Lettre à propos de la mort, qui se résoud en définitive dans une Lettre à propos du Vivre.
À et pour Nicolas,
suite à nos conversations sur la terrasse de tes parents, cet été.
C'est ma réponse (trop tardive, peut-être).
Le lettre que j'aurais voulu t'écrire le 9 octobre 2025, pour les trois ans d'Aurélien
qui est aussi une « Lettre à Aurélien », le filleul de Laura.
-
« La vie m'est devenue un amer breuvage que je dois cependant absorber comme des gouttes, lentement, une à une, en comptant. »
« Nul ne revient de chez les morts. Nul n'est venu au monde sans pleurer ; nul ne vous demande quand vous voulez entrer, quand vous voulez sortir. »
« On dit : le temps passe, la vie est un torrent, etc. Je ne m'en aperçois pas : le temps reste immobile, et moi aussi. [...] »
Søren Kierkegaard, Diapsalmata, Œuvres Complètes, Orante, t. III, p. 25.
« Quand tout se remue également, rien ne se remue en apparence, comme en un vaisseau. Quand tous vont vers le débordement, nul ne semble y aller. Celui qui s’arrête fait remarquer l’emportement des autres, comme un point fixe. »
Blaise Pascal, Pensées, Sellier 577, Garnier Classique, p. 442.
« Ô bizarre suite d’événements ! Comment cela m’est-il arrivé ? Pourquoi ces choses et non pas d’autres ? Qui les a fixées sur ma tête ? Forcé de parcourir la route où je suis entré sans le savoir, comme j’en sortirai sans le vouloir, je l’ai jonchée d’autant de fleurs que ma gaieté me l’a permis ; encore je dis ma gaieté, sans savoir si elle est à moi plus que le reste, ni même quel est ce moi dont je m’occupe : un assemblage informe de parties inconnues ; puis un chétif être imbécile, un petit animal folâtre, un jeune homme ardent au plaisir [...] »
Pierre Caron de Beaumarchais, Le Mariage de Figaro, V, III, Folio Classique, p. 231.
Il se trouve que nos deux fils, le tien et le mien, sont nés non loin de la période durant laquelle les civilisations humaines célèbrent leurs morts, selon le calendrier des saisons de l'hémisphère nord. La période pour nous n'est pas compliquée — au contraire, même, les choses vont se simplifiant et nous nous apaisons dans une respiration toujours plus profonde. L'automne de cette année est empreint d'une certaine forme de tranquillité qui est supérieure à toutes celles dont nous avons pu jouir par le passé. Nos deux enfants se portent bien et, tandis que je t'écris, Aurélien s'est endormi après avoir joué avec son frère toute la matinée. Il se trouve que le degré de simplification que nous éprouvons part d'un état de complexification tel que nous avons le sentiment d'une chute vertigineuse dans un trou sans fond — comme on s'endort lorsqu'on est enfant. En vieillissant et pour peu que nous vieillissions en harmonie avec nos choix, nous progressons le long d'un tunnel tranquille. Lorsque nous nous éveillons de tels sommeils peu houleux, nous avons sur le front le sourire de notre propre enfance. Et de fait, évoluant ainsi que dans un trou de verre, ces traversée à la vitesse de la lumière dans n'importe quel film de science-fiction, nous traversons tous les miroirs de la réalité pour aboutir dans la seule que nous puissions expérimenter : la nôtre. Nous entrons là, nous sommes embarqués comme l'écrit Pascal (sous-entendu : dans l'existence) et l'on ne peut absolument rien faire d'autre que d'avancer, de parcourir nos possibilités, et d'assumer ce que nous allons devenir, avant même d'avoir conscience que nous faisons des choix pour notre existence. Ton fils fait des choix mais il ne les comprend pas encore, et Laura et toi faites des choix qui vont, je vous le souhaite, optimiser autant que possible les choix qui s'offrent à lui. Notre trajectoire est une fréquentation des coulisses du monde, d'abord de façon accidentelle, et puis à mesure que nous comprenons où nous sommes, nous fixons de plus en plus fermement la raison pour laquelle nous fréquentons le monde, et ce que nous voulons y faire. Je ne me disperse pas en ornements poétiques, je sais où je t'emmène. J'ai longuement songé à tes questions avant de t'écrire cette lettre.
