Demain, Aurélien aura trois ans.
Les choses avancent à toute vitesse et contempler ce petit bonhomme agir, s'exprimer et marcher d'une façon qui m'évoque directement les similitudes — mais aussi — et immédiatement — les différences — avec son frère aîné de telle sorte que je sois capable de m'en souvenir, de faire la comparaison et de m'attendrir des deux voies distinctes mais puisant leur modèle affectif et intellectuel dans la communauté de vie que nous forgeons quotidiennement avec Camille, est une bénédiction inouïe dont j'ai pleinement conscience. Aurélien bénéficie de parents plus détendus et plus attentifs à sa liberté que n'a pu en jouir son grand frère et nous tâchons de rattraper le tir pour Mérovée, autant que possible, dans le soin de plaies dont nous sommes partiellement responsables. Sans ces deux petits bonshommes, je serai sur une flottille en direction de Gaza. Il n'y a rien qui pourrait me donner du sens dans mon existence, et ces deux garçons-là me permettent d'en avoir à mes propres yeux. Être docteur en philosophie, écrire des articles, des livres, n'a aucun sens du point de vue de ce dont nous sommes toutes et tous, en qualité d'êtres humains, dépositaires. Un génocide a lieu et sert les intérêts de la guerre des classes, et l'on voit ces deux événements — qui n'en sont qu'un, formel et matériel ou, pour parler en termes politiques, systémique et sociétal — de loin puisque nous avons fui au Canada pour nous libérer partiellement de notre condition d'esclaves des ultra-riches. L'esclavagisme sous couvert de Happy Tree Friends managerial et cocaïnomane a dépassé toute capacité imaginaire du début du premier quinquennat du président actuel. Nous savons bien que nous sommes hautement privilégié·e·s et c'est grâce aux privilèges qui nous caractérisent que nous avons pu faire ce mouvement en direction d'un autre pays, nous dotant bientôt de deux nationalités et offrant à nos enfants — bien plus qu'à nous-mêmes — la faculté de posséder des passeports qui leur permette de circuler, travailler et vivre sur deux continents, grâce aux divers accords diplomatiques en vigueur.
Aurélien a trois ans dans un tour supplémentaire de la Terre sur elle-même et nous allons le célébrer ce soir parce que l'agenda demain est bien trop serré pour que nous puissions lui offrir le temps dont un tel événement a besoin — mais il aura la suite de son gâteau et un ou deux livres de plus, en cadeaux, demain. Je contemple d'ici ce que je contemplais lorsque j'écrivais des Lettres à mon père — il s'agit désormais d'écrire des Lettres à mes fils. Non pas que je sois patriarcal (du moins œuvré-je à l'être bien moins) mais que lors de la période de ces Lettres à mon père, il se trouve je ne parlais plus avec ma mère, et que, c'est une chose qui est telle qu'elle est, mes deux enfants sont des fils — en tout cas pour le moment. Écrirai-je au Nouvel An prochain une Lettre à ma mère ? Non. Parce que cela diluerait la valeur des Lettres à mon père passées, et j'adresserai une Lettre à mes fils. Mais enfin rien ne m'interdit d'écrire aussi à ma mère, quoique sur un autre modèle que celui de ces performances scripturales du Nouvel An que j'ai, pour ainsi l'écrire, gravées dans le marbre des années qui sont passées sur les plaines (cahoteuses, disons-le, hein) de ma jeune existence. Je me dis souvent que mes difficultés quotidiennes ne devraient pas prendre le pas sur l'amour infini que je ressens pour ces deux petits garçons, qui condensent toute ma fierté et absorbent toute ma désespérance face à la médiocrité politique et culturelle de notre temps. S'opposent alors deux dynamiques en Pierre-Adrien : le passage dans leur chambre, lorsqu'ils dorment, calmes et chacun à sa place, faisant probablement des rêves — j'y viens après — ; la lassitude à contempler la pathétique médiocrité du monde et la mainmise des