais j'y reviendrai sans doute, et avant que le troisième anniversaire d'Aurélien ne vienne enchanter un peu plus encore nos jours de sa gaieté carillonnante. 

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