Allons-nous ressortir dans un monde comme Quantumania, monde de pure fiction mais susceptible de modéliser l'extraordinaire vitalité organisée d'un univers miniature, tout entier dressé derrière et dedans notre monde, comme porté en son sein et riche de délicates promesses infinies ? Les lignes de fuite, philosophique et narrative, des technologies mathématiques n'ont jamais cessé de charmer les esprits aventureux et nous avons porté sur cette possibilité l'attention esthétique de nos dernières révolutions graphiques. Nous en avons conçu l'assise d'une certaine paresse imaginale et ce qui est grand présuppose à l'identique ce qui est petit, de sorte qu'il devient presque évident de considérer que dans l'infiniment petit nous trouverions des sociétés qui répartissent les classes et fonctions comme les nôtres entre le soldat, le marchand et le prêtre. Où, même, à l'instar de nos mondes, le marchand est nécessairement un soldat et le prêtre est aussi, sinon même surtout un savant. Que sommes-nous dans cet antique découpage qui existe dans les classes de métier depuis que l'Humanité est humaine ? À l'échelle de nos existences aussi, nous avons traversé des périodes dont nous pourrions dire qu'elles correspondaient à cette harmonie fractale, par lesquelles l'infiniment grand de nos quotidiens problématiques étaient en fait crénelés d'un infiniment petit tout aussi problématique que nous ne conscientisions pas, ou de façon indistincte. Avons-nous, dans notre enfance puis dans notre jeunesse, jamais cessé d'être soldat, marchant ou prêtre ? Les derniers mois, sur lesquels nous pouvons toujours mieux nous retourner, nous ont permis de purifier notre rapport à notre existence et nous sommes désormais doués d'une plus grande probité face au vertige fractal : je sais ce que je fais, et pourquoi. Si je m'égare, je me tourne vers ce que je sais de moi-même.
Je glisse sur la métaphore comme on glisse sur un toboggan et la formule est à ce point ironique que l'image d'une glissade infinie le long de la ramification fractale d'un rétrécissement à l'infini est en définitive la formule graphique canonique du passage de l'infiniment grand vers l'infiniment petit — ou, à tout le moins, disons, de la chute vers l'infiniment petit, sans avoir besoin de partir de l'infiniment grand. Nous ne pouvons pas nous représenter ce que cela signifierait que de passer de l'infiniment grand à l'infiniment petit : nous avons besoin de nous situer, toujours, comme étape intermédiaire, comme étape de départ ou comme étape d'arrivée. Nous sommes promptes à imaginer où nous portent nos rêveries, mais nous sommes à nous-mêmes nos propres embûches et nous voyons l'univers sans être capable de voir de quelle façon nous y paraissons. Reprenons cette métaphore de l'hélice fractale : nous pouvons aller vers le bas sans crainte et nous figurer, comme dans les dessins animés animaliers de forêt enchantée, dans lesquels elfes et champignons se font la guerre, que ce qui est grand est reproduit à l'identique dans ce qui est petit. Les enfants jouent à reproduire ce qu'ils voient : faire la dinette, rouler en tricycle, jouer aux voitures. Nous nous projetons sans difficulté dans la reproduction miniaturée de ce que nous observons. Nous pouvons aussi, quoiqu'avec parfois moins de souplesse et de libéralité, nous imaginer que nous ne sommes qu'à l'image de structures cosmiques plus vastes qui nous incluent et dans lesquels nous sommes comme l'effarement microbiologique d'une excitation un peu dérisoire sur une bille immense qui comprendrait toute notre galaxie. Nous pouvons en fait partir depuis ce que nous sommes pour exagérer les structures, et nous pouvons partir depuis ce que nous sommes pour réduire les structures. Mais nous nous vivons rarement, ou trop difficilement, comme une simple étape sur le chemin. Les enfants font comme nous mais il leur paraîtrait impensable que nous fassions comme eux — en tout cas pas sans provoquer chez eux de grands éclats de rire merveilleux.