boomerses sur notre avenir, et donc sur leur avenir. Ce qui se passe en France ne me surprend pas et c'est la raison même pour laquelle nous avions décidé de fuir : je n'ai pas le courage de celleux qui restent sur place pour se battre — on le voit bien avec l'énième trahison du Parti Socialiste français qui est vraiment une machine bourgeoise vouée à maintenir l'esclavage ; et puis se battre contre qui ? Pour quoi ? Se lever comme le réclament Damien Saez ou Barbara Pravi, plus récemment, oui, mais pour sauver qui, et de quoi ? J'ai fait des vidéos, des podcasts, des romans, des essais — ça n'intéresse pas. Pour sauver des gens qui désirent, parce qu'ils croient en la bêtise crasse de la propagande néolibérale sur fond de darwinisme social, qui veulent qu'on les écrase, qu'on les pille, qu'on viole l'avenir de leurs enfants et qu'on organise leur asservissement à des intérêts pseudo-supérieurs — la nation, la vérité, la compétitivité, le mérite, et pourquoi pas de nouveau, bientôt, le sang, la noblesse — bref, toute bêtise qui n'est que du marketing pour aménager la pérennité du capitalisme et de l'écrasement des uns par les autres. Je suis un infâme gauchiste et discuter avec les gens qui n'ont aucune culture ni politique, ni philosophique, ni historique, ni même le moindre sens fondamental de ce qu'est l'empathie et le fait d'être humain ne m'intéresse plus. Je ne discute plus. Je m'insularise, avec mes proches et je me consacre à nourrir minutieusement l'éducation d'élite que nous donnons à nos enfants : dans la connaissance, le refus de la colère, l'empathie, l'affection, l'ironie, l'humour, nous tâchons de les doter de ces outils fondamentaux qui leur permettront de croiser dans l'univers comme des forteresses sereines et aimantes, disponibles aux belles rencontres et attentives à toute menace. Je voudrais que mes fils soient toute leur vie heureux comme ils le sont maintenant, sous l'arche de notre amour.
Bien sûr ils auront des reproches à nous faire et je le leur souhaite — ils doivent parvenir à s'émanciper de notre modèle pour se construire comme sujets autonomes et libres. Il faut toujours desceller nos parents si l'on veut participer à la constitution d'un monde qui porte la capacité de permettre à ce qu'advienne nos propres enfants — le monde évolue constamment et c'est la raison pour laquelle les trop vieux pleurnichent toujours que les jeunes ne respectent plus rien et leurs arts sont médiocres. De tels discours ne désignent rien sinon l'obsolescence de gens devenus trop vieux pour continuer de faire partie du monde tel qu'il est, et qui s'efforcent de maintenir le monde tel qu'il était lorsqu'iels étaient enfants. Autrement dit, ces gens-là puisent dans leur nostalgie toute puissance de la morbidité du monde. Confère ce que nous subissons aujourd'hui à cause de quelques vieux fous de plus de soixante-dix ans et les masses de boomers et boomeuses qui, parfois, on transmis le virus du narcissisme à leurs descendances, lesquelles héritent aussi de moyens financiers trop importants pour l'équilibre des nations. Je veux que mes enfants apprennent à respecter autrui avant de penser à leur petit nombril. Nous œuvrons à cela et il faut leur garantir une tranquillité matérielle — ce pour quoi je m'adonne avec férocité au déploiement de mon inscription dans une spécialisation en phénoménologie, avant de revenir, vers février ou mars de l'année prochaine, à des sujets plus proches de ceux qui jalonnèrent ma thèse — le diable, Faust, la sorcellerie, l'éveil de la science moderne, la scolastique, le mythe, l'apocalyptique, le mysticisme, l'érotisme, l'ésotérisme, la poétique, le prophétisme, l'occultisme : les processus de l'ontogénèse dans l'activité des sciences religieuses, avant que celles-ci ne s'épanouissent dans un édifice théologique figé. Car c'était là le fondement de toute mon