Jade, mon père, ou : La question du deuil, sous Teva-Lorazepam.

En théorie, nous voudrions toujours demander plus de temps à l'instance qui décrète que « c'est la fin », du moins lorsqu'il s'agit de la présence d'autrui auprès de soi. Qu'il s'agisse de quelqu'un qui meurt et dont l'indisponibilité soudaine nous est parfaitement insupportable, ou bien qu'il s'agisse d'un chagrin d'amour. Dans le second cas nous avons néanmoins la sagesse (ou la folie, parfois) de ne pas produire une absoluité de l'extériorité de la décision. Par exemple, je suis enclin à accepter les raisons que l'on m'oppose et qui justifient la rupture. Je suis en capacité raisonnable de les comprendre, quoique je puisse être en désaccord avec elles, ou, du moins, je puis ne pas comprendre certaines d'entre elles et, les trouvant injustes ou partiellement malhonnêtes, il n'en demeure pas moins qu'il m'appartient de respecter la décision de qui choisit de me quitter parce que, en définitive, je ne participe pas de son épanouissement et j'ai même tendance à nuire à son bonheur. Il paraîtrait étonnant de prétendre que je sache mieux que la personne qui décide de me quitter de la justesse de sa décision, pour elle. Je n'ai aucune idée de ce qu'elle a pu vivre et je serais égoïste de penser que comme la relation m'est nécessaire, elle, l'autre personne, doit comprendre qu'il faut me donner plus de temps. Il ne me viendrait pas à l'idée de prendre la mort en face pour exiger qu'elle m'accorde plus de temps en présence de l'être aimé dont bientôt je ne pourrai plus jamais contempler le visage, la nuque, les yeux ou la bouche de l'être aimé qui, avant, m'était reconnaissant quand je lui demande de m'en offrir la contemplation. Mais je ne pourrais pas ne pas être enclin à accepter la mort.
 
 
S'éloignant, 
Le passeur ne se retourne pas
Je vois les plis voluptueux dans l'eau lisse,
Derrière lui,
Charon jadis seigneur et 
Je sens bien comme est profond le fleuve de nos nuits passées,
De mon âme à son âme, de son âme à mon âme
 
Je n'y vois pas clair, moi, ni sous toute cette pluie 
Ni sous une autre, et 
Tout ce vent, crachin confus d'obsessions et d'ivresses, 
Je n'ai pas fui mais je me suis absenté 
Mais pourtant dans le bateau que je ne peux suivre
La vie des flammes s'épaissit ; 
Le long du fleuve, je suis laissé, 
Du haut des cimes, je me penche,
Seul. 
 
Je pourrais me dire que c'est le destin, que ce n'est pas ma faute, que je suis pur et comme tout cela n'est jamais que le résultat de l'inflexibilité de mon étant-là. Mais il n'en est rien. C'est une affaire de circonstances, de besoins qui cessent de croire en l'auto-mystification qui les intriquait en faveur d'une adéquation qui ne fut jamais — cela me laissa tant de fois pensif. Il faudrait adhérer à cette version de l'univers pour laquelle de vagues écharpes d'énergies cosmiques flottent paresseuses dans le cosmos et permettent en y puisant  que des relations vivent en dépendant d'un en soi transcendant qui s'imposerait aux actes que posent et aux décisions que prennent les individus. Nous nous lions aux autres grâce à ce que nous leur faisons, offrons, disons et cela ne tient que parce que les autres aiment ce dont nous témoignons auprès de ces autres personnes. À quoi la fatigue s'ajoute : Jade a aimé que je la pousse et attende toujours plus d'elle, mais elle avait besoin de moments de repos et je ne l'ai pas vu, ou j'ai considéré que je savais mieux qu'elle ce qu'elle pouvait endurer. Et puis, Jade est bravache et préfère passer pour plus courageuse qu'elle n'est plutôt que de prendre le risque de passer pour plus paresseuse qu'elle n'est. Qui me quitte le fait pour d'excellentes raisons et ce qui me frappe toujours le plus, et ici en particulier (ça n'arrive presque jamais puisque je ne participe que très très rarement à de nouvelles relations), c'est qu'il ait fallu que cette personne attende autant de temps et me subisse autant de fois dans autant de situations différentes avant qu'elle ne puisse réaliser que je ne suis pas ce dont elle a besoin, et qu'il convient de me quitter calmement, retirant un à un les hiéras de notre relation. Je le vois tomber comme des pétales fanés se détachent de ce qui paraissait sublime et supérieur à autrui.
 