C'est que nous sommes programmés comme individus à ne pas pouvoir nous imaginer comme une simple étape sur un quelconque chemin. Tout est polarisable depuis ce que nous sommes et nos enfants ne nous voient pas comme les parents que nous sommes : ils voient papa et maman et, s'ils prononcent bien leurs prénoms, ils se nomment eux-mêmes. Mais c'est une cellule fermée. Que l'on se forge dans la détestation de soi-même ou dans l'adoration de soi-même, qui sont bien souvent les deux aspects d'un même déséquilibre dans l'alchimie subjective-relative — je suis navré de reprendre mon arsenal phénoménologique, mais il a le mérite d'être prodigieusement efficace —, nous ne pouvons pas être une simple étape. Nous sommes conditionnés par notre instinct de survie pour contenir l'infinité de toute chose en nous. Depuis l'extérieur et pour un adulte, bien sûr, un enfant qui grandit n'est qu'une partie de sa famille, de son environnement affectif, de son rapport aux autres. Il est membre d'un ensemble constitutif d'une unité familiale. Mais pour l'enfant dont la conscience se déploie, il y a soi et les autres, qui s'incarnent avant toute chose dans celles et ceux contre lesquels il peut s'opposer, quotidiennement et sans aucun sens du conflit, par pure démarche d'autodéterminabilité active, et d'identification de soi : ce qui est autre n'est pas moi, ergo, ce qui est moi ne peut pas être autre. Aurélien ou Élio ne pensent le monde qu'en termes de moi et autre. Je constate bien que je ne suis pas mes parents, je constate que mes parents se dissocient en deux entités et, alors, je suis un aussi, comme chacun de mes deux parents est un. Le vertige fractal, avant d'être une trouvaille graphique de la modernité mathématique, est une évidence constitutive des appréhensions du monde par la conscience qui s'autodétermine dans la structure cosmique du monde pour-soi. Mon fils de trois ans comme le tien tâtonnent, comme la bactérie qui se déplace, d'abord avec un seul cil, et va se complexifiant sur l'arbre de l'évolution génétique. Peu à peu ils apprennent, il progressent, il ramifient leurs mondes. Ces mondes, pour peu qu'ils soient peuplés de livres, de rires, les leurs mais aussi ceux des gens sur lesquels ils peuvent projeter la limitation de leurs moi en appui sur leurs expériences des autres, dans la réalisation de ce qu'ils peuvent investir ce qu'est que le concept même d'autrui, pour peu qu'ils puissent cultiver des perspectives et des horizons, dans les récits, les jeux, dans leurs langages en germination et dans les élans que ceux-ci prennent, pour peu que ces enfants-là puissent soutenir leurs propres propensions à l'infini, dissiperont vite l'absurdité totale de ce que pourrait représenter la mort. La mort n'a aucun sens pour eux. Et n'en aura jamais, au regard de l'absoluité de leur infinitude. Ils sont parfaitement invincibles — comme le sont tous les enfants du monde, y compris à Gaza. Dans cette glissade infinie dont je parlais tout à l'heure, qui part nécessairement de lui ou qui termine nécessairement en lui, l'enfant de trois ans ne peut pas faire le moindre lien entre son apparition et une quelconque idée d'achèvement. Il ne sait même pas qu'il apparaît — il ne sait même pas ce que cela signifie qu'être. Il habite totalement et implacablement le sens de ce verbe, mais il n'a aucun recul pour réfléchir aux raisons qui le poussent à habiter ce verbe. Mérovée, huit ans, commence à douter de l'évidence immédiate (c'est-à-dire : sans médiation) de ce verbe, et c'est ce qu'on appelle l'âge de raison, qui commence à sept ans et qui mène à la systématisation du principe de crise de l'habitation de ce verbe, l'adolescence, et la fameuse crise radicale dite de l'adolescence dans laquelle tout enfant pulvérise l'habitat tranquille du verbe être pour se le réapproprier et le reconstituer. Soit dans la négation de ce que fut l'habitat que proposait ses parents, soit dans son ajustement, soit dans toutes les possibilités qui existent.