intuition originaire, et je l'écris alors même que je suis peu affectueux à l'égard de la quête des sources et le fantasme des origines. Il s'y trouve là-dedans une manifestation tenace de ce qui pulse en moi et de ce que je dois explorer si je souhaite progresser plus loin encore dans mon introspection — oui, la recherche est toujours une recherche sur soi, Husserl l'écrivit à la toute fin de sa formidable vie de penseur. Il faut que j'aille encore au bout de bien des pistes de la phénoménologie génétique, à la fois parce qu'il me semble que c'est là-dedans que se joue les fondements au-delà desquels on ne puisse pas encore remonter, et donc, parce qu'il me semble que c'est là que la recherche mène aujourd'hui, et parce que c'est là que se joue probablement le support d'une méthode qui permette de donner accès à l'apparition de ce que nous appelons conscience et qui se matérialise notamment dans les sciences religieuses, creuset des arts et de la transmission des familles, depuis, peut-être, plus de dix-mille ans. La cognition humaine n'a pas changé depuis qu'elle manipule des outils mais, simplement, ses outils représentationnels se sont complexifiés et ont densifier la capacité humaine à l'auto-représentation de sa place dans le cosmos, auquel l'être humain sait appartenir, malgré tout son narcissisme et toute sa nocivité. Nous savons instinctivement que nous sommes des animaux parmi d'autres, il suffit de demander à un enfant de trois ans. Aurélien, bien sûr, est élevé dans une alimentation végétarienne pratiquement végane et, ce qui est très intéressant, il estime déjà qu'il serait curieux de tuer un cochon (qui fait rhaon-rhaon), une poule (qui fait côt-côt) ou une vache (qui fait meeeeuh) pour la manger, parce que ce sont nos amis. On ne mange pas nos amis. Il faut transmettre ce que nous sommes à autrui et garantir de la sorte la fluidité de la permanence de la détermination, posée en actes et en discours, de ce que cela signifie pour soi que d'être humain — il faut déposer indéfiniment le contenu du phénomène ontique et accompagner qui nous est proche sur le chemin de la compréhension de cette incarnation phénoménale première, celle qui se passe de toute médiation et qui justifie que seuls nos proches savent les gestes que nous faisons dans notre sommeil, de quelle façon nos visages se modulent au rythme de nos émotions et, ainsi, il faut que l'humanité ne compte plus aucune étrangeté dans le miroitement infini de ses propres variations et de ses propres potentialités.
De telles déclarations sont utopistes sinon même parfaitement niaises.
Et donc ? Que l'on pense au motif de la victoire — l'espoir —, lors de la lutte entre Lucifer et Morpheus, alias l'étoile du matin et l'homme des sables, dans l'épisode cinématographique de la magnifique adaptation — le magnifique se borne à la première saison, absolument sublime, dont l'éclat et la puissance sont le principal et unique carburant esthétique de la seconde saison hautement décevante et médiocre, commerciale et sans grand intérêt philosophique — du Comics Sandman. L'espoir, voici la seule réalité concrète de ce que signifie pour nous que de nous approprier notre faculté à penser l'infini. Nous ne sommes pas morts-nés parce que l'espoir nous habite quasi-instantanément et l'infini compte parmi nos plus vigoureux instincts. Mon fils de tout bientôt trois ans bouillonne de cet infini qui le pousse à vivre et vivre encore sans interroger la possibilité qu'il puisse exister une borne à sa vitalité. Son frère, âgé de cinq ans de plus, commence à faire des cauchemars qui le terrifient et il goûte, déjà, au risque de ne plus se vivre comme un infini — les infinis que sont l'angoisse, la folie, la joie, la destruction, le rêve (qui contient le cauchemar), l'idée de la mort et sa réalisation, le destin et, antagoniste et jumelage du rêve, le désir.