Passé la stupeur et le vide, je ne vais pas invectiver qui me quitte pour lui dire que c'est une erreur et que cette personne doit me laisser plus de temps. Comme si plus de temps devait atténuer la douleur ! Au contraire. Il est préférable de consommer la rupture de manière nette et raisonnable, quand il n'y a pas de confusion et quand l'émotivité ne s'en mêle pas, parmi d'autres fluides fatigants — l'habitude, le rituel, la dévotion mutuelle, le fait de savoir que quelqu'un pense à moi quand j'ai trop de chagrin pour réussir à penser à moi-même, etc. Toute chose qui participe d'un faisceau de mauvaises raisons et qui justifient que l'on n'accepte pas ce qui est, comme le second exemple que je vais prendre, inéluctable : la nécessité du deuil. Il faut traverser ce qui est mort si l'on veut prétendre célébrer ce qui est en vie. C'est un pacte.
 
Quand il s'agit du décès d'un proche, nous avons tendance à vouloir nous adresser à l'hypostase suprême, la plus difficile de toutes à déloger de nos réflexes humains, nous qui sommes finis et qui ne savons pas comment confronter ce que nous avons en nous d'infini. La mort devient une sorte de métaphore immense et mobile, un temple, un être, un monde, un plan, quelque chose qui nous permette de déplacer la trivialité de cette manifestation qui nous échappe par définition. On s'adresse possiblement à la personne décédée, par exemple, « tu es parti trop tôt ! », parfois même suivi d'un « reviens, au moins cinq minutes ! » et encore de « il me restait tant de choses à te dire... » Où notre incapacité à dire s'avorte elle-même dans le pathétique de notre impuissance devant les bornes de nos lois organiques. Nous sommes, comme lors d'une rupture amoureuse, en situation de ne pas pouvoir faire autrement que de passer au travers. Je dois l'accepter, comme je dois accepter que mon père est maintenant mort depuis bientôt cinq ans. Un jour doublement anniversaire.
 
Il n'y a pas de force extérieure, ni dans un cas ni dans l'autre : je ne suis pas quitté au nom d'un fatum mais en conséquence de mon agir et de mes énoncés ; je ne suis pas orphelin parce que le destin l'a voulu mais parce que la somme des fonctions organiques et cognitives de mon père n'ont pas été en mesure de faire face à l'épreuve qui s'est présentée à lui dans la confluence de plusieurs pathologies, avec un point de crise spécifique qui fit tomber l'ensemble. Dans le meilleur des cas, celui de la rupture amoureuse, je participe des responsabilités. Je ne peux pas demander à  « la mort » de me rendre mon père, je ne peux aller dans quelque souterrain pour tenter d'avoir une dernière conversation, ni aller sur le bord d'un lac où je le trouverais assis sans avoir le droit de le regarder. Jade non plus. Il n'y a pas un endroit que je puisse rejoindre pour que notre lien existe encore. C'est le même monde que ne peuplent que mes morts. Ce sont des choses qui participent de la traversée, et je refuse de me déresponsabiliser ou de croire en des fictions qui me permettraient d'espérer que mon père revienne, ou que Jade change d'avis. Les paroles peuvent être belles, parfois, mais la seule réalité que nous pouvons confronter rayonne des actes que nous posons. J'irai honorer l'idée des cendres de mon père, en 2026 ; mais ce ne sera pas le 30 janvier. Aucun lieu symbolique, aucune sacralité, ne peut me permettre de pleurer la mort de ma relation à Jade qui compta pourtant avec une intensité stupéfiante et me rappelle pourquoi je ne prenais plus le risque de m'attacher à quiconque.
 
Je retournerai en France, cet été, et je ferai un passage par Marseille, Carcassonne, Paris et enfin Saint-Malo. Mon père me manque terriblement et je ne peux rien faire contre ça. Les choses se précisent, encore sans certitude, sur un prochain accord éditorial pour une version modifiée de ma thèse, je m’attelle à l'HDR qui me demande un temps et une dévotion pratiquement sans précédent, une dévotion qui me soutenait, je croyais, sans condition  ma thèse était une sorte de version pour enfant, à côté, en termes de puissance intellectuelle déductive déployée, et de technicité philosophique convoquée. Il y avait tant de choses dont j'aurais voulu leur parler, devoir leur expliquer, leur sourire en les laissant écouter mon cœur, l'oreille sur ma poitrine et mes bras refermés autour d'eux.
 
Il est fort possible que je pleure, alors, depuis cet endroit d'où ma fratrie a dispersé sans moi les cendres de mon père il y a quelques années. Il est fort possible que j'y meurs un peu, alors, comme on se défait tout doucement de tous les abandons que nous devons assumer en nous-même. 
 
Comme je pleure tous les jours, ces temps-ci. Novembre nous a donné sa première neige, je peux donc écrire depuis la maison. 
 
 

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