Le verbe être connaît plusieurs états : passé, présent, futur. Intéressons-nous aux deux états qui concernent nos enfants : présent et futur. Être contient un potentiel, celui d'un devenir (l'une parmi les phrases les plus mal comprises de Nietzsche parle d'ailleurs de cela : Deviens ce que tu es). Pour l'enfant qui est capable de songer à lui-même au futur (ce qui n'arrive pas avant l'âge de raison, puisqu'avant cela, le verbe être ne se décline pas), devenir se projette nécessairement vers les parents ou tout proche qui est un adulte fiable. Dans cette projection, l'intuition de l'enfant qui déploie son imagination au travers de la perspective d'un devenir suit le modèle de l'un de ses parents mais n'admet pas du tout l'idée de la fin de sa déclinaison du verbe être — je parle ici de mon fils de huit ans, mais je parle en fait de tout enfant qui est capable de se projeter dans son propre devenir et, ce faisant, qui s'appuie sur le représentable de son lien à ses parents et aux membres de sa fratrie. Ton filleul, par exemple, s'identifie bien sûr au fait qu'il adore lire des livres, qu'on lui en lise tous les jours, qu'il en lise tous les soirs, que ses deux parents travaillent dans la philosophie et que, depuis qu'il a l'âge d'entendre (je ne parle pas d'écouter mais d'entendre) des conversations d'adulte, il entend parler de philosophie, d'immigration au Canada, des raisons pour lesquelles nous avons quitté la France, et cela constitue la matrice fondamentale et inconsciente de l'infini de son imaginaire. Mérovée est une capteur, une balise dans l'océan de nos existences, mais Mérovée est pour lui-même l'alpha et l'omega de l'océan. Ce n'est pas parce que je suis un point sur la courbe de mon devenir, le point de ma capacité à être, que cela signifie que je me borne à subir les conditions du point : aussitôt apparu, aussitôt disparu. Mérovée n'a encore aucune idée qu'il est apparu, ou alors cette idée est infiniment vague et confuse. Comment pourrait-il songer à la possibilité de disparaître ?
Car sommes-nous, toi et moi, autre chose qu'un point : aussitôt apparu, aussitôt disparu ?
En qualité d'enfant, et je le vois parfaitement avec Aurélien, je l'ai vu avec Mérovée — je le vois toujours avec Mérovée —, l'une des illustrations de ce devenir s'incarne dans le champ des possibles des parents qui sont devant. Comme si la déclinaison du verbe être pouvait s'être illustrée dans la trajectoire des parents. La ponctualité de l'existence d'un enfant est portée dans l'immensité de l'infinie comme par une catapulte, pour laquelle les trajectoires de parents sont une ouverture de l'infini des possibles, une source d'inspiration, et possiblement le support d'un lien affectif. Dans nos quotidiens, nous sommes ce dont nos enfants pourront s'instruire pour leurs rêves d'infini. Nous sommes leur échelle fractale de l'infiniment grand car un monde d'adulte, pour un enfant, est encore plus exotique que n'importe quel Nouveau Monde sans génocide (l'idée d'un génocide est d'ailleurs impensable pour un enfant), plus riche que n'importe quel roman (et un roman n'a jamais de fin pour un enfant), plus fourmillant de tout que n'importe lequel de leurs énoncés. Parce que nos trajectoires d'adultes sont leur premiers supports de fantasmagories et ces fantasmagories, c'est leur première définition de ce que nous, nous appelons l'existence. La vie dans sa toute-puissance, invincible, inéluctable, la vie dans son jaillissement pur et contre lequel rien ni personne ne peut rien, c'est avant tout pour nos enfants ce que nous incarnons.
Un enfant — tout enfant, et je rejoins Baldwin, lorsqu'il écrit que tout enfant est toujours et avant tout mon enfant et doit donc être vécu, enveloppé et aimé spontanément et sans limite avec cette empathie et cette proximité affective totale que l'on doit à ces fontaines de vitalité — est une porte ouverte sur l'infini de la pureté et la beauté du monde. Un enfant, c'est l'occasion pour nous, adultes, de nous rappeler les chemins par lesquels nous sommes passés, que ces chemins aient été, en négatif ou en positif, inspirés ou non par les trajectoires de nos propres parents. Notre premier instinct imaginaire est peut-être l'analogie, et son corollaire, la contradiction. Il faut toujours se souvenir que les enfants, comme nous le sommes nous-mêmes, sont pris dans les aller-retours incessants de cette grille fractale qui accélère à mesure que le temps passe, entre l'infiniment grand et l'infiniment petit, devenant l'infiniment autre et l'infiniment soi. Je le vois par exemple très nettement avec Mérovée : sa capacité d'auto-identification à nos trajectoires est très importante pour la direction qui pourra donner à sa vie. C'est d'ailleurs très délicat de vouloir le doter de la plus grande liberté possible, de ne pas chercher à l'influencer par nos propres mondes, alors même que c'est au contact de nos mondes qu'il se sent le mieux. À mesure que grandit un enfant, il est simultanément capable d'accélérer et de ralentir la consultation de ce vertige fractal sur lequel nos enfants ne cessent pas d'aller et venir. Nous n'en prenons conscience que lorsqu'ils sont enfin capables de le verbaliser, mais ils ont commencé à le faire bien avant d'avoir été en capacité de nous en parler. Ils ne sont pas capables d'aller toucher la butée — et bien des adultes ne le peuvent avant longtemps. La butée de la finitude dans sa forme la plus monstrueuse qui est aussi la forme de notre humanité : la mort.