Je suis là, assis sur mon canapé, mon ordinateur sur les genoux, la veille du troisième anniversaire de mon plus jeune fils, j'ai trente-sept ans, je ne sais pas encore si mes trois articles envoyés à des revues de premier ordre sont en voie d'être acceptés ou s'ils seront refusés, je ne peux voir au-delà du mur invisible qui agit sur l'horizon de mon devenir, je ne sais même pas si Crocmoue vivra jusqu'en 2026, je suis incapable de me représenter mon quotidien dans un mois — et j'écris, comme un forcené, pour taper inlassablement mon front trop solide sur l'irrévocabilité du mur du temps qui avance. Beaucoup de choses sont sur le point de changer, si un seul des articles est accepté, ce qui me ferait changer de catégorie professionnelle (que dire si les trois le sont...), par exemple, mais aussi pour les interventions dans le secondaire que je vais quotidiennement faire afin de m'occuper d'enfants que je vais envelopper de mon érudition et de mon affection dans un système pédagogique en errance totale, et, ainsi, je suis incapable de prévoir : les paramètres contiennent trop de variable pour être capable d'anticiper quoi que ce soir.
Nous sommes vingt ans et quelques mois après ma première tentative de suicide et j'ai plus accompli et aimé que tout ce que je pouvais espérer — et plus que tout ce que je n'avais espéré. Ma vie est infiniment plus belle que ne l'étaient la moindre de toutes les potentialités auxquelles je pensais renoncer dans la fougue d'un dégoût profond pour mon espèce et le monde qui était le mien. Mes mois d'hôpitaux psychiatrique et mes indéfinies rencontres avec des médecins psychiatres durant la dizaine d'année qui a suivi, ma seconde tentative de suicide, moins violente mais plus profondément lasse, ne désignaient pas toute l'espérance qui gonflait en moi et pulsait dans la moindre de mes veines. Ma fatigue psychique est là, comme, je crois, à peu près tous les ans au début de l'automne, alors que la lumière décroît et que ma médiocrité s'impose à moi — nous sommes toutes et tous médiocres, certes, mais je m'efforce de m'aligner sur un socle moral minimum et cela implique ma frustration à ne pouvoir faire partie, en qualité d'universitaire médiocre que personne ne remarque (et ça ne me dérange même pas), d'une prochaine tentative d'aller briser le blocus et de pouvoir y mourir dans quelque geôle où les droits fondamentaux des êtres humains ne sont pas respectés, afin de créer une tentative de séisme dans les consciences occidentales. Je lisais qu'il était inutile de proposer d'y mourir et qu'il suffisait de manifester et d'afficher le drapeau à sa fenêtre — je crois qu'une telle déclaration porte en elle toute la déliquescence de l'engagement moral occidental pour la défense des droits du vivant et pour la conscience du devoir des êtres humains ordinaires en ce sens.
On pourrait croire que je me lamente — il n'en est rien. C'est même le contraire : je me réjouis. Je me réjouis de pouvoir rayonner d'une telle empathie et d'avoir les outils intellectuels et la puissance d'érudition pour que ce que j'affirme ne soit pas simplement balayable par le fascisme ambiant et la médiocrité d'extrême-droite — un pigeon qui bat des ailes pour faire tomber les pièces sur un échiquier ne remporte pas la partie d'échecs : il se contente de rendre toute réflexion impossible. Qu'il s'en satisfasse, en définitive, le regarde. Toute personne qui sait jouer aux échecs — et quoique les pigeons en disent, on finit toujours par revenir jouer aux échecs, en soupirant sur la médiocrité des fascistes qui sont passé·e·s avant — sait très bien ce qu'il en est. Le fascisme ne tolère pas l'échec et préfère anéantir l'univers plutôt que d'assumer de s'être totalement trompé — or il n'a jamais fait aucun doute que, dès le départ, il se trompait. Mais c'est plus facile d'être en colère et de pleurnicher, il est plus facile de dire que quelqu'un de méchant nous empêche d'atteindre ce que nous voudrions être plutôt que de nous donner les moyens de réaliser nos rêves — plutôt que d'embrasser les conséquences de ce que cela signifie que de vivre le miracle d'incarner l'espoir dont nous sommes doté·e·s depuis notre plus jeune âge.
Demain, Aurélien a trois ans, et son frère et lui ont élargi mon cœur à la mesure de l'infini qui m'a toujours habité, malgré tout, contre tout, dans la violence et la haine, dans la crainte et l'obstination et, en définitive, surtout dans la pureté de notre lien filial.
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