Nos enfants ne rebondissent pas contre cette butée, sur ce que nous concevons parfois une fois adultes, mais pas tous, comme le bout de l'expérience humaine. Ils n'ont pas besoin de convevoir qu'il y a un bout à ce qu'ils sont pour revenir à l'infiniment eux. Ils imaginent un accroissement littéralement infini de ce qu'ils sont en devenir et le temps n'a donc pas de fin. Ils ont du point la conception du jaillissement, ce comme quoi nous avons longtemps pensé le Big-Bang : un jaillissement infini. C'est graphiquement et conceptuellement un point, mais tout procède de l'événement de ce point et tout est possible grâce à ce point, aussitôt apparu, aussitôt apparu — sans qu'il soit ne serait-ce que possible d'envisager autre chose que le fait d'habiter cette apparition sans la moindre distance à ce qu'elle permet de faire. Ni Élio ni Aurélien ne se tiennent à distance de leur apparaître d'enfant. Ils ne se demandent pas comment serait le monde sans eux : ils sont le monde. Et nous en sommes fous de joie. Ils ne font pas un voyage en accéléré, comme sur des rails, pour partir de ce qu'ils sont et imaginer jusqu'à ce que nous sommes ou jusqu'à ce que nos parents sont, ou, dans mon cas par exemple, ont pu être. Ils ne dépassent guère que ce que nous verbalisons nous-mêmes. Ils ne font pas le voyage des possibles jusqu'à l'arrêt des possibles : ils sont cognitivement incapables de penser que l'univers a un bout. La butée, dont je parle, c'est simplement l'étape au-delà de laquelle c'est devenu trop immense et trop compliqué pour eux de continuer à imaginer, parce qu'ils ne se souviennent plus de ce qu'ils imaginaient juste avant ou parce que c'est trop plein d'une trop grande quantité de possibilités pour qu'ils puissent continuer le processus, alors leur vitalité embraye sur autre chose. D'ailleurs même les adultes doivent être habités par une oppression (qui est bien trop souvent une obsession) de la mort pour avoir la capacité cognitive qui permet d'imaginer que l'univers puisse avoir un bout. Nous sombrons vite dans une espèce de ping-pong de jeux vidéos archaïque, dans lequel la balle ne peut pas ralentir, où l'infiniment grand et l'infiniment petit se renvoient sans fin dos à dos, empêchant toute représentation calme de la contenance de l'univers.
La plupart des adultes se distinguent généralement en deux catégories : celles et ceux qui ne conçoivent pas la mort et celles et ceux qui conçoivent la mort. À moins qu'un amour immense ne lient deux adultes de catégories différentes, la communication entre eux est totalement impossible. Ce n'est pas qu'ils parlent deux langues différentes mais qu'ils vivent dans deux montes absolument distincts et qu'aucune connexion n'existe entre ces mondes. Lire les voyages homériques dans le Tartare, dans la littérature grecque en général et lire les séjours auprès des morts dans les vieux mythes assyriens, babyloniens ou africains permet de saisir la profondeur et la simplicité du rapport humain à la mort — ce qui permet de comprendre comme la mort est à la fois essentielle et dérisoire pour l'humanité.
Nos enfants ne vont pas jusqu'à de telles considérations et, philosophiquement, ils sont incapables de penser que quoi que ce soit puisse répondre (c'est-à-dire faire pong face au ping) à l'immensité de l'infini. Déjà que nos trajectoires d'adultes-parents sont synonymes d'éternité et d'infinis, pour nos enfants, alors l'univers, qui est une entité qui non seulement contient un des deux parents mais qui, en plus, contient les deux parents, et même, en plus de cela, leurs parents, leurs propres trajectoires d'enfants... Comment cette entité-ci pourrait avoir un bout ? Aussitôt apparu, aussitôt dépendant d'une arborescence, ce point que nous sommes s'inscrit dans une immensité qui nous contient. Et puis, il faudrait admettre qu'un enfant se représente ce qu'est l'univers (qui se déploie à mesure que le langage coïncide avec l'existence du monde).
Il faut nous demander ce que nous sommes, nous, qui avons été enfants et qui resterons à jamais, pour notre propre conscience de ce vertige fractal, le point de départ et le point final de l'univers. Nous n'échappons pas à la règle : nous sommes les enfants que nous avons été. Il faut nous pencher sur ce que nous ressentons à l'épreuve de ce vertige, alors que nous ne sommes plus simplement dans l'abondance de cette fontaine de vitalité que nous avons été, et pourquoi nous avons cessé de l'être — il nous faut, je crois, sans quoi nous nous laissons dévorer par la noirceur du vertige opposé, incapables de nous protéger contre la morbidité que nous contenons aussi, et qui nous contient tout autant, examiner ce qui nous a, peu à peu, fait perdre l'infinité de ce jaillissement de vitalité, d'espérance, d'appétit, de rires dans lequel nous avons pu naître. Si nous pensons l'avoir perdu, il faut commencer par nous réconcilier avec : nous ne l'avons jamais perdu. Nous sommes, tout au plus, épuisé. Pour l'adulte qui accumule des expériences de la morbidité du monde, il devient évident que vivre n'est plus du tout une évidence aussi joviale et réjouissante. Comment se ressourcer ? Comment reprendre appui sur la fontaine de vitalité en nous ? Je crois que c'était là ta question, cet été. Alors que nous étions adolescents, tu as bien vu que j'avais, à plusieurs reprises, perdu le sens de cette vitalité, et j'ai tenté plusieurs fois de ne plus vivre mais le questionnement avait pu te paraître anachronique à l'époque, puisque nous étions, entre nos seize et dix-sept ans, certes dans l'étape critique de l'adolescence, mais explosant de vie et d'espérances.
Il faut donc nous demander, par exemple dans la contemplation d'un enfant de trois ans qui construit son monde autour de nous, monde dans lequel nous sommes son infini, ce que nous avons perdu et déterminer quel événement nous l'a fait perdre. La question du rapport à la mort — il n'est jamais question que de notre rapport à la mort — est une des plus primordiales parmi les questions de l'humanité. Nous pouvons regarder dans la littérature existante, dans les récits de voyages aux enfers, chez les morts, comme je l'évoquais, dans la philosophie, avec des auteurs spécifiques comme ceux dont j'ai mis quelques fragments en début de cette lettre, mais aussi — et peut-être surtout — dans la littérature de fiction romanesque, contemporaine ou non, mais nous pouvons aussi regarder en nous-même. J'entends ici, par exemple : écrire, tenir le journal de nos aller-retours dans l'hélice psychédélique de notre faculté à descendre et à monter sur le kaléidoscope de nos possibilités existentiales. Lire et écrire sur ce que l'on lit. Penser à voix haute dans notre propre pensée, gribouiller des choses qui ne sont pas nécessairement suivies entre elles mais qui suivent la croissance des enfants que nous avons été dans le regard que nous portons sur les enfants que sont les nôtres — accepter l'humilité de nous maintenir en connexion avec cette sagesse infinie dont nos enfants débordent par le jaillissement de cette vitalité dont ne serons plus jamais les porteurs comme ils le sont. Cette sagesse qui est infinie parce qu'elle n'a aucune distance à elle-même. Nous sommes ce navire qui ne voit pas qu'il se déplace car tout se déplace autour de lui, et c'est le monde qui tourne autour de notre front et qui, presque brutalement, se voit et ressent un malaise immense à ne comprendre les raisons de son dédoublement entre objet vu et objet voyant. Sommes-nous encore seulement sujet ? Nous ne savons pas où nous aurions pu jeter l'ancre.
Je crois que nos enfants sont leur propre promesse et doivent être accompagnés comme les êtres autonomes qu'ils sont. Nous n'envisagions pas, lorsque nous étions nous-mêmes enfants, de n'être pas l'origine et la finalité de cette hélice fractale sur laquelle nous sommes l'immensité dense des évidences de ce point dans l'univers. Nous n'étions pas le prétexte de nos parents et eux-mêmes vivaient leurs existences en ne nous instituant pas plus de responsabilité que celle d'être l'un des éléments (fondamentaux et essentiels, sine qua non, même, mon expérience de parent en témoigne) dans toute la mosaïque des éléments qui constituait leurs existences respectives. Nous n'étions dans l'univers de nos parents qu'un événement parmi d'autres. Je n'ai jamais envisagé, enfant, de n'être pas absolument le point de signification le plus important de l'univers. Ce n'est pas avoir été trop narcissique que d'avoir songé à cela enfant : je me faisais tabasser avec méthode et raffinement tous les jours, on me dérobait ma trousse, on m'humiliait de toutes les façons auxquelles peuvent penser une bande d'enfants qui ont pourtant peu d'imagination, mais aussi de façon plus rigoureuse, au travers des implications sentimentales et affectives qui peuvent se nouer à cette époque, tous les jours, de mes sept à mes dix-sept ans. Ainsi maltraité physiquement et humilié moralement, après une journée à avoir passé tous les temps scolaires de pause à me donner une contenance en marchant d'un point A vers un point B dans la cours du Collège Varsovie de Carcassonne, les deux points s'inversant instantanément une fois qu'ils étaient atteints, me faisant refaire le chemin dans l'autre sens pour donner l'impression que j'étais occupé et, ainsi, limiter la facilité pour autrui à entamer le harcèlement qui finissait toujours par me cibler (le sacrosaint terme catégoriel en vigueur était « bouffon » ou, parfois « pigeon » et c'était « la honte » que d'appartenir à l'une ou l'autre de ces catégories de parias), ainsi écrasé dans toute signification à laquelle je pouvais espérer appartenir, je rentrais chez moi parfaitement conscient d'être néanmoins l'alpha et l'omega de mon propre univers. Un enfant est doté d'une vitalité absolument infinie, brutale, inaltérable. Enfants du monde, nous sommes invincibles.
Mes frères et sœurs ne m'attendaient pas particulièrement, à la maison, chacun vivant son existence en tout égocentrisme, comme il se doit, mon père étant plutôt absent ou occupé, ma mère, souvent présente mais souvent préoccupée, je ne retrouvais pas, le soir venu, une place qui exagérait mon importance et qui m'encourageait à me répandre avec exagération dans la satisfaction d'un ego puéril et compensatoire. Au contraire. Je n'avais aucun espace de respiration. Je ne l'écris pas pour me plaindre, je souligne simplement que ma vitalité ne s'en trouvait pas altérée d'un seul iota. Je repartais le lendemain matin pour une nouvelle journée, lever à six heures pour départ à sept heures et, souvent, au Collège où je me vivais ce harcèlement physique et moral jusqu'à dix-sept ou dix-huit heures — car il se poursuivait dans l'autobus qui nous ramenait de Carcassonne jusqu'au village de Villegailhenc. C'est ça, mon enfance. A-t-elle été malheureuse ? Elle aurait sans doute pu l'être moins. A-t-elle subi un défaut d'infini ? Certainement pas. Mon imagination se libérait et me déployait dans des champs magnétiques insaisissables, car je ne pouvais rien faire d'autre que d'agir en accord avec ma programmation d'enfant : déborder de vitalité dans toute chose. Ce n'est pas que je survivais mais que je vivais et que mon aptitude à vivre débordait prodigieusement toute limitation que je vivais. J'ai, bien entendu, très vite été confronté à la morbidité de mon existence, sous forme métaphorique d'abord et puis, comme tu le sais, sous forme concrète et directe par la suite.
À dix-sept ans, j'ai fait ma première tentative de suicide, très vite doublée d'une seconde en cherchant à m'échapper de ma chambre d’hôpital par la fenêtre, espérant me tuer dans la chute mais trop inconscient pour vraiment me mettre en danger. Les médicaments amollissent les tissus. D'une chute à l'autre, je suis après cela très vite tombé dans l'alcoolisme et la dépendance à une drogue dure mais légalement administrée, le Valium, que je surdosais pour accompagner mes hallucinations poétiques. Je jouais avec les limites physiques de mon corps, dans le plaisir comme dans le déplaisir afin de saturer l'expérience de ce que cela signifiait que d'être vivant. À vingt-trois ans, j'ai fait ma dernière tentative de suicide. Ce que j'exprime ici : c'est que j'ai longuement interrogé la présence de la morbidité dans ma vitalité. Je me suis documenté en direct et à la source de ma vitalité — dans le sexe, la drogue et la poésie. Je sais aujourd'hui que mon propre décès n'aurait aucune importance pour moi, et je prends ainsi parti dans la grande discussion lancée (ou relancée) par Heidegger lorsqu'il affirme que pour un individu sa propre mort est toujours le plus grand événement possible à l'horizon de l'existence. C'est à mon sens une erreur. Je crois qu'il faut se donner trop d'importance pour imaginer que notre propre mort puisse avoir la moindre signification pour soi-même. Notre mort est simplement le bout de l'univers pour-nous, cette fameuse butée qu'un enfant n'a pas les capacités cognitives, ou programmatives, pour être capable de le concevoir. Ce n'est pas qu'ils ne l'imaginent pas mais qu'ils ne voient pas à quoi pourrait ressembler le fait de l'imaginer. C'est un trou dans la carte, totalement insaisissable pour eux. Ils peuvent saisir la description de l'idée, mais ça n'a pas de sens — je suis tenu ici de ne pas m'avancer sur ce dont peuvent témoigner les enfants qui vivent un génocide de l'intérieur. J'ignore si leur vitalité a été mise en échec par l'incommensurable monstruosité barbare de leurs bourreaux. Mais ces enfants-là vivent dans un temple dédié à la Mort, ils vivent dans un abattoir puisque leurs bourreaux décrètent qu'ils ne sont pas humains. Ils sont pourtant des enfants, mes enfants.
Tous les autres individus qui vivent, pensent, rêvent, rient autour de nous, tous ces gens continuent de vivre et notre mort est un événement plus ou moins important dans le flux (vivant) de leurs existences. La mort est toujours dépassable parce que nous sommes humainement programmés pour y survivre. Vois mon père, auquel je pense beaucoup et qui me manque : cela ne m'entrave pas dans ma faculté à passer des temps de rire et de jeux avec mes enfants. Je me dis bien sûr que j'aurais voulu regarder mon grand garçon jouer avec mon père et le faire rire, et que j'aurais voulu les regarder rire ensemble, les boucles cuivrées des cheveux de mon fils se perdant contre l'épaule de mon père alors que celui-ci le prend dans ses bras. Mon père ne connaîtra jamais Aurélien. Mon père ne goûtera jamais à l'innocence infini d'Aurélien, et mon père ne lira jamais l'écriture manuscrite de Mérovée. C'est fini. Mon père ne reviendra pas du royaume de la mort ou des morts, le royaume où vivent les morts, pour venir prendre mes enfants dans ses bras. C'est une injustice insoutenable. Je suis vivant et je survis au décès de mon père afin de pouvoir me représenter cette scène qui m'aurait ému mais qui n'appartiendra jamais à mon vécu, et qui ne sera jamais quelque chose ayant nourri la fontaine de vitalité de mes enfants. La traversée de cette épreuve émotionnelle, dans le fait de l'imaginer pour te le raconter, n'est imaginable qu'en transposant à soi-même le détail de l'atrocité, inaltérable de cet état de fait : mon père ne prendra jamais plus l'un de mes fils dans ses bras et les deux ne peuvent pas rire ensemble. Je suis l'intermédiaire nécessaire à tout cela. Et ni Mérovée, qui a pourtant rapidement connu son grand-père paternel, ni Aurélien n'auront jamais d'expérience directe du rire de mon père. C'est une évidence. Cette évidence ne fait pas triompher la morbidité de l'univers en éventrant sa vitalité — cette évidence désigne l'une des limites de l'univers, tel qu'il est pour moi, et pour mes enfants. Cet été, mes enfants ont été pris dans ses bras par ma mère, elle leur a souri, elle a ri avec eux, et les petits bolides de vitalité débordante qu'ils sont ont aspergé ma mère de toute leur innocence et de toute l'immensité de l'affection sans condition dont ils sont emplis. Parce qu'avant toute chose, la définition de l'univers, c'est l'inimaginable infinité de nos vitalités conjuguées. Et il suffit de deux pour que les possibilités soient vertigineuses.
Je pense qu'il y a beaucoup d'espoir en cela si l'on réalise que notre vie est un événement majeur dans notre propre existence et, partant, dans cette d'autrui. Grâce à cela, on comprend que l'on peut faire de notre vie l'un des événements majeurs de l'existence des gens que l'on aime et qui nous aiment, qu'il s'agisse de nos enfants, de nos amis, de nos amies, de nos parents, des membres de notre fratrie. Nous sommes un point dans la myriade des univers possibles : aussitôt apparu, aussitôt absolu. Laissons le soin aux autres qui sont extérieur au soi dont ne nous pourrons jamais nous défaire de savoir ce que nous serons et comme nous le serons quand nous aurons sombré dans l'étape d'un aussitôt disparus. Je crois sincèrement que la meilleure façon de ne pas craindre la mort, c'est de vivre.
Très affectueusement tien,
Pierre-Adrien.
Commentaires
Enregistrer un commentaire